Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 25p. 151-166).
CHAPITRE XV.


Tout à coup un long cri d’alarme le fait tressaillir jusqu’au fond du cœur. Lord William ! lève-toi en toute hâte ; l’eau sape tes murailles.
Lord William



La visite à madame Schuyler avait eu lieu un samedi soir, et c’était le lundi suivant qu’on devait juger des prouesses de Jack et de Moïse. Mais quand je me levai le dimanche matin et que je regardai par la fenêtre, il y avait peu d’apparence que la partie pût être effectuée : il tombait une forte pluie, et le vent soufflait du sud. Nous étions arrivés au 21 mars, époque de l’année où un dégel prononcé, non-seulement met obstacle aux courses en traîneaux, mais annonce la fin de l’hiver. Il avait duré assez longtemps cette année pour que le changement parût devoir être durable.

La pluie continua toute la journée et balaya toutes les rues. M. Worden n’en prêcha pas moins devant une assemblée très respectable ; j’allai l’entendre avec Dirck ; mais Jason, plutôt que de paraître sanctionner par sa présence les rites de l’église anglicane, alla s’asseoir dans l’église hollandaise où il assista à un sermon qui dura une grande heure, sermon prononcé dans une langue dont il entendait à peine quelques mots. Anneke et Mary Wallace montèrent la côte en voiture, mais Herman Mordaunt était absent : Guert se trouvait dans la galerie où nous étions placés ; et je ne pus m’empêcher d’observer que, pendant tout le temps du service, ni l’une ni l’autre des deux amies ne leva les yeux du côté de nos bancs. Guert m’en fit la remarque à l’oreille, et à la fin de la cérémonie il descendit l’escalier quatre à quatre pour leur offrir la main jusqu’à leur voiture, après m’avoir recommandé d’être exact le lendemain au rendez-vous. Je ne savais trop ce qu’il voulait dire ; car les collines commençaient à secouer leur blanche enveloppe, et la neige disparaissait avec une rapidité étonnante. Je ne pus demander d’explication : Guert était trop occupé à faire avancer la voiture, et le temps était de nature à ne pas permettre de rester dans la rue un instant de plus qu’il n’était strictement nécessaire.

Il se fit pendant la nuit un changement dans la température ; la pluie avait cessé, quoique le vent fût toujours au sud. C’était le commencement du printemps ; et en allant chez Guert pour déjeuner avec lui, je rencontrai déjà dans les rues plusieurs voitures à roues, et je vis remiser des sleighs et des traîneaux comme des objets qui ne devaient plus servir avant l’hiver suivant. Nos printemps n’arrivent pas sans doute aussi brusquement que quelquefois dans l’ancien monde, du moins à ce que j’ai lu ; mais quand la neige et les frimas se prolongent jusqu’à la fin du mois de mars, alors le changement est souvent presque magique.

— Voilà pour le coup le printemps qui commence, dis-je à Dirck en me promenant avec lui dans les rues si bien lavées maintenant ; et dans quelques semaines il nous faudra partir. Il serait bon d’avoir terminé nos affaires relatives à la concession avant que les troupes se mettent en marche ; autrement nous perdrions l’occasion de les voir en campagne.

Arrivé chez Guert, je n’eus rien de plus pressé que de lui exprimer combien je prenais part à la contrariété qu’il devait éprouver.

— Pourquoi aussi n’avoir pas proposé cette promenade pour samedi dernier ? lui dis-je, il faisait doux ; mais la neige tenait encore. À présent, il vous faudra remettre votre triomphe à l’hiver prochain.

— Je ne vous comprends pas ! s’écria Guert ; jamais Jack et Moïse n’ont été si pleins d’ardeur et de santé. Je parierais qu’ils vont en deux heures à Kinderhook.

— Mais qui mettra de la neige sur les routes ? Regardez ! vous verrez qu’il en reste à peine quelques traces dans les rues.

— Et que nous importent les routes et les rues ? n’avons-nous pas la rivière ? Elle reste prise plusieurs semaines encore après que la neige nous a quittés. La glace a été singulièrement unie tout cet hiver, et maintenant qu’elle n’est plus recouverte de neige, on n’a pas à craindre les crevasses.

J’avoue que l’idée de faire vingt milles sur la glace ne me souriait pas infiniment ; mais ma dignité d’homme ne me permit pas de hasarder une objection qui eût pu être attribuée à la peur.

