Satanstoe/Chapitre XIV

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 25p. 137-151).
CHAPITRE XIV.


Ô ma belle, ma belle amante ! qui, le cou fièrement arqué, et l’œil en feu, m’attends en frappant du pied la terre, me voici ! je m’élance sur ton dos, et je dévore l’espace. En avant ! que celui qui m’atteindra maintenant, te réclame pour sa récompense !
L’Arabe à son coursier



Bulstrode parut charmé de me voir ; il se plaignit que j’eusse oublié si vite l’accueil que tout New-York, disait-il, m’avait fait le printemps précédent. Je ne demeurai pas en reste de politesses ni de compliments avec lui, et nous redevînmes bientôt aussi bons amis qu’autrefois. Mary Wallace ne tarda pas à nous rejoindre, et nous passions dans la salle à manger au moment où Dirck, qui avait été retenu par quelques affaires, arriva enfin.

Herman Mordaunt et Bulstrode firent à peu près seuls, dans les premières minutes, les frais de la conversation. Mary Wallace était habituellement silencieuse ; mais Anneke, sans être d’une loquacité bien grande, aimait assez à causer. Cependant, ce jour-là, elle se borna aux quelques phrases de politesse obligées dans la bouche d’une maîtresse de maison. Une ou deux fois je ne pus m’empêcher de remarquer que sa main restait machinalement sur l’anse de la théière, après qu’elle avait servi, tandis que ses grands yeux bleus semblaient fixés dans l’espace, comme une personne qui est absorbée dans ses pensées. Chaque fois qu’elle sortait de ces petites rêveries, un certain embarras se peignait sur sa figure, et elle faisait des efforts évidents pour cacher sa préoccupation involontaire. Ces distractions ne cessèrent que lorsque Bulstrode, qui venait de s’entretenir avec notre hôte des mouvements de l’armée, m’adressa tout à coup la parole.

— Eh bien ! monsieur Littlepage, me dit-il, je présume que votre voyage à Albany tient à l’intention où vous êtes de nous accompagner dans la campagne qui va s’ouvrir. J’entends dire que beaucoup de jeunes gens de la colonie se proposent de venir avec nous à Québec.

— C’est un peu plus loin que je ne comptais aller, monsieur Bulstrode, d’autant plus que je n’avais nulle idée que les troupes du roi dussent avancer jusque-là. L’intention de M. Follock et la mienne est de demander la permission de nous attacher à quelque régiment, et d’aller au moins jusqu’à Ticonderoga ; car nous n’aimons pas à penser que les Français occupent un poste comme celui-là, sur les limites mêmes de notre province.

— C’est parler en brave, monsieur, et quand le moment sera venu, j’espère que vous voudrez bien ne pas m’épargner. Notre table d’officiers serait charmée de vous recevoir, et vous savez que je la préside depuis que le lieutenant-colonel nous a quittés.

Je remerciai, et la conversation prit un autre cours.

— J’ai rencontré Harris en venant ici, continua Bulstrode, et, dans son baragouin irlandais, car je maintiens qu’il est Irlandais, bien qu’il soit né à Londres, il m’a fait le récit assez piquant d’un souper auquel il avait pris part, souper enlevé par un détachement de jeunes maraudeurs d’Albany, et apporté dans notre caserne pour régaler quelques-uns de nos messieurs. C’était un assez mauvais tour, quoiqu’on dise qu’un Hollandais ne s’en fâche jamais ; mais le côté plaisant de l’histoire, c’est que la partie volée, toujours au dire d’Harris, s’est indemnisée en faisant invasion dans la cuisine de M. le maire, et a si bien vidé toutes les marmites, qu’il n’est pas resté même une pomme de terre !

Je sentis que le feu me montait au visage ; il me semblait que tous les yeux étaient fixés sur moi. Heureusement, Herman Mordaunt se chargea de répondre.

— L’histoire, suivant l’usage, n’a pas perdu à voyager, dit-il, quoique le fond en soit vrai. Nous soupions tous hier soir chez M. Cuyler et nous savons parfaitement qu’il y avait tout autre chose qu’une pomme de terre sur la table.

