Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/La Grue au cri retentissant

LA GRUE AU CRI RETENTISSANT,

OU GRUE BLANCHE D’AMÉRIQUE.


Les teintes variées du feuillage annoncent que les derniers jours d’octobre sont arrivés ; le ciel se charge de sombres nuées, les vents du nord soufflent par rafales, et comme heureux d’échapper enfin aux régions glacées qui leur ont donné naissance, ils se jouent avec un redoutable mugissement parmi les arbres et dans les clairières de la forêt, et chassent devant eux des ondées de givre et de neige qui, par intervalles, couvrent la terre. Le laboureur soigneux rassemble ses troupeaux pour les mettre à l’abri ; le voyageur accepte de grand cœur l’hospitalité de l’habitant des bois ; il s’assied à son foyer qui pétille, et prend plaisir à contempler les divers travaux de ses hôtes diligents. C’est le moment où le bûcheron se prépare à son long voyage, où le trappeur cherche les retraites de l’industrieux castor, et où l’Indien à peau rouge fait ses dispositions pour les chasses de l’hiver. Déjà, vers le sud, les oies et les canards sont arrivés sur les étangs ; de temps à autre, on aperçoit un ou deux cygnes poursuivant leur migration au sein des airs ; et tandis que l’observateur de la nature se tient l’esprit attentif aux apparences et aux changements de la saison, de là-haut parvient à son oreille le cri des Grues qui passent rapides, sans que son œil puisse encore les voir. Mais soudain l’atmosphère s’est éclaircie et la troupe errante apparaît. Graduellement elles descendent, mettent en ordre leurs longues lignes, et se disposent à toucher terre. Le cou tendu, leurs grandes jambes osseuses en arrière, elles s’avancent, portées par leurs ailes blanches comme la neige, et que termine une pointe d’un noir lustré. Les voilà qui planent au-dessus de l’immense savane ; elles tournoyent, s’approchent lentement du sol, puis, les ailes à moitié fermées et allongeant les pieds, elles s’abattent, ayant soin de faire quelques pas en courant, pour amortir la violence du choc.

Maintenant elles se secouent bruyamment et rajustent leur plumage. Fiers de la beauté de leurs formes, plus fiers encore de leur vol si puissant, voyez-les, ces majestueux oiseaux, fouler les herbes flétries et marcher à pas comptés, de l’air imposant d’un chef superbe. Ils portent haut la tête, leurs yeux brillent de plaisir : c’est que le grand voyage est fini ; c’est qu’ils sont de retour au pays bien connu que si souvent ils ont visité, et où ils vont, sans perdre de temps, se préparer pour passer l’hiver.

Ces Grues arrivent dans les États de l’Ouest vers le milieu d’octobre ou le commencement de novembre, par troupes de vingt à trente individus, et quelquefois en nombre double ou triple, les jeunes se tenant à part, mais suivis de près par leurs parents. Elles se répandent depuis l’Illinois, en franchissant le Kentucky et tous les États intermédiaires, jusqu’aux Carolines, aux Florides, à la Louisiane et même aux frontières du Mexique. C’est dans ces diverses contrées qu’elles doivent séjourner pendant l’hiver, attendant, pour repartir, d’ordinaire le milieu d’avril, ou les premiers jours de mai. On les trouve au bord des vastes étangs où abondent de hautes herbes, sur les champs et les savanes, tantôt au milieu des bois ou dans les marécages d’une grande étendue. L’intérieur des terres et le voisinage des rives de la mer leur conviennent également bien, aussi longtemps, du moins, que la température s’y maintient assez élevée ; mais dans les États du centre, on en voit rarement ; et à l’est, on ne les connaît pas. En effet, toutes leurs migrations s’accomplissent par le milieu des terres, et c’est ainsi qu’elles quittent et regagnent leurs retraites du nord où, dit-on, elles nichent et passent l’été. Pendant qu’elles émigrent, elles semblent voyager de nuit comme de jour, car très souvent je les ai vues le jour et entendues la nuit, tandis qu’elles se rendaient à leur destination. Que le temps soit calme, ou la tempête déchaînée, peu leur importe ; la force de leurs ailes leur permet de se jouer des caprices du vent. J’en ai vu qui précipitaient leur vol au milieu de l’ouragan le plus furieux, et se dirigeaient tantôt haut tantôt bas, avec une dextérité surprenante. Parfois, les membres d’une même troupe se forment en triangle aigu ; ou bien ils volent en longue file, puis se mêlent confusément ou s’alignent sur un front étendu ; mais quel que soit l’ordre qu’ils gardent en avançant, chaque oiseau fait entendre tour à tour sa note sonore, qu’il répète de la même manière en cas d’alarme. Tant qu’ils restent avec nous, c’est également toujours par troupes qu’on les rencontre.

