Scènes de la nature dans les États-Unis et le Nord de l’Amérique/L’Huitrier à manteau

L’HUÎTRIER À MANTEAU D’AMÉRIQUE.


Les domaines de cet oiseau comprennent une grande étendue de pays. L’hiver on le rencontre au long des côtes, depuis le Maryland jusqu’au golfe du Mexique ; et comme il abonde alors sur les rivages des Florides, on peut dire qu’à toute époque de l’année il habite l’un ou l’autre des États de l’Union. À l’approche du printemps, il regagne ceux du centre où il niche, aussi bien que dans la Caroline du Nord. Plus rare entre Long-Island et Portland dans le Maine, où cependant il reparaît, on le trouve jusqu’au Labrador ; et dans cette dernière contrée, j’en vis plusieurs qui avaient des œufs au mois de juillet. Sauf l’hiver, qu’ils se rassemblent au nombre de vingt-cinq ou trente individus, ces oiseaux ne vont ordinairement que par petites sociétés d’un ou deux couples, avec leurs jeunes familles qui paraissent suivre les parents jusqu’au printemps. On n’en rencontre jamais dans l’intérieur des terres, ni même bien haut, sur nos plus grandes rivières ; les lieux où ils se plaisent, en tout temps, c’est sur les grèves sablonneuses et les bords rocailleux des baies et des marais salés. Au Labrador, j’en trouvai plus loin de la mer, que je n’en eusse encore vu en aucun autre pays ; mais toujours près de l’eau salée. C’est du reste la seule espèce dont j’aie eu connaissance sur les côtes de l’Amérique du Nord.

Craintif, vigilant et sans cesse sur ses gardes, l’Huîtrier prend, en marchant, un certain air de dignité que rehausse considérablement la beauté de son plumage et la forme si remarquable de son bec. Si vous vous arrêtez pour l’observer, à l’instant même vous entendez, en signe d’alarme, retentir son cri perçant. Cherchez à faire un pas vers lui, pourvu qu’il n’ait ni œufs ni petits, aussitôt il s’envole, et vous ne le voyez déjà plus. Peu d’oiseaux, en effet, sont aussi difficiles à approcher. Pour étudier ses mœurs, je fus obligé de recourir à un excellent télescope que je braquai sur lui d’un quart de mille, et qui me permit, à loisir et sans l’inquiéter, de le suivre dans chacun de ses mouvements. De cette manière, je pus le voir qui sondait le sable de toute la longueur de son bec, détachait des patelles des rochers au Labrador, et sur les bancs d’huîtres que, dans le Sud et les Florides, on appelle bancs d’huîtres du Raton, en se servant de son bec comme d’un ciseau, qu’il insinuait de côté entre le roc et l’écaille, pour saisir enfin le corps de ces pauvres mollusques, au moment où leurs deux valves s’entr’ouvraient. D’autres fois, il déterrait un solen, ou manche de couteau, qu’il battait contre les graviers, jusqu’à ce qu’il en eût brisé la coquille et avalé le contenu ; ou bien, il semblait sucer les hérissons de mer, en introduisant son bec par l’orifice buccal, sans endommager la coquille. Ensuite, il s’en allait, passant à gué d’un banc à l’autre, tout en attrapant çà et là quelque crevette et d’autres crustacés ; ou même il se mettait à la nage, si cela était nécessaire, plutôt que de prendre son vol, lorsqu’il n’y avait qu’une courte distance à traverser. Cet oiseau fait aussi sa proie de petits crabes de diverses espèces et de vers de mer, dont j’ai toujours trouvé, en plus ou moins grand nombre, les coquilles brisées dans son gésier. Quand il est sur des grèves humides, il aime à fouler le sable avec ses pieds, pour en faire sortir les insectes. Une fois j’en vis un s’élancer de l’eau sur le rivage, tenant dans son bec une petite sole qu’il mangea.