— Comment ! ces dames étaient aussi de la partie ?

— Oui, ces dames, et même M. Littlepage par dessus le marché, reprit Herman Mordaunt en me jetant un regard d’intelligence. Nous sommes tous là pour attester qu’on nous servit un souper non-seulement copieux, mais succulent.

— Je remarque un sourire général qui m’annonce qu’on me cache quelque chose, s’écria Bulstrode, et je demande à être mis dans le secret.

Herman Mordaunt se mit alors à raconter toute l’histoire, sans en cacher la partie burlesque. Il s’étendit même avec une certaine complaisance sur le sermon prêché par M. Worden à Dorothée, et il me prit à témoin que ce sermon était excellent. Bulstrode rit beaucoup ; mais je crus remarquer que les deux jeunes amies auraient préféré qu’on ne parlât point de tout cela. Anneke essaya même une ou deux fois de détourner la conversation, lorsque son père faisait certains commentaires, d’un ton assez léger, sur ces sortes d’amusements en général.

— Ce Guert Ten Eyck n’a point son pareil, s’écria Bulstrode, et c’est vraiment parfois un être indéchiffrable. Je ne connais pas de jeune homme plus brave, plus prévenant, et en même temps plus entier dans ses opinions ; et dans d’autres moments c’est un enfant pour les goûts et pour les inclinations. Pourriez-vous m’expliquer cette contradiction, miss Anneke ?

— C’est simplement que l’éducation n’a pas développé les heureux germes que la nature avait mis en lui. Si Guert Ten Eyck avait été élevé à Oxford, il serait tout autre, mais il n’a reçu que l’éducation d’un enfant ; il ne peut être longtemps qu’un enfant, Je fus étonné d’entendre Anneke se prononcer aussi ouvertement ; il n’était pas dans ses habitudes d’avoir des opinions si tranchées sur les autres ; mais je ne fus pas longtemps à découvrir qu’elle n’épargnait point Guert en présence de ses amis, parce qu’elle voyait avec peine l’empire qu’il prenait de plus en plus sur Mary Wallace. Herman Mordaunt semblait partager l’opinion de sa fille, et j’eus bientôt l’occasion d’observer que le pauvre Guert n’avait pour tout allié dans la famille que celui que son mâle et bel extérieur, ses manières ouvertes et sa franchise extraordinaire lui avaient créé dans le cœur de Mary. Il est certain qu’il y avait dans l’habitude constante de Guert de se déprécier toujours lui-même, un charme qui prévenait immédiatement en sa faveur ; j’avoue, pour ma part, que ce fut ce qui me rendit sur-le-champ son ami, et ce qui lui a fait conserver toujours mon attachement.

Après le déjeuner, je sortis avec Bulstrode pour le reconduire à sa caserne, pendant que Dirck restait avec les dames.

— C’est une charmante famille, me dit mon compagnon en me prenant le bras, et je suis fier d’avoir quelques liens de parenté avec elle, quoique j’espère bien y tenir encore quelque jour de plus près.

Je tressaillis, et quittant le bras du major je me retournai à moitié pour le regarder en face. Bulstrode sourit, mais il conserva son sang-froid, et il reprit avec l’aisance d’un homme du monde :

— Je vois que ma franchise vous étonne ; mais pourquoi faire un mystère de ce qui est la vérité ? Quand on est bien décidé à rechercher la main d’une dame, je crois qu’il est d’un honnête homme de le déclarer hautement. N’est-ce pas votre manière de voir, monsieur Littlepage ?

— Le déclarer ? oui, sans doute, à la dame ; peut-être même, à la famille ; mais non pas à tout le monde.

— J’admets votre distinction, qui peut être bonne dans les cas ordinaires ; mais quand il s’agit d’Anneke Mordaunt, il y a de l’humanité à ne pas laisser de pauvres jeunes gens se consumer dans les langueurs d’une passion sans espoir. Je connais très-bien, Corny, la nature de vos relations avec la famille Mordaunt ; mais d’autres jeunes gens pourraient chercher à s’y introduire dans des vues plus intéressées.