Maintenant, lecteur, permettez-moi de me reporter à mon journal, d’où j’extrairai, relativement à ce remarquable oiseau, certains détails que, je l’espère, vous ne jugerez pas sans intérêt.

Louisville, État de Kentucky, mars 1810. — J’ai eu le plaisir de conduire Alex. Wilson à quelques étangs éloignés de plusieurs milles de la ville, et là, je lui ai montré nombre d’oiseaux de cette espèce dont jusqu’ici il n’avait encore vu que des échantillons empaillés. Je lui ai dit que les sujets blancs étaient des adultes, et les gris des jeunes. Wilson, dans l’article qu’il consacre à cette Grue, ne manque pas de faire allusion à ce fait ; seulement, ici, comme en d’autres circonstances, il oublie de dire au lecteur d’où lui est venue l’information.

Hendersorn, 11 novembre 1810. — La Grue est arrivée, vers le 28 du mois dernier, au long étang, où j’en ai vu deux troupes de jeunes ; il y en a aussi une d’adultes sur le petit étang. Les unes et les autres se sont mises immédiatement à fouiller dans la boue, les eaux de pluie commençant à peine à couvrir ces bas-fonds qui, dans l’été, sont tout à fait à sec. Elles travaillent résolûment de leur bec, et parviennent à déterrer les racines des grands lis d’eau, qui souvent s’enfoncent à une profondeur de deux ou trois pieds. Plusieurs Grues sont ensemble dans le même trou, bêchant après les racines et autres substances qu’elles finissent par découvrir, et qu’elles mangent avidement. Tandis qu’elles travaillent, on a chance de les approcher ; en effet, comme elles baissent la tête, elles ne peuvent vous voir ; et en attendant qu’elles la relèvent de temps en temps, pour examiner ce qui se passe aux environs, vous pouvez vous avancer à portée de fusil. Je remarquai que pendant qu’elles étaient à l’ouvrage, elles gardaient le plus parfait silence. Je me tenais caché derrière un gros cyprès, à une trentaine de pas d’une de ces troupes ainsi occupée ; chaque oiseau était enfoncé, comme je l’ai dit, dans les grands trous qu’ils avaient creusés ; et, de cette distance, ils me faisaient l’effet d’une bande d’ours ou de cochons dans les lieux où ils aiment à se vautrer ; je pouvais même distinguer la couleur de leurs yeux, qui sont bruns chez les jeunes, et jaunes chez les adultes. Après les avoir observées à loisir, je sifflai ; et aussitôt toutes relevèrent la tête pour voir de quoi il s’agissait. L’occasion était trop belle, je ne pus résister à la tentation ; d’autant moins que plusieurs de ces oiseaux avaient leurs cous si rapprochés, que j’étais sûr d’en tuer plus d’un. En conséquence, au moment même où leurs derniers cris d’alarme retentissaient, et où je les voyais prêts à se remettre à l’ouvrage, je tirai. Deux seulement, à ma grande surprise, s’envolèrent en descendant l’étang, et se dirigèrent vers moi ; de mon second coup, je les abattis. En allant au trou, j’en trouvai sept. Celles qui étaient dans les autres trous, plus au loin, s’enlevèrent en criant, et ne reparurent pas de l’après-midi. Il ne leur avait fallu qu’une semaine pour retourner la terre et labourer profondément toutes les parties sèches des étangs. Dès que les creux sont remplis par les grandes pluies, les Grues les abandonnent et se retirent en d’autres lieux.

