Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/La Perche blanche et les Écrevisses

LA PERCHE BLANCHE ET LES ÉCREVISSES.


Les eaux débordées, par suite des premières pluies du printemps, ne sont pas plutôt rentrées dans leur lit, et la température s’est à peine radoucie, qu’on voit nos bois épanouir leurs boutons et leurs fleurs. C’est le moment où la Perche blanche qui, durant l’hiver, a vécu dans l’Océan, commence à remonter les rivières pour chercher les retraites bien connues auxquelles, la saison dernière, elle a confié son frai. Son impétueux élan triomphe de la violence du Mississipi, dont le courant troublé ne peut cependant lui convenir. Elle a hâte d’entrer dans l’un des innombrables affluents qui, pacifiques et limpides, portent au fleuve majestueux le tribut de leurs ondes. Parmi ces derniers, l’Ohio est un de ceux dont la pureté semble surtout lui plaire ; et c’est par troupes et en se jouant, que nos légers poissons s’avancent, le long des rives, jusqu’à ses principales sources. Sur les bancs caillouteux ou couverts de gravier, ils poursuivent leur proie ; tantôt saisissant la moule rampante, et tantôt, avec la rapidité de la flèche, tombant sur un vairon. D’autres fois, à la pointe d’un roc qui penche, ou simplement à côté d’une pierre, ils surprennent quelque écrevisse. Surtout pas d’aliments impurs ! la grondeuse n’y touche jamais ; c’est pourquoi, lecteur, gardez-vous d’en choisir de tels pour l’amorcer ; autrement vous en seriez pour votre peine, et vous auriez le désagrément de ne pas goûter de ce poisson délicieux. Si donc vous n’avez pas l’habitude d’une pareille pêche, regardez ces gens qui sont là, devant vous sur le rivage, ils pourront vous donner une leçon.

Aucun souffle ne ride la surface des eaux, le ciel est clair, et le courant s’en va doucement, sans faire peut-être plus d’un mille à l’heure ; le silence règne autour de vous. Voyez : chaque pêcheur porte un panier ou une calebasse contenant plusieurs écrevisses vivantes ; et chaque ligne, grosse comme une plume de corneille, est à peine longue d’un stade. À l’un des bouts, deux hameçons à perche sont attachés, de manière à ne pouvoir se mêler ensemble ; quelques pouces au-dessous du point où se trouve le dernier, un poids d’environ un quart de livre et percé d’un trou dans sa longueur, passe sur la corde et se fixe, par un nœud, à son extrémité. L’autre bout de la ligne tient sur le bord, où vous observez que le tout est soigneusement enroulé au pied du pêcheur. Maintenant, à chaque hameçon, on enfile une écrevisse qu’on perce, pour cela, en dessous de la queue, en enfonçant la pointe du fer jusque dans la tête du pauvre animal, dont les pattes peuvent ainsi s’agiter en toute liberté. Alors, le pêcheur saisit sa ligne environ un mètre au-dessus des hameçons, la fait tournoyer plusieurs fois en l’air, et la lance, à toute volée, en travers de la rivière. Aussitôt qu’elle a touché le fond, mollement entraînée par le courant, elle flotte d’abord de côté et d’autre, et finit par prendre le fil de l’eau… Mais déjà je m’aperçois que le poisson a mordu ; le pêcheur, pour le mieux piquer, donne une brusque secousse, et lentement ramène la ligne à soi. Perche infortunée, que te sert de plonger et de te débattre si péniblement ? Ils n’auront aucune pitié de toi, et l’on va te jeter sur le sable pour t’y laisser longuement sentir le frisson de la mort. Ah ! j’en vois deux à cette ligne, là-bas, et des belles, s’il vous plaît ; cependant, d’ordinaire, il ne s’en prend qu’une à la fois, et encore, nombre d’amorces sont enlevées par d’autres habitants des eaux plus rusés. Quels magnifiques poissons ! comme leurs écailles brillent en dessous d’un vif éclat d’argent, quelles riches couleurs en dessus, et quel œil superbe ! En deux ou trois heures, chaque pêcheur en a tout ce qu’il peut désirer ; il enroule sa ligne, accroche une demi-douzaine de ces perches de chaque côté de la selle, enfourche son cheval, et reprend joyeusement le chemin de la maison.