— Est-ce à dire, monsieur Bulstrode, que miss Mordaunt est votre fiancée ?

— Oh ! non, car elle ne m’a pas encore accepté. Ce qui est vrai, c’est qu’avec le consentement de mon père, j’ai demandé à Herman Mordaunt la main de sa fille, et que l’affaire est en bon train. Finira-t-elle comme je le désire ? c’est ce que vous pouvez savoir tout aussi bien et mieux que moi, car, simple spectateur, vous êtes beaucoup mieux à même d’apprécier les sentiments d’Anneke, que moi, partie intéressée.

— Vous oubliez qu’avant ce matin il y avait dix mois que je ne vous avais vus ensemble ; et vous ne voudriez pas sans doute me laisser croire que vous avez attendu tout ce temps-là une réponse.

— Comme je vous regarde comme un ami de la famille, Corny, je ne vois pas pourquoi je ne vous exposerais pas franchement où en sont les choses ; car, depuis cette affaire du lion, vous êtes presque un Mordaunt vous-même. Quand vous me vîtes pour la première fois, j’avais déjà fait une déclaration, et l’on m’avait répondu, ce que commencent toujours par répondre toutes les jeunes personnes, — qu’on était trop jeune pour songer à se marier, — ce qui, par parenthèse, devient moins vrai de jour en jour ; que j’avais en Angleterre des parents que je devais consulter avant tout ; qu’on demandait du temps ; qu’autrement la réponse serait non ; enfin, tout ce qu’on dit en pareil cas, dans les préliminaires d’une négociation.

— Et vous en êtes toujours là ?

— En aucune façon, mon cher. J’écoutai Herman Mordaunt, car ce fut lui qui, de l’autre côté, tint le dé de la conversation, je l’écoutai avec la patience d’un saint, je tombai d’accord de tout ce qu’il dit, je déclarai l’intention où j’étais d’écrire à mon père, et alors de renouveler l’attaque quand je serais muni de son consentement.

— Et ce consentement vous arriva par le retour du bâtiment ? repris-je, ne pouvant m’imaginer qu’on pût hésiter à agréer Anneke Mordaunt pour belle-fille.

— Mais pas précisément par le retour du bâtiment, quoique sir Harry soit trop bien élevé pour négliger de répondre. C’est ce qui ne lui est jamais arrivé a ma connaissance ; pas même lorsque je le pressais un peu vivement au sujet de ma pension, quand je me trouvais à sec avant la fin du trimestre, — ce qui arrive assez souvent aux jeunes gens, n’est-ce pas, Corny ? — Eh bien, donc, à vous dire vrai, mon garçon, ce ne fut pas le consentement attendu que je reçus, mais simplement une réponse. Ce diable d’Atlantique n’en finit pas, et il faut du temps pour discuter une question, quand les interlocuteurs sont à mille lieues l’un de l’autre.

— Discuter ! et qu’y avait-il besoin de discuter pour convaincre sir Harry que vous ne pouviez pas faire un meilleur choix qu’Anneke Mordaunt, pourvu qu’on voulût bien de vous ?

— Pourvu qu’on voulût de moi ! Vous êtes vraiment primitif, mon cher, et j’admire votre candeur virginale. Eh bien ! nous verrons, au retour de la campagne, quand vous et moi nous reviendrons de Québec, nous verrons si l’on veut de moi.

— En attendant, vous n’avez pas répondu à ma question concernant Harry Bulstrode ?

— Je vous en demande pardon, à vous et à sir Harry. Ah ! vous pensez qu’il était si facile de convaincre mon père ? On voit bien que vous n’avez jamais été en Angleterre, mon ami, et vous ne pouvez comprendre quelle est l’opinion générale à l’égard des colonies ; vous sentiriez que cela fait beaucoup.

— J’aime à croire que la mère aime ses enfants, comme je suis certain que les enfants aiment leur mère.