Natchez, novembre 1821. — Les Grues fréquentent maintenant les champs de blé, de pois et de pommes de terre, en même temps que les plantations de coton. Elles se nourrissent de la graine des pois et déracinent les pommes de terre, dont elles paraissent très friandes. Dans les endroits humides, elles attrapent des insectes aquatiques, des crapauds, des grenouilles ; mais je ne leur ai jamais vu prendre de poissons.

Bayou-Sara, 12 avril 1822. — Toutes les Grues ont quitté les champs, pour gagner les marais et les lacs de l’intérieur. J’en ai vu quelques-unes prendre de jeunes grenouilles mugissantes, des lézards et des serpents d’eau, et jusqu’à de jeunes alligators. L’une d’elles a même attaqué une tortue qui, cependant, est parvenue à s’échapper. L’Ibis des bois ne va pas avec ces oiseaux, qui le chassent et le poursuivent dans l’eau jusqu’au ventre.

16 avril. — J’ai vu neuf de ces Grues, adultes et dans toute la beauté de leur plumage ; elles étaient autour d’un tronc d’arbre couché par terre, à environ 20 mètres de l’eau, et fort occupées à détruire une bande de jeunes alligators qui, probablement, avaient cherché à se sauver en se cachant sous la souche. J’ai tiré dessus, mais sans beaucoup d’effet, car elles se sont toutes envolées ; cependant je crois en avoir blessé deux. Auprès de la souche, j’ai trouvé plusieurs jeunes alligators de 7 à 8 pouces de long, et dont le crâne était brisé d’un seul coup de bec ; ceci me donne à penser que ces oiseaux font un grand massacre d’animaux avant d’en manger aucun, comme nous avons vu que c’était la coutume de l’Ibis des bois. Cette après-midi, j’ai vu quatre jeunes Grues qui labouraient la terre, en cherchant des écrevisses. L’une a pris un papillon qui voltigeait près d’elle et l’a de suite avalé.

Du reste, ces oiseaux ne cherchent leur nourriture que pendant le jour, et de temps à autre, ils mangent aussi des taupes, des mulots, et parfois même à ce que je pense, des serpents d’assez grande taille. J’en ai ouvert un qui avait dans l’estomac un serpent jarretière de plus de quinze pouces de long.

Ils sont extrêmement farouches, et parfois, il ne faut rien moins que toute la ruse d’un chasseur indien pour mettre en défaut leur surveillance, surtout quand il s’agit de vieux oiseaux. Doués d’une vue très perçante, ils ont l’ouïe d’une merveilleuse finesse : cherchez à vous approcher d’eux, même à la distance d’un quart de mille ; qu’une petite branche craque sous vos pieds, ou simplement armez votre fusil ; aussitôt ils vous voient, ils vous entendent ; à l’instant toute la troupe lève la tête, et le signal du départ est donné. Fermez derrière vous la barrière d’un champ ; de ce moment, vous êtes découvert, et vous ne ferez plus un seul mouvement qui ne soit épié. Une fois qu’ils ont reçu l’éveil, vous aurez beau tenter de les joindre en rampant parmi les grandes herbes, c’est inutile ; à moins que vous ne vous couchiez à plat pour les attendre, sans bouger ni souffler mot, ou que vous ne vous teniez tapi sous quelque arbre touffu, un tas de broussailles ou derrière une grosse souche, vous ferez aussi bien de rester chez vous. En général, ils vous voient longtemps avant que vous les ayez aperçus vous-même, et tant qu’ils croient que vous ne les avez pas remarqués, ils demeurent silencieux ; mais, si par mégarde ou autrement, vous leur donnez à connaître que vous les savez là, sur-le-champ leur cri d’alarme vous avertit que vous ne devez plus compter sur rien ; pour moi, j’aimerais autant essayer de prendre un daim à la course, que de tuer une Grue qui est ainsi sur ses gardes. Quelquefois, aux approches du printemps, lorsqu’elles se disposent à retourner aux lieux où elles doivent nicher, le cri d’une seule suffit pour effaroucher et faire fuir toutes les autres à un mille à la ronde. Dans ce cas, elles se réunissent en une grande troupe, s’enlèvent graduellement en décrivant une spirale, montent à une hauteur immense et partent en droite ligne.