Après le déjeuner, nous nous rendîmes en corps chez Herman Mordaunt. Quand les deux amies apprirent que nous venions réclamer l’exécution de la demi-promesse qu’elles avaient faite chez madame Schuyler, leur surprise ne fut pas moins grande que la mienne ne l’avait été une demi-heure auparavant, et leur anxiété fut sans doute beaucoup plus vive :

— À coup sûr Jack et Moïse ne sauraient déployer toutes leurs nobles qualités, lorsqu’il n’y a point de neige, dit Anneke en riant, tout Ten Eyck qu’ils sont !

— Nous autres Albaniens, nous avons l’avantage de pouvoir voyager sur la glace, quand la neige nous fait défaut, répondit Guert. Nous avons la rivière à deux pas, et c’est le moment le plus favorable pour y aller en traîneau.

— Mais non pas le moment le moins dangereux, à ce qu’il me semble. Voilà l’hiver bien complètement fini.

— Je le crois, et c’est une raison de plus pour ne pas différer, si vous voulez savoir, ainsi que miss Mary, ce dont mes petits chevaux noirs sont capables. C’est pour l’honneur de la Hollande que je plaide ; car autrement je ne me permettrais pas d’insister. Je sentirais, plus que je ne puis l’exprimer, le prix d’une pareille condescendance, car je me rends justice, et je sais mieux que personne à quel point je la mérite peu.

L’humilité si naïve et si sincère de Guert ne manquait jamais son effet sur l’esprit impressionnable de Mary Wallace, et je vis dans ses yeux attendris qu’elle allait céder. Herman Mordaunt entrait dans ce moment, et l’on convint naturellement de le laisser prononcer.

— Je me rappelle, répondit Herman, qu’il y a quelques années, j’ai été sur l’Hudson d’Albany à Sing-Sing ; et le voyage se passa à merveille, bien mieux que si nous avions été par terre ; car il n’y avait pour ainsi dire point de neige.

— Justement, comme aujourd’hui, miss Anneke ! s’écria Guert. Les traîneaux ne peuvent plus aller sur la terre, mais ils vont parfaitement sur la rivière.

— Était-ce vers la fin de mars, cher papa ? demanda Anneke avec quelque insistance.

— Non, c’était au commencement de février ; mais la glace en ce moment doit avoir près de dix-huit pouces d’épaisseur, et être assez forte pour porter une charrette remplie de foin.

— Oui, mon petit maître, dit Caton, vieux nègre qui n’avait jamais appelé autrement Herman Mordaunt, qu’il avait porté dans ses bras ; je viens de voir une grande charrette y passer à l’instant même.

Il eût été déraisonnable de se défier de la force de la glace, après de pareils témoignages, et Anneke se soumit. Les dispositions du départ furent bientôt faites : les deux dames, Guert et moi, nous devions être conduits par le fameux attelage noir, tandis que Herman Mordaunt, Dirck, et ceux qui voudraient être de la partie, suivraient dans le sleigh de New-York. On espérait qu’une parente respectable, une mistress Bogart, qui habitait Albany, viendrait avec nous, le projet étant d’aller demander à dîner à une autre parente des Mordaunt, à Kinderhook. Pendant qu’on apprêtait les voitures, Herman Mordaunt courut chez mistress Bogart, et lui fit sa proposition qui fut acceptée.

Dix heures sonnaient à l’horloge de la tour de l’église anglaise, lorsque les deux sleighs partirent de la porte d’Herman Mordaunt. Il n’y avait plus de neige au milieu des rues, mais il y en avait encore assez sur les côtés, mêlée avec de la glace, pour nous permettre de gagner la rivière. Arrivé sur le bord de la berge, Herman Mordaunt, qui était en avant, arrêta ses chevaux et se retourna pour demander à Guert s’il convenait d’aller plus loin. La glace près du bord avait évidemment été soulevée, la rivière ayant crû d’un pied ou deux par suite du vent et du dégel ; et dans cet endroit, il s’était formé une espèce de monticule de glace sur lequel il fallait commencer par passer. Une large crevasse qui se trouvait au milieu, nous permit de voir l’épaisseur de la glace, et Guert s’empressa de nous la faire remarquer pour nous rassurer. Il n’y avait rien d’extraordinaire dans ce léger mouvement imprimé à la surface, que le courant produit souvent ; mais à moins que les masses compactes qui couvraient le bas de la rivière ne s’ébranlassent, il était impossible que celles qui étaient au-dessus pussent changer subitement de position. Des sleighs passaient en grand nombre, apportant à la ville du foin provenant des plaines qui couvraient la rive orientale, et toute hésitation disparut. Le sleigh d’Herman Mordaunt franchit lentement le monticule, le conducteur prenant de grandes précautions pour que ses chevaux ne se blessassent point ; le nôtre suivit avec la même prudence, quoique les petits chevaux noirs eussent franchi d’un bond la crevasse en dépit des efforts de leur maître.