— Oui, vous êtes tous de fidèles sujets, c’est une justice à vous rendre ; mais pourtant vous conviendrez qu’Albany n’est point Bath et que New-York n’est pas Westminster. Tenez, par exemple, cette église que nous voyons sur cette hauteur, et qu’on appelle Saint-Pierre, est une très-bonne église, une très-respectable église, fréquentée par une très-honnête congrégation ; mais enfin ce n’est ni l’église de Westminster ni celle de Saint-James.

— Je crois vous comprendre, monsieur : sir Harry ne se rendit pas à vos raisons ?

— Il fit une résistance de tous les diables ; et il ne fallut pas moins de trois lettres, dont la dernière était assez verte, pour l’amener à composition. Enfin je triomphai, et son consentement en bonne forme fut remis entre les mains d’Herman Mordaunt. J’avais un avantage : c’est que sir Harry est goutteux et asthmatique, et qu’il ne possède pas un pouce de terre qui ne soit substituée, de sorte que ce ne pouvait jamais être qu’une affaire de temps.

— Et tous ces détails ont été communiqués au père et à la fille ?

— Non, non, maître Corny ; je ne suis pas si niais ; vous autres provinciaux vous avez la peau aussi délicate que le raisin de fontainebleau, on ose à peine vous toucher. Je crois qu’Anneke ne voudrait pas épouser le duc de Norfolk lui-même, si la famille montrait la plus légère répugnance pour la recevoir.

— Et ne trouvez-vous pas qu’Anneke aurait raison d’obéir à un sentiment si honorable ?

— Je ne sais trop ; car, enfin, c’est le duc seul qu’elle épouserait, et non pas sa mère, ses oncles et ses amis. Pourquoi donc se créer des chimères à ce sujet ? Au surplus, nous n’en sommes pas encore là ; je vous répète, Littlepage, l’honneur m’en fait un devoir, que je ne suis pas encore formellement agréé ; seulement Anneke sait que le consentement de sir Harry est arrivé, et c’est un grand pas de fait. Sa grande objection sera de quitter son père, qui n’a pas d’autre enfant, et pour qui la séparation sera pénible ; il est probable que le changement de pays lui fera aussi quelque chose, car vous autres Américains vous avez tous la rage de rester chez vous.

— Il me semble que ce reproche n’est pas trop juste ; car ici l’opinion générale est au contraire que tout est mieux en Angleterre que dans les colonies.

— En vérité, Corny, répondit Bulstrode en souriant avec bonhomie, si vous alliez visiter notre vieille île, je crois qu’à certains égards cette opinion deviendrait aussi la vôtre.

— Et pourquoi pensez-vous qu’un voyage soit nécessaire pour cela ? Si j’étais Guert Ten Eyck, ou même Dirck Follock, à la bonne heure ; mais moi qui suis d’origine anglaise, dont le grand-père est Anglais et vit encore à Satanstoé, mon dévouement à l’Angleterre ne saurait être douteux.

Bulstrode me pressa le bras, et il ajouta en baissant la voix : — Je crois que vous avez raison, Corny ; la colonie est assez royaliste ; cependant il me semble que ces Hollandais regardent de moins bon œil nos habits rouges que les habitants d’origine anglaise ; doit-m’attribuer à leur flegme, ou à un reste de mauvaise humeur remontant à la conquête ?

— J’ai peine à le croire ; car, après tout, ce n’a pas été une conquête, mais un échange contre l’île que les Hollandais possèdent maintenant dans l’Amérique du Sud. Mais il est assez naturel que les descendants des Hollandais préfèrent les Hollandais aux Anglais.

— Je vous assure, Littlepage, que la froideur avec laquelle nous avons été accueillis par les Albaniens nous a frappés. Je ne vous parle pas des familles de distinction qui nous reçoivent à merveille. Ils devraient ne pas oublier que c’est pour eux que nous venons nous battre et pour empêcher les Français de les envahir.