Lorsqu’on a blessé un de ces oiseaux, il ne faut s’en approcher qu’avec précaution, car leur bec peut faire de cruelles blessures. Je le sais par expérience, et donne avis à tout chasseur de ne pas oublier derrière soi son fusil, quand il veut poursuivre quelqu’une de ces Grues qu’il a frappée. Une après-midi, pendant l’hiver, descendant le Mississipi pour aller à Natchez, j’en aperçus plusieurs posées sur un large banc de sable. Aussitôt, prenant ma carabine et des munitions, je sautai, du bateau plat, dans un canot, en recommandant à mes hommes de ne pas me perdre de vue, à cause de la rapidité du courant que le banc de sable, en cet endroit, resserrait et rendait dangereux. Je saisis donc la pagaie, et tout en me dirigeant vers le rivage, je remarquai qu’en m’y prenant bien, je pourrais m’approcher des Grues, sous le couvert d’un gros arbre échoué près du bord. Bientôt je débarquai, amarrai mon canot, et me mis à ramper de mon mieux, en poussant mon arme devant moi. Arrivé au tronc d’arbre, je levai tout doucement la tête, et de derrière une branche qui me cachait, je vis les Grues qui n’étaient pas à plus de cent mètres. J’ajustai très bien, du moins je le crus, car l’extrême désir que j’avais de faire valoir, devant les bateliers, l’excellence de mon coup d’œil, le rendait peut-être moins sûr qu’à l’ordinaire, et je tirai. Les Grues épouvantées s’envolèrent toutes, moins une qui fit quelques sauts en l’air, mais retomba de suite, et se mit à courir çà et là, en traînant une aile. Quand je fus debout, elle m’aperçut, j’imagine, pour la première fois, car elle commença à pousser de grands cris et à se sauver avec la rapidité d’une autruche. Moi, laissant là ma carabine déchargée, je n’eus rien de plus pressé que de partir à ses trousses, et sans doute elle m’eût échappé, s’il ne se fût rencontré par hasard une pile de bois, près de laquelle elle se retrancha et m’attendit. Quand je voulus m’en approcher, haletante et épuisée comme elle était, elle se redressa de toute sa hauteur sur ses longues jambes, étendit le cou, hérissa ses plumes qui frémirent, et marcha sur moi le bec ouvert, les yeux étincelants de colère. Je ne puis vous dire si ce fut, chez moi, l’effet d’un abattement inusité, ou d’une extrême fatigue ; mais toujours est-il que je ne me sentis nullement d’humeur de me mesurer avec mon adversaire, et que je ne songeai qu’à battre en retraite, sans cependant le quitter des yeux. Plus je reculais, plus la Grue avançait ; tant et si bien, que je lui tournai enfin les talons, et commençai à jouer des jambes, en fuyant plus vite que je n’étais venu. La Grue me poursuivait toujours, et je fus bien heureux d’atteindre la rivière où je me jetai jusqu’au cou, en appelant les hommes du bateau qui vinrent, en toute hâte, à mon secours. Le maudit oiseau ne cessait cependant de me lancer des regards furieux ; entré lui-même dans l’eau jusqu’au ventre, et seulement à quelques pas de moi, il m’adressait de là de grands coups de bec, et ne quitta la place que quand il vit approcher les rameurs. Vous vous imaginez sans peine combien ma triste position dut leur donner à rire. Néanmoins la bataille fut bientôt terminée ; un ou deux coups d’aviron sur la tête me débarrassèrent de mon antagoniste à plumes, et sans autre encombre, nous pûmes l’emporter à bord.