C’est de cette manière qu’on prend la Perche blanche, le long des rives sablonneuses de l’Ohio, depuis son embouchure jusqu’à sa source. Dans beaucoup de lieux, notamment au-dessus de Louisville, les pêcheurs préfèrent se servir de la ligne dormante. Dans ce cas, on amorce plus souvent avec des moules qu’avec des écrevisses, peut-être simplement parce que ces dernières sont plus rares que vers le bas de la rivière. On prend aussi un grand nombre de Perches à la seine, surtout quand les eaux viennent à croître pour quelques jours ; mais on ne pêche guère à la gaule, parce que ces poissons se tiennent généralement au long des bancs de sable, près des endroits profonds. Comme tous les autres individus de son genre, la Perche blanche recherche, pour déposer son frai, les lits de fin gravier que recouvrent cinq à six pieds d’eau. Ces lits sont ronds avec un rebord formé du sable qu’elle tire du milieu, en le creusant de deux ou trois pouces. D’habitude elle reste quelques jours à veiller sur son trésor, sans le garder toutefois avec cette tendre sollicitude que nous avons admirée chez le petit poisson soleil ; au contraire, elle s’en éloigne à la moindre apparence de danger. Souvent j’ai pris plaisir à laisser flotter mon canot au-dessus de ces espèces de couches, quand l’eau était assez claire pour me permettre de voir et le poisson et le nid où reposent les œufs ; mais dès que le soleil brillait, l’ombre même du bateau le faisait fuir. Je suis porté à croire, sans en être cependant certain, qu’il rentre, pour la plupart du temps, dans l’Océan, vers le commencement de novembre.

La longueur de ce poisson, qu’on appelle dans l’Ohio la Perche blanche, et dans l’État de New-York, la grondeuse, est communément de quinze à vingt pouces. J’en ai vu cependant de beaucoup plus fortes. Le poids varie depuis une jusqu’à quatre et même six livres. Six semaines après leur arrivée dans les eaux douces, elles sont dans leur vraie saison : la chair en est alors blanche, ferme et excellente ; mais durant les chaleurs de l’été, elles deviennent maigres et sont rarement bonnes à manger. Quelquefois, cependant, dans les derniers jours de septembre, j’en ai goûté dont la chair me paraissait de même qualité qu’au printemps. L’une des habitudes les plus remarquables de cette Perche est celle qui lui a valu son nom de grondeuse. Quand elle se balance dans l’eau, près du fond d’une barque, elle fait entendre une sorte de murmure sourd qui ressemble assez à un grognement. Dès qu’on fait le moindre bruit dans le bateau, en frappant au fond ou sur le bord, il cesse à l’instant même, pour recommencer quand tout est redevenu tranquille ; mais on ne l’entend d’ordinaire que quand le temps est calme et beau.

La Perche blanche ne mord à l’appât qu’avec de grandes précautions ; et très souvent elle l’enlève sans se prendre. Aussi faut-il beaucoup d’adresse pour la piquer ; et si vous la manquez la première fois qu’elle touche à l’hameçon, il est probable qu’elle n’y reviendra plus. J’ai vu à l’œuvre des mains novices qui, dans tout le cours d’une matinée, ne réussissaient qu’à en attraper une ou deux, en perdant peut-être vingt écrevisses. — Maintenant que je vous ai mis au courant de quelques-unes des particularités qu’offre l’histoire de la Perche blanche, laissez-moi vous dire un mot de ses amorces favorites.