— À cela ils répondraient probablement que les Français ne les inquiéteraient pas sans leur querelle avec l’Angleterre. — Mais je vais être obligé de vous quitter, monsieur Bulstrode ; j’ai quelques affaires à régler encore. Je n’ajouterai qu’un mot avant de nous séparer : c’est que le roi George II n’a pas de sujets plus dévoués dans ses États que ceux qui habitent ses provinces américaines.

Bulstrode sourit, me remercia du geste et du regard, et nous nous séparâmes.

Je ne manquai pas d’occupation le reste de la journée. Jaap était arrivé avec sa brigade de traîneaux ; chevaux, harnais, traîneaux et provisions, tout fut vendu sans difficulté au même fournisseur, et tout fut payé en bonne monnaie espagnole, qui est notre monnaie courante. C’est à peine si j’ai vu de mon temps deux ou trois billets de la banque d’Angleterre ; la guerre, toutefois, avait fait entrer dans le pays un assez grand nombre de guinées ; mais en général on préférait l’or espagnol. Quand toutes nos ventes furent faites, je me trouvai avoir avec Dirck, en pièces d’or, une somme de huit cent quatre-vingt-dix-huit dollars. Guert m’aida dans toutes ces démarches avec le même empressement et la même amitié que le premier jour ; non-seulement on nous acheta tout ce que nous avions, mais on retint même tous nos nègres, à l’exception de Jaap, pour le service de l’armée ; et ils furent dirigés le soir même sur le nord avec leurs attelages, très-contents de leurs personnes et du voyage qu’ils allaient faire.

Il était tard quand tout fut réglé, et Guert m’invita à monter dans son sleigh pour faire avec lui une promenade sur la rivière. Je connaissais alors mon nouvel ami ; je savais qu’il n’avait plus ni père ni mère, qu’il était à la tête d’une très-jolie fortune, et qu’il menait aussi grand train qu’il pouvait être compatible avec les habitudes simples de ceux qui l’entouraient. Le luxe des principales familles de New-York était surtout l’abondance de l’argenterie, du linge de table, de tout ce qui tient au ménage ; et puis quelquefois la possession de quelques bons tableaux ; ils étaient rares sans doute, mais enfin on voyait quelquefois se fourvoyer en Amérique quelques chefs-d’œuvre des grands maîtres, surtout de l’école flamande ou hollandaise.

Guert tenait son ménage de garçon dans une maison respectable, qui avait, suivant l’usage, son pignon sur la rue, et qui n’était pas très-grande. On voyait que sa vieille femme de charge avait des habitudes traditionnelles de propreté ; car on se fût miré dans tous les meubles, et tout était dans un ordre aussi parfait que s’il y eût eu une maîtresse de maison, et que cette maîtresse eût été Mary Wallace.

— Si elle consent jamais à me donner sa main, me dit Guert en me montrant son petit appartement, il faudra, Corny, que je fasse bâtir une autre maison. Celle-ci date déjà de cent ans, et quoique alors elle parût admirable, elle n’est pas digne de Mary Wallace. Heureux mortel ! que je vous envie votre invitation à déjeuner de ce matin ! Il faut que vous soyez au mieux avec Herman Mordaunt.

— Il m’honore de son amitié, Guert ; car avec la douce familiarité qui règne dans nos colonies, nous ne nous appelions déjà plus que Guert et Corny. J’ai eu le bonheur un jour de rendre un léger service à miss Anneke, et toute la famille à la bonté de s’en souvenir.

— Oui, j’ai cru remarquer surtout qu’Anneke avait une très-bonne mémoire. Mary Wallace m’a raconté toute l’histoire ; il s’agissait d’un lion. Ce n’est pas moi qui aurai jamais le bonheur de voir ma chère Mary entre les griffes d’un lion ou de quelque autre bête féroce ; juste le temps de lui montrer que Guert Ten Eyck a aussi du cœur. Mais, Corny, mon garçon, j’attends de vous un service. Vous êtes en si grande faveur que vous obtiendrez sur-le-champ ce que je désire, tandis que je supplierais en vain des mois entiers.

— Je vous ai trop d’obligations, Guert, pour ne pas faire ce qui dépendra de moi pour vous être agréable. Parlez, de quoi s’agit-il ?