Mais une fois sur la rivière, Guert leur lâcha la bride, leur fit sentir le fouet, et nous partîmes comme le vent. Nous n’avions d’autre route que la surface lisse et unie de l’Hudson, le dégel ayant effacé presque toute trace de sentiers. L’eau avait passé sous la glace par les fissures et les interstices qu’elle avait pu trouver, de sorte que nos chevaux couraient sur un sol ferme et sec. Le vent était toujours au sud, sans être trop chaud, et un beau soleil contribuait au charme de notre excursion. Au bout de quelques minutes, tout symptôme d’inquiétude avait disparu. Les jolies bêtes noires justifiaient les éloges de leur maître, en touchant à peine la glace sur laquelle leurs pieds semblaient rebondir avec une sorte de force élastique. Les chevaux bais d’Herman Mordaunt nous suivaient de près, et en moins de vingt minutes, les sleighs avaient passé le banc célèbre de l’Overslaugh.

Tout Américain du Nord connaît l’effet que produit le mouvement d’un traîneau ; il est irrésistible, et dispose à la gaieté. Une fois la première émotion passée, Anneke et Mary Wallace en ressentirent aussi l’influence, et Guert acheva de les tranquilliser en leur faisant observer le son produit par les talons des chevaux, signe infaillible de la solidité de la surface sur laquelle nous nous trouvions.

Jamais Mary Wallace ne m’avait paru si en train. Ses yeux étaient presque aussi brillants que ceux d’Anneke, et son sourire n’avait pas moins de douceur. Les deux amies se livraient à toute leur gaieté, et deux ou trois petites circonstances me donnèrent lieu d’espérer que les affaires de Bulstrode pouvaient bien n’être pas aussi avancées qu’il s’en flattait.

— Je suis surpris que M. Mordaunt n’ait pas invité M. Bulstrode à être des nôtres, dit Guert dès que nous fûmes de l’autre côté de l’Overslaugh. Le major aime les promenades en traîneau, et il aurait occupé la quatrième place de l’autre voiture, tout à son aise. Quant à venir dans celle-ci, c’est ce qu’on ne lui eût pas permis, eût-il été général.

— M. Bulstrode est Anglais, répondit vivement Anneke, et il regarde nos amusements d’Amérique comme au-dessous d’un homme qui a été présenté à la cour de Saint-James.

— En vérité, miss Anneke, je ne puis pas dire que je partage votre façon de penser à l’égard de M. Bulstrode, répondit Guert dans toute l’innocence de son cœur. Il est Anglais ; il s’en fait gloire, comme Corny Littlepage que voici ; mais il faut faire la part de l’amour du pays et de l’antipathie pour les étrangers.

— Corny Littlepage n’est qu’à moitié Anglais ; encore y a-t-il beaucoup à rabattre de cette moitié, reprit la jeune fille en riant, car il est né et il a été élevé dans les colonies, et il a toujours aimé les traîneaux depuis le temps où il dégringolait…

— Ah ! de grâce, miss Anneke.

— Oh ! je n’y mets pas de malice, et j’oublie l’église hollandaise et ses environs ; mais n’est-il pas vrai que les amusements de notre enfance nous sont toujours chers ? L’habitude et la prévention sont des sœurs jumelles ; et je ne vois jamais ces beaux messieurs d’Angleterre prendre un intérêt extraordinaire à nos usages et à nos fêtes populaires, sans penser qu’il entre dans cet intérêt un degré de complaisance remarquable, et que le plaisir qu’ils éprouvent est d’une tout autre nature que celui que nous ressentons.