Durant mon séjour aux Florides, je ne vis qu’un petit nombre de ces oiseaux vivants ; mais on m’en montra beaucoup que des Espagnols et des Indiens avaient tués pour leur chair et leurs belles plumes dont on fait des éventails et des chasse-mouches. L’hiver, il n’en reste aucun dans ces contrées ; et Will. Bartram, qui dit le contraire, doit avoir confondu cette espèce avec l’Ibis des bois.

Les jeunes sont beaucoup plus nombreux que les adultes, et c’est cette particularité qui probablement a fait croire à certains naturalistes que les premiers constituaient une espèce distincte à laquelle ils ont donné le nom de Grue du Canada.

Suivant les circonstances, ces oiseaux passent la nuit tout simplement par terre, ou se perchent sur de grands arbres. Dans ce dernier cas, ils quittent les lieux où ils cherchaient leur nourriture, environ une heure avant le coucher du soleil, et se retirent en silence dans l’intérieur des forêts où ils choisissent les arbres les plus élevés pour se poser, d’ordinaire à six ou sept, sur la même branche. D’abord, ils emploient une demi-heure à s’arranger les plumes, et pendant ce temps restent tout droits ; ensuite, ils s’accroupissent sur la branche, à la manière du dindon sauvage, et quand ils sont dans cette posture, on en tue quelquefois au clair de lune. Ceux qui se retirent dans les plantations, au voisinage des grands marais couverts de hautes herbes, de queues de chat[1] et autres plantes, s’établissent pour la nuit, sur quelque monticule où ils se tiennent sur une seule jambe, ayant l’autre ramenée sous le corps, et la tête cachée par les plumes de l’épaule. Au matin, lorsqu’ils se renvolent, plus ou moins tôt, selon le temps, ils crient comme d’habitude, mais d’une voix sourde et beaucoup moins forte. S’il fait froid, et que le ciel soit clair, ils repartent de très bonne heure ; mais quand il fait chaud et qu’il pleut, ils n’abandonnent leur retraite que tard dans la matinée. Au soir, leurs mouvements sont déterminés par les mêmes circonstances. Pour s’enlever de terre, ils font quelques pas en courant, volent bas, pendant trente ou quarante mètres ; puis montent, en décrivant des cercles qu’ils mêlent et confondent de toutes les manières, comme c’est l’habitude pour les vautours, les ibis et d’autres oiseaux. Si on les surprend, et qu’on tire dessus, ils poussent alors des cris perçants que je ne puis comparer au son d’aucun instrument que je connaisse. Je les ai entendus d’une distance de trois milles, au commencement du printemps, lorsque les mâles font la cour aux femelles, ou qu’ils se battent entre eux. C’est une sorte de kewrr, kewrr, kewrooh ; et, si étranges et si rauques qu’ils paraissent, mon oreille les a toujours écoutés avec plaisir.