— D’abord laissez là vos obligations ! je ne suis jamais plus heureux que quand j’achète ou je vends un cheval ; et, en vous aidant à vous débarrasser de vos vieux serviteurs, je n’ai pas fait grand tort au roi, après tout. Mais c’est justement de chevaux que je veux vous parler. Vous saurez, Littlepage, qu’il n’y a ni jeune homme, ni vieillard, à vingt milles à la ronde, qui ait un attelage comme le mien.

— Est-ce que par hasard vous voudriez le vendre à Mary Wallace ? demandai-je en souriant.

— Assurément, mon garçon, et non-seulement les chevaux, mais cette maison, et la vieille ferme, et deux ou trois magasins sur la rivière, et votre serviteur par-dessus le marché, si elle en voulait. Mais comme ces dames n’ont pas besoin de chevaux pour le moment, attendu qu’Herman Mordaunt en a d’excellents, qui même ont failli nous écraser, Corny, nous ajournerons la vente ; mais ce qui me ravirait, ce serait de conduire Mary et Anneke dans mon sleigh, avec cet attelage à moi, ne fût-ce que pendant quelques milles.

— Je ne crois pas que la négociation soit bien difficile. Les jeunes personnes aiment assez, d’ordinaire, ce genre de promenades.

— À voir l’ardeur du cheval qui est en tête, on dirait plutôt un colonel à la tête de son régiment, qu’un animal sans raison.

— J’en parlerai à Herman Mordaunt, ou à Anneke elle-même si vous le désirez.

— Et celui-ci ! pour peu que vous lui fassiez sentir la bride, il a les mouvements aussi souples qu’une dame qui danse un menuet. Il m’a conduit, Corny, à travers les plaines de Pins jusqu’à Schenectady en une heure vingt-six minutes, distance de seize milles à vol d’oiseau, mais de près de soixante, si l’on suit tous les détours des mille et une routes.

— Voyons ! que voulez-vous que je fasse ? parlerai-je à ces dames en les priant de désigner un jour ?

— Designer un jour ! oh ! que ce jour n’est-il déjà arrivé ! Corny, convenez que ce sont deux beautés !

— C’est ce dont, je crois, tout le monde conviendra sans peine, répondis-je en me méprenant sur le sens de ses paroles, — quoique dans un genre différent.

— Mais tout aussi semblables qu’il le faut pour former un attelage parfait. J’appelle l’un Jack et l’autre Moïse. Je n’ai jamais connu de cheval du nom de Jack qui ne fit merveille. Que ne donnerais-je pas, Corny, pour que Mary Wallace vît galoper ce noble animal !

Je promis à Guert que j’emploierais toute mon influence auprès de ces dames pour les décider ; et afin que je pusse parler en connaissance de cause, Guert demanda son équipage pour faire un tour avec moi. C’était vraiment quelque chose de curieux. J’avais vu des sleighs plus élégants, sous le rapport de la peinture, du vernis, des ornements ; Guert paraissait tenir peu à ces détails, Ce qu’il estimait avant tout dans le sien, c’était sa légèreté extrême, en même temps que sa solidité à toute épreuve. La couleur de l’extérieur était bleu de ciel, couleur favorite des Hollandais ; tandis qu’à l’intérieur elle était d’un rouge ardent. Les peaux étaient très-épaisses, et toutes de renard gris ; elles étaient bordées d’un drap écarlate qui en rehaussait l’effet. Je ne dois pas oublier les clochettes, indépendamment des quatre attachées aux harnais, accompagnement indispensable de tout sleigh, Guert avait adapté deux énormes courroies en cuir, qui de la selle passaient sous le ventre de Jack et de Moïse, et une autre courroie autour du cou de chaque cheval, et tout cela était garni d’un si grand nombre de clochettes que c’était vraiment un orchestre complet.