— N’est-ce pas être injuste envers Bulstrode, miss Anneke, n’aventurai-je à dire ; il semble nous affectionner beaucoup, et il nous le témoigne en toute occasion. Il est même des personnes qu’il aime si évidemment qu’il est impossible de ne pas s’en apercevoir.

— M. Bulstrode est un excellent comédien, comme le savent tous ceux qui l’ont vu dans Caton, répondit la charmante enfant en se pinçant les lèvres d’une manière qui avait pour moi un charme infini, et ceux qui l’ont vu jouer Scrub, doivent être également convaincus de la flexibilité de son talent. Non, non, le major est beaucoup mieux où il est, où il sera du moins à quatre heures, présidant sa table d’officiers, qu’à dîner dans une modeste salle à manger hollandaise, avec ma cousine, la digne mistress Van der Heyden, qui ne nous offrira qu’un simple repas des colonies, dont l’hospitalité et la cordialité feront tous les frais. La réception qui nous attend, et qui partira du cœur, peut-elle être comprise dans des pays où il faut envoyer un messager deux jours d’avance pour demander la permission de venir, et s’assurer qu’on ne dérangera pas, si l’on ne veut s’exposer à causer une surprise qui n’aurait rien d’aimable, et à recevoir un accueil glacé ?

Guert exprima son étonnement qu’on pût ne pas toujours être charmé de voir venir ses amis, et il ne pouvait croire à l’existence d’usages si peu en rapport avec les devoirs de l’hospitalité. Pour moi, je sentais très-bien que la société ne saurait exister aux mêmes conditions dans les pays anciens et dans les pays nouveaux, et que le peuple qui est envahi par les flots d’une population surabondante ne peut accepter les mêmes règles que celui qui est encore à l’abri de ce fléau. Les Américains sont comme les habitants d’une maison de campagne, qui aiment toujours à recevoir leurs amis ; et je me hasardai à exposer quelques-unes des causes de ces différences dans les habitudes.

Il n’arriva rien de remarquable dans notre promenade à Kinderhook. Mistress Van der Heyden demeurait à quelque distance de la rivière, et nos deux attelages noirs et bais eurent quelque peine à nous conduire à travers la boue jusqu’à sa porte. Une fois arrivés, l’accueil qui nous fut fait fut tel que la théorie qui venait d’être exposée sur les usages des colonies devait le faire supposer. La bonne parente d’Anneke, non-seulement fut charmée de la voir, comme l’eût été tout autre à sa place, mais elle aurait accueilli avec empressement autant d’étrangers que sa maison pouvait en contenir. Peu d’excuses furent nécessaires ; car nous étions tous les bienvenus. Notre arrivée retarderait le dîner d’une heure, elle nous l’avouait franchement ; mais cela n’était rien ; en attendant on nous servirait quelques rafraîchissements pour nous faire prendre patience. Guert fut invité à faire comme s’il était chez lui, et à donner lui-même ses ordres pour les soins à donner aux chevaux. En un mot notre réception fut celle que tout habitant des colonies a éprouvée quand il est tombé inopinément chez un ami, ou chez l’ami d’un de ses amis, pour lui demander à dîner. Le repas fut excellent, quoique toute cérémonie en fût bannie. Les vins étaient parfaits ; tout le monde était de bonne humeur, et notre hôtesse voulut absolument nous faire servir du café avant notre départ.

— La lune va se lever, cousin Herman, et la soirée sera charmante. Guert connaît le chemin ; et il n’y a pas d’ailleurs à se tromper, puisque c’est la rivière ; et en me quittant à huit heures, vous arriverez bien assez tôt. Je vous vois si rarement que j’ai le droit de réclamer toutes les minutes que vous pouvez me donner. Il nous reste encore beaucoup à dire sur nos anciens amis et sur nos parents communs.

Quand des paroles semblables sont accompagnées de regards et d’actes qui prouvent leur sincérité, il n’est pas facile de s’arracher à une visite agréable. La conversation reprit plus animée que jamais ; ce furent des anecdotes sans fin qui nous reportaient à la dernière guerre, une foule de souvenirs d’enfance échangés avec un plaisir indicible, des portraits sur la beauté, la galanterie, les conquêtes de telles et telles personnes que nous autres jeunes gens nous n’avions jamais connues que comme de très-vénérables matrones ou de non moins respectables vieillards.