On ne peut certes pas prétendre que l’Écrevisse soit un poisson, bien que ce soit par ce nom que d’ordinaire on la désigne ; et comme chacun connaît sa forme et sa nature, je vous tiens quitte, à cet égard, de plus amples explications ; mais du moins on peut dire que c’est un beau crustacé qui, par son importance, doit, de même que tous ceux de sa famille, être considéré comme de premier ordre. Quant à moi, les Écrevisses d’eau douce ou d’eau salée, dépouillées de leur carapace, m’ont toujours paru figurer merveilleusement dans un potage. Bouillies ou rôties, je ne les estime pas moins ; et vous-même, lecteur, qu’en pensez-vous ? Celles dont je parle plus spécialement abondent dans toutes les parties de l’Union ; on les trouve nageant, rampant au fond des eaux ou sur le rivage, et travaillant à creuser leur trou bourbeux. Si je ne me trompe nous en avons deux espèces, dont l’une se plaît bien plus que l’autre dans les ruisseaux caillouteux, et est de beaucoup la meilleure, quoique l’autre ne soit pas, tant s’en faut, à dédaigner. Toutes les deux nagent en donnant de forts coups de queue qui les poussent, à reculons, à une distance considérable. Je n’ai qu’un reproche à adresser à ces animaux, c’est d’être absolument de petits vautours aquatiques, ou, si vous l’aimez mieux, des crustacés à mœurs de vautour. Ils font ventre de tout, frais ou non, du moins lorsqu’ils n’ont pu se procurer autre chose ; aussi peut-on en prendre autant qu’on veut, simplement en attachant à une corde un morceau de viande qu’on laisse un moment dans l’eau ; ensuite on n’a qu’à le retirer avec une certaine précaution, et en le soulevant avec un filet, on est certain d’amener en même temps plusieurs Écrevisses sur le rivage ; mais ce procédé, d’ailleurs excellent, n’est bon que pour celles qui vivent dans les eaux courantes. La forme de ces dernières est délicate, leur couleur olivâtre, et leurs mouvements sont très actifs. Les autres, plus lourdes, d’un brun grisâtre, paraissent moins alertes dans l’eau que sur terre, quoique étant bien de véritables amphibies. Les premières se cachent sous les rochers, les pierres ou les plantes aquatiques ; les autres se font un trou dans le sol humide, en rejetant à côté les matériaux, comme lorsqu’un homme creuse un puits.

Ces trous sont plus ou moins profonds, suivant la nature du terrain ; cela dépend également de la sécheresse croissante du sol, augmentée par la chaleur de l’été, et enfin de la composition des diverses couches. Par exemple, dans les endroits où l’Écrevisse peut atteindre l’eau au bout de quelques pouces, elle reste là, pendant le jour, sans pousser plus avant, et se met en route, quand vient la nuit, pour chercher sa nourriture. Toutefois, lorsqu’elle se trouve à sec, elle recommence à piocher ; et c’est ainsi que, tandis qu’un trou n’a quelquefois que cinq ou six pouces de profondeur, un autre peut avoir deux, trois pieds et même plus. Dans le premier cas, on la déloge facilement ; mais lorsque le trou est profond, il faut se servir d’une ficelle à laquelle on attache un morceau de viande ; l’Écrevisse mord avidement à l’appât, alors on la tire petit à petit, et on s’en empare sans plus de cérémonie. L’Ibis blanc s’y prend d’une autre façon : ayant remarqué ces petits tas de boue, qu’elle établit en forme de rempart autour de son trou, il s’en approche doucement, puis commence à démolir la construction par le haut, et en rejette les fragments dans la cavité où se tient l’animal. Cela fait, il se retire à l’écart, et attend patiemment le résultat. L’Écrevisse, incommodée par le poids de la terre, veut immédiatement réparer le dégât, et monte, aussi vite qu’elle peut, à l’entrée de sa retraite ; mais, à l’instant où elle paraît, l’Ibis est là qui l’arrête d’un coup de bec. Jugez maintenant quelle est la méthode la plus ingénieuse de celle de l’homme ou de celle de l’oiseau.

Cette espèce est abondante au bord des lacs stagnants et des étangs de nos districts méridionaux. J’en ai même vu prendre dans les rues des faubourgs, à la Nouvelle-Orléans, après de grandes pluies. Elles causent d’énormes dommages en perforant les chaussées et les écluses, et sont souvent maudites par les meuniers, les planteurs, et même par les inspecteurs des digues qu’on élève au long du Mississipi. Mais, après tout, ce sont de curieux petits animaux, créés, sans aucun doute, dans un but utile, et, tels qu’ils sont, très dignes assurément d’être connus.