L’Huîtrier ne construit pas de nid, à proprement parler, mais se contente de gratter dans le sable sec, au-dessus de la ligne des plus hautes eaux ; et là, il fait une espèce de trou dans lequel il dépose ses œufs. Au Labrador, comme à la baie de Fundy, il pond à nu sur le roc. Lorsque les œufs sont sur le sable, rarement les couve-t-il, tant que le soleil est chaud ; mais au Labrador, je l’ai vu couver aussi assidûment qu’aucun autre oiseau ; nouvelle preuve de la différence extraordinaire de mœurs qui peut résulter, dans une même espèce, de la seule différence du climat. Celle-ci me frappa tellement, que j’en étais à me demander si les individus chez lesquels elle se rencontre pouvaient bien appartenir à la même espèce ; et mon doute ne cessa que lorsque m’étant procuré deux spécimens pris dans la saison des œufs, l’un au Labrador, l’autre dans nos États du centre, je me fus convaincu, par le plus minutieux examen, qu’ils étaient, en effet, tous deux parfaitement identiques. Mais, quelle que soit la latitude, j’ai toujours remarqué que l’Huîtrier choisit de préférence les endroits où le flot rejette des débris de coquillages ou des graines et des herbes marines, comme plus sûrs pour ses œufs qui, de fait, n’y sont pas très faciles à trouver. Il n’en pond que deux ou trois, ayant un peu plus de deux pouces de long sur un pouce et demi de large. Ils ressemblent, pour la forme, à ceux de la poule domestique, et sont d’une couleur de crème pâle, marqués presque également partout de points, les uns d’un noir brunâtre, les autres plus clairs. Lors même qu’il ne les couve pas, l’Huîtrier veille sur eux avec tant de sollicitude, qu’à la vue seule d’un ennemi, il pousse le cri d’alarme et s’envole en tournant autour de vous, mais toujours à une distance respectueuse. Si vous venez à trouver les petits, qui partent grand train dès qu’ils sont éclos, le père et la mère manifestent la plus vive anxiété ; ils se mettent à courir devant vous, voltigent au-dessus de votre tête, en faisant entendre une note particulière, pour les avertir de se fouler sur le sable et parmi les débris de coquilles, au milieu desquels, en effet, à cause de leur couleur d’un sombre grisâtre, il est rare qu’on les aperçoive, à moins de passer tout à côté d’eux ; mais si cela arrive, ils décampent avec un cri plaintif qui redouble le désespoir des parents. Leur corps est, à ce moment, presque tout rond ; et les raies qu’ils ont au derrière et sur le croupion, comme aussi la pointe recourbée de leur bec, vous les feraient prendre pour tout autre chose que de jeunes Huîtriers. Je m’en suis procuré quelques-uns qui, bien qu’ayant toutes leurs plumes et paraissant âgés de plus d’un mois, étaient encore incapables de voler. Ils semblaient appesantis par la graisse, et on les attrapait assez vite en les poursuivant sur le sable. On ne voyait, aux environs, ni le père ni la mère ; cependant je doute fort qu’ils pussent déjà par eux-mêmes subvenir à leurs besoins ; et je crois plutôt qu’ainsi que beaucoup de jeunes oiseaux, dans d’autres espèces, ils étaient visités et approvisionnés par leurs parents, à certaines heures du jour et de la nuit, comme c’est le cas, par exemple, pour les hérons et les ibis ; car l’Huîtrier lui-même n’est que très peu nocturne.

Au commencement d’octobre ils reviennent vers le Sud. J’en ai vu, au Labrador, jusqu’au 11 d’août ; mais je ne puis dire à quelle époque ils en repartent. Si on les blesse, pendant qu’ils explorent à gué les rochers, ou marchent à sec sur le rivage, ils s’élancent à l’eau sur laquelle ils flottent et semblent se mouvoir parfaitement à l’aise.

Le vol de l’Huîtrier d’Amérique est puissant, léger, parfois élégant, et peut se soutenir très longtemps. C’est en l’air qu’il déploie toutes les beautés de son plumage aussi remarquable que celui du pic à bec d’ivoire dont il rappelle, jusqu’à un certain point, la couleur. La blancheur transparente du gros des ailes contraste avec le noir de jais qui les termine, et se trouve rehaussée par la nuance du bec qui est d’un rouge de corail, tandis que le blanc pur des parties inférieures du corps produit à l’œil un effet très agréable. De même, son cri de wheep, wheep, lorsqu’il éclate à votre oreille, paraît étrange et vous étonne. Enfin, pendant leurs évolutions si variées et si gracieuses, si vous ne connaissez pas ces oiseaux, vous ne pouvez vous empêcher de vous demander : Qu’est-ce cela ? Tantôt, tournoyant avec une impétuosité extraordinaire, ils passent à cent mètres de vous, puis changent soudain de direction, et reviennent, non plus en rasant l’eau comme tout à l’heure, car ils sont déjà au plus haut des airs ; tantôt ils forment leurs rangs sur un large front ; d’autres fois, comme alarmés par la détonation lointaine d’une arme à feu, ils se serrent tous pêle-mêle et plongent vers les sables ou la surface de la mer. Tirez sur un en ce moment, et vous pouvez vous attendre à en tuer pour le moins deux. Mais pendant que vous vous apprêtez, les rusés, devinant sans doute vos intentions, s’éparpillent soudain ; et, en moins d’une minute, loin de toute atteinte, là-bas, là-bas, leurs dernières files ont disparu.

Le gosier, chez cet oiseau, peut au besoin se dilater considérablement. Quand vous y introduisez le doigt, il passe sans gêne dans une sorte de jabot où probablement les aliments sont préparés avant de parvenir au gésier, qui se compose de muscles forts et nombreux. Maintenant, qu’y deviennent les parties dures des coquilles, les petits cailloux et autres matières semblables dont les aliments sont mélangés ? C’est ce que je ne puis absolument comprendre ; et je vous laisse volontiers le problème à résoudre. La chair est noirâtre, coriace, et ne peut se manger que dans un cas de nécessité extrême.

Les femelles et les jeunes sont, en dessus, d’un brun olive, comme les mâles ; mais cependant avec une teinte plus foncée. Jamais, dans aucune partie des États-Unis, je n’ai rencontré l’Huîtrier d’Europe (Hœmatopus ostralegus), et sans pouvoir affirmer qu’il n’y existe pas, je serais porté à croire que Wilson et autres l’ont confondu avec notre espèce à manteau. Du moins la figure donnée par Wilson ressemble à celui d’Europe, quoique sa description de la femelle et des jeunes, ainsi que leurs dimensions, se rapportent plutôt à la présente espèce.