Enfin l’heure arriva où mistress Bogart elle-même déclara qu’il fallait partir. Anneke et Mary furent baisées sur les deux joues, puis enveloppées dans leurs fourrures, puis baisées encore, et nous partîmes. En sortant, je remarquai que huit heures sonnaient à une pendule. Nous eûmes moins de peine à descendre la grève que nous n’en avions eu à la gravir ; il ne gelait pas positivement, mais la terre s’était durcie depuis le coucher du soleil. Je fus charmé néanmoins quand l’attelage noir s’élança sur la glace, et nous entraîna vers la ville à raison de onze milles par heure, ce qui pouvait s’appeler bien aller.

La lune n’était ni claire ni brillante ; il y avait des vapeurs dans l’atmosphère, ce qui arrive souvent dans le mois de mars quand la température est douce ; mais néanmoins on y voyait assez pour que Guert pût laisser courir librement ses chevaux. Nous étions tous dans une disposition d’esprit excellente, Guert et moi surtout, parce que nous nous imaginions l’un et l’autre que nous avions acquis ce jour-là la preuve que celles que nous aimions n’étaient pas sans nous payer de quelque retour. Mary Wallace, avec le tact exquis de la femme, avait su faire ressortir les bonnes qualités de Guert, qui, prenant lui-même confiance, s’était montré tout à fait homme de bonne compagnie. Pour Anneke, elle connaissait alors mon attachement, et j’avais quelque droit d’interpréter favorablement sa manière d’être à mon égard. Par exemple, il me semblait qu’en me parlant sa voix, toujours si douce, avait quelque chose de plus doux encore ; en même temps le sourire qu’elle m’adressait me paraissait plus expressif. Je pouvais me tromper ; mais c’étaient du moins les conjectures d’un homme qu’on ne peut pas accuser d’un excès de confiance, et dont la timidité naturelle était encore augmentée par la réserve qu’inspire le plus pur amour.

Nous allions grand train ; les clochettes que Guert avait multipliées avec tant de prodigalité faisaient entendre leur joyeux carillon à plus d’un demi-mille de distance ; les chevaux noirs dévoraient l’espace en animaux intelligents qui sentent que l’écurie est au bout du voyage ; et Herman Mordaunt nous suivait de si près que, malgré le bruit assourdissant de notre musique, nous pouvions distinguer le son de ses clochettes. Une heure s’écoula rapidement, et nous avions déjà passé Coejeman. Nous commencions à découvrir dans le lointain un hameau qui s’étendait le long de la grève, et qui dominait le bord escarpé de la rivière. On l’appelait la Ville des Singes, Monkey-Town ; et il est remarquable en ce que ce sont les premières maisons qu’on rencontre sur les bords de l’Hudson en sortant d’Albany. Il a sans doute légalement un autre nom ; mais je répète celui que Guert lui donna devant moi.

J’ai dit que la nuit était faiblement éclairée par la pâle lueur de la lune, qui parcourait le ciel au milieu d’un océan de vapeurs. Nous voyions assez bien les deux rives, ainsi que les maisons et les arbres immédiats ; mais il était difficile de distinguer les objets plus petits. Dans le cours de la journée, nous nous étions croisés avec plus de vingt traîneaux ; mais à cette heure-là tout le monde semblait avoir déserté la rivière. Il commençait à se faire tard pour les habitudes simples de ceux qui en habitaient les bords. Quand nous étions à moitié chemin entre les îles situées en face de Goejeman et le hameau que je viens de nommer, Guert, qui se tenait debout pour conduire, nous dit qu’il voyait venir quelqu’un qui était sans doute attardé comme nous. Ses chevaux étaient lances au grand trot, et le sleigh se dirigeait évidemment vers la rive occidentale, comme si ceux qu’il contenait comptaient mettre pied à terre à peu de distance. En passant rapidement, un monsieur nous jeta quelques mots prononcés à voix haute, mais nos clochettes faisaient tant de bruit qu’il n’était pas facile de l’entendre. En même temps il parlait en hollandais, et il n’y avait personne parmi nous, Guert excepté, dont l’oreille fût assez exercée pour saisir quelques mots dits ainsi à la volée. Cet appel passa donc inaperçu, d’autant plus que c’était assez l’usage des Hollandais, lorsqu’ils se croisaient en chemin, de s’appeler ainsi les uns les autres. Je pensais à cet usage, et aux différences que j’avais déjà remarquées entre les habitudes des habitants de cette partie de la colonie et les nôtres, lorsque le son de clochettes se fit entendre tout contre moi. Je tournai la tête et je vis les chevaux bais d’Herman Mordaunt lancés au galop, comme si leur maître voulait mettre son sleigh sur la même ligne que le nôtre. Il y réussit en effet, et Guert s’arrêta aussitôt.