En décembre 1833, j’envoyai mon fils à Spring-Island, sur la côte de Géorgie, où ces Grues ont l’habitude de séjourner chaque hiver. M. Hammond, le propriétaire de l’île, le reçut avec cette bienveillante cordialité qui distingue les planteurs du Sud. Les Grues abondaient ; on en trouvait sur tous les champs de pommes de terre, qu’elles fouillaient avec non moins d’adresse que les nègres eux-mêmes ; on les voyait explorer avec soin chaque sillon, le sonder de leurs pieds et de leur bec, à la manière des bécasses et bécassines, et quand elles avaient frappé sur quelque tubercule, en écarter la terre, l’arracher, et enfin le manger par petits morceaux. C’est ainsi qu’elles s’en allaient, sur la surface entière du champ, glanant toutes les pommes de terre qui avaient échappé aux cueilleurs. Cependant, elles étaient si farouches, que mon fils, malgré les plus grandes précautions, et bien qu’il eût la main prompte et le coup d’œil bon, ne put jamais en tuer qu’une jeune. Je la reconnus pour être de l’année, à sa couleur d’un brun rougeâtre, aux longues plumes qui commençaient à paraître sur le croupion, et enfin à ce que la tête était encore couverte d’une sorte de poils entre lesquels se voyait la peau ridée si remarquable chez les vieux oiseaux de cette espèce. Ce jeune sujet, du reste, fut soigneusement étudié et décrit, et la peau est maintenant au musée britannique à Londres. La chair en était tendre, juteuse et excellente. J’en dirai autant de toutes celles de cet âge dont j’ai goûté, et qui sont réellement un mets délicat, aussi longtemps, du moins, qu’elles portent leur livrée brune, et alors même que les taches blanches commencent à se montrer. Mais la chair des vieilles devient noire, coriace, et tout à fait impropre pour la table, n’en déplaise aux Indiens séminoles qui leur font la chasse.

En captivité, cette Grue s’apprivoise très bien, et se nourrit volontiers de grain et autres substances végétales. M. Magwood, de la Caroline du sud, en garda une quelque temps, à laquelle il ne donnait que du maïs. Par accident, elle se blessa au pied en marchant sur une écaille d’huître ; et malgré tous les soins qu’on lui prodigua, elle périt, après avoir langui deux ou trois semaines. Moi-même, j’en ai eu chez moi une vivante, et voici ce que j’ai pu observer de ses mœurs :

Elle était presque entièrement venue, quand elle me fut donnée, et son plumage passait du brun grisâtre au blanc. C’était un présent du capitaine Clarck commandant du sloop de guerre l’Érié. Blessée à l’aile, sur la côte de la Floride, on lui avait amputé le membre fracturé, et bientôt elle guérit. Pendant un voyage de trois mois, elle s’apprivoisa parfaitement, et par sa gentillesse et sa familiarité, devint la favorite de l’équipage. — Je la plaçai dans ma cour, en compagnie d’une belle oie de neige[2] ; c’était à Boston. Elle se montrait si douce, que je pouvais la caresser avec la main. Son grand plaisir était de chercher des vers et des chenilles dans une pile de bois qui se trouvait là, et dont elle sondait chaque trou avec autant de soin et de dextérité que le pic à bec d’ivoire. Parfois aussi, avec la patience d’un chat, elle guettait les mouvements de quelques souris qui avaient établi leur domicile aux environs. Du premier coup elle les tuait, les avalait d’un seul morceau ; et tant et si bien elle en prit, qu’elle les extermina toutes, l’une après l’autre. Je la nourrissais, en outre, de blé, des restes de la cuisine auxquels j’ajoutais du pain, du fromage et même des pommes. On lui avait donné de la paille, pour l’empêcher de se salir les pieds ; elle la prenait dans son bec et l’arrangeait autour d’elle en rond, comme pour faire un nid. Parfois, elle restait des heures entières sur une seule jambe, dans une posture très gracieuse ; mais ce qui me paraissait surtout curieux, c’est qu’il y avait une jambe dont elle se servait de préférence, ou plutôt exclusivement, car personne de la maison ne put jamais la voir se tenir ainsi sur l’autre. Cette habitude se rattachait probablement à la mutilation de son aile, la jambe dont elle faisait usage correspondant au côté blessé. Le moignon de l’aile semblait l’incommoder beaucoup, et particulièrement à l’approche de l’hiver. Elle hérissait et ramenait ses plumes tout autour et l’abritait avec tant de soin, que véritablement j’en souffrais pour la pauvre bête. Quand le froid devenait trop vif, elle se retirait régulièrement, au soir, sous un passage couvert où elle restait pendant les heures de la nuit ; mais elle n’y entrait jamais qu’avec une répugnance marquée, et seulement alors que tout était tranquille et qu’on n’y voyait presque plus. Qu’il y eût ou non de la neige sur la terre, elle ne manquait pas d’en ressortir à la première lueur de l’aube. Par moments, elle se mettait à courir, en étendant la seule aile qui lui restât, puis faisait plusieurs sauts en criant, comme inquiète et désireuse de s’en retourner au séjour de la liberté ; ou bien, elle regardait vers le ciel, et semblait appeler à grands cris quelque connaissance passant là-haut dans les airs ; mais elle reprenait son ton de voix ordinaire, chaque fois que sa camarade, l’oie de neige, faisait entendre son propre signal. Rarement avalait-elle un morceau sans le porter auparavant à l’eau où elle le plongeait plusieurs fois, et même elle se serait dérangée d’assez loin tout exprès pour cela. L’hiver fut très rude, puisque le thermomètre, dans certaines matinées, descendit jusqu’à dix degrés ; cependant elle n’en engraissait pas moins et semblait se porter parfaitement. Le naturel soupçonneux était si fort chez elle, que je la voyais s’approcher à pas lents de quelques feuilles de chou, les regarder de côté l’une après l’autre, avant d’y toucher ; et quand après tout, il lui arrivait par mégarde d’en lancer quelqu’une en l’air, en voulant la déchirer, aussitôt elle se sauvait, comme si l’ennemi eût été à ses trousses.