— Avez-vous entendu ce qu’on nous a crié, Guert ? demanda Herman dès que tout bruit eut cessé. Cet homme nous appelait de toute la force de ses poumons, et il n’a pas dû le faire sans motif.

— Ce sont des gens qui ne reviennent jamais d’Albany le gosier sec, répondit Guert ; et quand ils sont en goguettes, ils souhaitent le bonsoir à tous ceux qu’ils rencontrent.

— Je ne sais, mais mistress Bogart a cru comprendre qu’ils parlaient d’Albany et de la rivière.

— Les dames sont toujours portées à croire qu’Albany va s’enfoncer dans la rivière après un grand dégel, reprit Guert en riant ; mais je puis leur montrer qu’ici même, où nous sommes, la glace a seize pouces d’épaisseur.

Guert me donna les guides, s’élança hors du sleigh, courut au bord d’une large crevasse qu’il avait remarquée à quelque distance, et revint, le pouce posé sur le manche de son fouet, de manière à indiquer l’épaisseur actuelle de la glace. Elle était à cet endroit plutôt de dix-huit pouces que de seize. Herman Mordaunt montra la mesure à mistress Bogart qu’une preuve aussi positive rassura complètement. Anneke ni Mary ne manifestèrent la moindre crainte : au contraire, dès que nous fûmes repartis, elles s’amusèrent un peu aux dépens des terreurs imaginaires de la pauvre mistress Bogart.

J’étais peut-être le seul de notre sleigh qui éprouvât encore quelques alarmes après ce petit incident. Je ne saurais dire pourquoi. Sans doute c’était le danger que pouvait courir Anneke qui me préoccupait si vivement. Il n’y avait point d’hiver où la glace ne se rompît, sous quelque traîneau, sur nos lacs et nos rivières de New-York ; souvent les chevaux se noyaient ; quoiqu’il fût rare qu’il arrivât d’accident plus sérieux. Je me disais combien la glace est fragile de sa nature ; qu’un dégel si prononcé, des pluies si continuelles, avaient dû l’amollir considérablement, et que tout en conservant son épaisseur, elle pouvait avoir perdu beaucoup de sa solidité. Mais que faire ? si nous mettions pied à terre, nos sleighs ne pourraient plus nous être d’aucune utilité, tandis qu’en continuant, en une heure de temps nous serions rendus chez nous. Cette journée, qui, jusqu’au moment où nous avions rencontré le sleigh inconnu, avait été la plus heureuse de ma vie, changea entièrement d’aspect, et j’aurais donné tout au monde pour qu’elle fût finie. J’aurais consenti de grand cœur à rester toute une semaine sur la rivière, pour qu’Anneke se trouvât transportée chez elle en sûreté. Je le dis à ma honte, je ne pensais guère aux autres, quoique, d’un autre côté, je doive me rendre cette justice que, si Anneke n’eût pas été là, je n’aurais pas abandonné même un cheval, tant qu’il y aurait eu quelque espoir de le sauver.

À partir de ce moment, tout en allant bon train, Guert conduisit avec prudence, et ses jolies bêtes semblaient comprendre ce qu’on attendait d’elles. Bientôt nous passions devant le petit hameau. Il paraîtrait que le bruit de nos clochettes attira l’attention de ceux des habitants qui n’étaient pas encore couchés ; car la porte d’une maison s’ouvrit, et deux hommes en sortirent pour nous regarder, pendant que nous passions avec une rapidité qui n’eût pas permis de tenter de nous suivre. Ces hommes nous crièrent aussi quelque chose en hollandais, et le sleigh d’Herman Mordaunt se montra de nouveau à côté du nôtre.

— Avez-vous entendu ces gens-là ? cria-t-il avec force ; car, pour cette fois, Guert ne jugea pas à propos d’arrêter ses chevaux. Ils avaient aussi quelque chose à nous dire.

— Mon Dieu, ils ont toujours quelque chose à dire aux sleighs d’Albany, quoique ce quelque chose ne soit pas toujours bon à entendre.