Je n’ai point eu la satisfaction de voir, par moi-même, les lieux où nichent ces Grues ; mais je sais qu’elles ont souvent des petits, longtemps avant l’entier développement de leur plumage. Celles dont mon excellent ami, le prince Charles Bonaparte, a cru devoir faire une espèce à part (Ardea pealii) s’accouplent, ainsi qu’il arrive souvent pour l’aigle à tête blanche, entre individus dont les uns, non encore complétement venus, portent une livrée blanc de neige, tandis que les adultes sont d’un pourpre bleu-grisâtre. Les jeunes de l’Ardea cœrulea ont été aussi considérés quelque temps comme une espèce distincte, parce qu’ils sont blancs d’abord, puis bleus et blancs, et finalement d’un bleu foncé. Mais c’est surtout l’Ibis écarlate qui nous offrirait un remarquable exemple des changements que l’âge fait subir au plumage des oiseaux. Dans mon humble opinion, j’estime, qu’à moins qu’ils ne soient primitivement que d’une seule couleur, laquelle, malgré ses variations, continue toujours de rester uniforme, on ne doit guère s’arrêter aux nuances successives que revêt leur plumage, pour établir un caractère spécifique.

Je remarque encore que la force extraordinaire des cuisses, des jambes et des pieds, dans notre Grue, tend à en faire un oiseau beaucoup plus terrestre que les hérons. La grandeur et l’élévation des narines, presque en tout semblables à celles des vautours, se trouvent très propres à garantir l’intérieur de l’organe de la terre et des autres matières avec lesquelles il serait en contact, lorsqu’elle cherche dans le sol ou la boue les racines et les substances végétales qui composent sa principale nourriture. Je suis convaincu également que cette espèce n’est complétement venue et dans toute sa beauté, qu’à la quatrième ou cinquième année. Durant la saison des amours, sa parure devient plus brillante ; elle est rehaussée par le rouge des parties charnues de la tête, et par la couleur du bec qui, de même que celui du fou et de l’ibis blanc, prend alors un éclat inaccoutumé.





  1. Cat’s-tail. C’est le Typha ou Massette, qu’on appelle aussi queue de renard.
  2. Anser hyperboreus.