— Mais mistress Bogart assure qu’ils parlaient aussi d’Albany et de la rivière.

— Je crois connaître le hollandais tout aussi bien que l’excellente mistress Bogart, répondit Guert un peu sèchement, et je n’ai rien entendu. Quant à la rivière, elle me permettra de croire que je la connais un peu mieux qu’elle. Cette glace porterait douze pesantes charrettes serrées les unes contre les autres.

Cette explication parut satisfaisante à Herman Mordaunt et aux dames, mais non pas à moi. Nos clochettes faisaient quatre fois plus de bruit que celles de nos voisins ; et il était très-possible qu’un appel qui, tout énergique qu’il pouvait être, n’avait pas été entendu de notre sleigh, eût pu l’être de l’autre. Néanmoins on ne s’arrêta pas, et un nouveau mille fut parcouru sans autre incident remarquable.

La gaieté se rétablit parmi nous, et Mary Wallace consentit à chanter un air qui, avec l’accompagnement obligé de clochettes, produisit un effet comique. Nous nous étions retournés, Guert et moi, pour mieux l’écouter, lorsque le bruit d’un frottement aigu sur la glace, suivi d’une bruyante exclamation, ramena subitement notre attention à la tête de nos chevaux. Ce bruit était produit par un sleigh qui passait à trente pas de nous ; un seul homme y était debout ; il agita son fouet, et nous appela à haute voix tant qu’il put se faire entendre. Cette apparition ne dura qu’un instant ; car ses chevaux étaient lancés au galop ; et lorsque que nous l’entrevîmes pour la dernière fois, à la lueur vaporeuse de la lune, il était penché sur ses chevaux pour accélérer encore leur vitesse. En ce moment, Herman Mordaunt fut à nos côtés, pour la troisième fois de la soirée, et il nous cria d’un ton d’autorité de nous arrêter.

— Qu’est-ce que tout cela signifie, Guert ? Voilà trois fois qu’on nous parle d’Albany et de la rivière. Je viens d’entendre moi-même prononcer distinctement ces deux mots. Je suis sûr de ne pas m’être trompé.

— Il est très-possible, monsieur, que vous ayez entendu quelque propos de ce genre, répondit l’incrédule Guert ; car ces drôles-là ont toujours quelque impertinence à lancer quand ils passent devant un attelage qui vaut mieux que le leur. Mes petits chevaux noirs excitent beaucoup d’envie partout où je vais ; car de toutes les supériorités, celle dont les Hollandais sont le plus jaloux, c’est d’avoir le plus bel attelage. Sans doute ce butor qui conduisait en écervelé plutôt qu’en personne raisonnable, nous aura demandé si nous pensions avoir le monopole d’Albany et de la rivière.

On plaisanta Guert sur sa prédilection pour ses chevaux, et quand on rit, on n’est guère disposé à écouter la froide raison. La nuit était calme et silencieuse, et le spectacle de la nature en repos était rendu imposant par la solitude. Guert renouvela ses assurances qu’il répondait de tout, et l’on se remit en route. Guert pressa ses chevaux, comme s’il lui tardait de mettre fin à toute anxiété ; et nous commencions à nous laisser aller à l’influence enivrante d’un mouvement si rapide, quand tout à coup une explosion semblable à celle qu’eût pu produire la décharge simultanée de plusieurs bouches à feu se fit entendre, et les deux conducteurs s’arrêtèrent au même instant. La vieille mistress Bogart avait laissé échapper une légère exclamation ; Anneke et Mary restaient dans une immobilité complète.

— Que signifie ce bruit ? demanda Herman Mordaunt d’une voix qui trahissait son inquiétude ; il faut qu’il y ait quelque chose qui va mal.

— Oui, il y a quelque chose, répondit Guert avec calme, mais d’un ton décidé, et il faut voir ce que c’est.

En disant ces mots, Guert descendit sur la glace, et la frappa fortement du talon de sa botte, comme pour s’assurer de sa solidité. Une seconde détonation retentit évidemment derrière nous. Guert plongea ses regards sur le bas de la rivière, puis il mit sa tête contre la surface de la glace, et il regarda de nouveau. En même temps trois ou quatre de ces explosions terribles se succédaient à de courts intervalles. Guert se releva sur-le-champ.

— J’y suis maintenant, dit-il, et je pourrais bien avoir eu un peu trop de confiance. Néanmoins la glace est solide, et nous n’avons rien à craindre de ce côté. Toutefois il serait peut-être plus prudent de quitter la rivière, bien que je ne sois pas convaincu que le mieux, après tout, ne fût pas de continuer comme nous avons commencé.

— Faites-nous connaître le danger tout entier, monsieur Ten Eyck, dit Herman Mordaunt, afin que nous puissions aviser au meilleur parti à prendre.

— Eh ! bien, monsieur, je crains que le dégel et les pluies survenues en même temps n’aient occasionné une crue si subite que la glace s’est trouvée soulevée, et s’est sans doute brisée en plusieurs endroits près du bord. Quand cela arrive dans la partie supérieure de la rivière, avant que la glace ait disparu dans le Sbas, il en résulte des espèces d’écluses improvisées où l’eau acquiert une telle force de pression que la plaine de glace se fend à une grande distance, lançant ses débris les uns sur les autres jusqu’à ce qu’ils forment des murs de vingt à trente pieds d’élévation. Rien de semblable ne s’est encore manifesté de ce côté ; il n’y a donc point de danger immédiat ; mais si vous regardez bien derrière vous, vous pourrez voir qu’un craquement de ce genre vient justement d’avoir lieu à un demi-mille au-dessous de nous.

En suivant la direction indiquée, nous vîmes en effet qu’un monticule s’était élevé au travers de la rivière beaucoup plus près de nous que ne le disait notre compagnon, et qu’il nous barrait toute retraite en arrière. La rive occidentale de l’Hudson était très-élevée à l’endroit où nous étions, et, en regardant plus attentivement, je vis, à la manière dont les arbres disparaissaient, les plus éloignés derrière ceux qui étaient les plus près, que, quoique les sleighs fussent arrêtés, nous subissions un mouvement sensible. Je ne pus retenir une exclamation qui révéla sur-le-champ ce fait terrible à mes compagnons. Oui, rien n’était plus certain ; la glace nous entraînant par une oscillation lente, mais certaine, au milieu du calme d’une soirée dans laquelle la lune contribuait plutôt à rendre le danger apparent, qu’à nous aider à l’éviter.

Que faire ? il fallait prendre un parti, un parti prompt et énergique. Nous attendions qu’Herman Mordaunt nous donnât son avis ; mais il dit qu’il s’en rapportait à Guert qui avait plus d’expérience.

— Tant que la glace sera en mouvement, répondit Guert, nous ne pouvons songer à gagner la terre, et je crois que le mieux est d’aller en avant. Chaque pouce que nous gagnerons nous rapprochera d’Albany, et dans un mille ou deux nous serons au milieu des îles, où nous aurons beaucoup plus de chances d’aborder. Au surplus, j’ai souvent traversé la rivière sur des glaçons flottants, et j’ai vu même des sleighs chargés la passer ainsi. Jusqu’à présent, il n’y a rien de très-alarmant. Avançons, et tâchons de nous rapprocher des îles.

Ce fut ce que nous fîmes ; mais il n’y eut plus de chants ni de rires parmi nous. Je voyais aisément qu’Herman Mordaunt était inquiet surtout pour Anneke. Il ne pouvait la prendre dans son sleigh et laisser Mary Wallace seule ; d’un autre côté, il ne pouvait abandonner mistress Bogart. Comme nous étions tous descendus, au moment de reprendre nos places je lui assurai que je ne perdrais pas Anneke de vue un seul instant.

— Merci, Corny, merci, mon cher enfant ! me répondit Herman en me serrant vivement la main. Que Dieu vous bénisse, et vous permette de la protéger ! J’allais vous demander de changer de place avec moi ; mais, après tout, je crois mon enfant encore plus en sûreté avec vous. Attendons la volonté du ciel.

— Je ne la quitterai qu’avec la vie, monsieur Mordaunt, soyez tranquille.

— Je le sais, Littlepage ; vous l’avez déjà prouvé dans cette affaire du lion, et je compte sur vous. Si Bulstrode était venu, nous aurions pu… mais Guert s’impatiente, montons. Je vous confie ma pauvre enfant.

Guert s’impatientait en effet. Dès que je fus placé, il partit rapidement. Je dis quelques mots pour encourager les deux amies ; puis aucune voix humaine ne se fit plus entendre au milieu de cette scène lugubre.