Ce fut dans cet équipage que nous nous élançâmes de la vieille maison de Ten Eyck. Tous les noirs dans la rue restaient ébahis de nous voir, et se tenaient les côtés de rire, seule manière qu’ait un nègre, fût-il au sermon, pour exprimer son admiration. Je me rappelle avoir entendu dire à un voyageur qui avait été jusqu’au Niagara, que son nègre n’avait fait que se pâmer de rire pendant la première demi-heure qu’il avait été en présence de l’imposante cataracte.

Et ce n’étaient pas les noirs seuls qui s’arrêtaient. Tous les jeunes gens rendaient aussi cet hommage à l’habileté de Guert, qui passait pour le meilleur cocher d’Albany. Des dames mêmes en sleighs se retournaient pour le voir ; et Guert, excité, animait ses coursiers ardents en les lançant à travers les traîneaux qui encombraient encore la grand’rue.

Nous nous dirigeâmes vers les vastes plaines qui s’étendent pendant plusieurs milles le long des rives occidentales de l’Hudson, au nord d’Albany. C’était la route que prenaient ordinairement les jeunes gens à la mode dans leurs promenades du soir. On s’arrêtait en chemin pour rendre une visite à madame Schuyler, veuve respectable qui, par ses relations, par son caractère et par sa fortune, occupait un rang élevé dans le monde. Guert connaissait cette dame, et il me proposa d’aller lui présenter mes hommages, ce que les étrangers de quelque distinction manquaient rarement de faire. Ce n’était qu’une distance de quelques milles à franchir ; pour Jack et pour Moïse, ce ne fut qu’un jeu ; et en moins d’une demi-heure, ils s’élançaient à travers la porte de la maison pour nous arrêter à l’entrée d’une pelouse qui devait être charmante en été.

— De par Jupiter, nous jouons de bonheur ! s’écria Guert dès qu’il eut jeté les yeux sur l’écurie. Voilà le sleigh d’Herman Mordaunt ; il est probable que ces dames ne sont pas loin.

En effet Anneke et Mary avaient dîné chez madame Schuyler, et on leur apportait leurs schalls et leurs manteaux au moment où nous entrions. J’avais trop entendu parler de madame Schuyler pour ne pas l’aborder avec une vive émotion, et, dans le premier moment, je ne vis qu’elle. Elle était d’un embonpoint qui lui permettait à peine de se lever, mais elle avait les yeux les plus spirituels du monde, et en même temps une expression de douceur et de bonté répandue sur toute sa figure. Au nom de Littlepage, elle jeta aussitôt un regard d’intelligence sur ses jeunes amies, mes yeux suivirent machinalement la même direction, et j’aperçus Anneke, qui rougissait et qui semblait un peu confuse. Quant à Mary Wallace, elle me parut éprouver, ce qu’elle ressentait chaque fois que Guert Ten Eyck s’approchait d’elle, une sorte de plaisir mélancolique.

— Je ne vous demanderai pas le nom de madame votre mère, monsieur Littlepage, dit madame Schuyler en me tendant la main ; nous nous sommes connues dans notre jeune temps. En son nom, vous êtes le bienvenu, comme vous ne pouvez manquer de l’être aussi pour vous-même, après le service signalé que j’apprends que vous avez rendu à ma jeune et belle amie que voici.

Je ne saurais dire à quel point ce petit compliment que je devais avant tout à Anneke me chatouilla délicieusement l’oreille. Guert, au contraire, haussait les épaules, et me jetait des œillades langoureuses comme pour me faire entendre qu’il déplorait toujours de ne pas voir son amante dans la gueule d’un lion. Il était impossible de ne pas rire des mines lamentables du pauvre garçon.

Je fus assez surpris de m’apercevoir que Guert semblait en assez grande faveur auprès d’une femme du caractère de madame Schuyler. Mais quelle est celle, même parmi les plus délicates et les plus sensées, qui ne se sent pas un faible pour ces demi-mauvais sujets qui rachètent leurs défauts par tant de charmantes qualités ? Le courage d’un lion brillait dans le regard de Guert, et il avait cet air, cette tournure, qui plaisent particulièrement aux femmes. Puis, ce qui lui donnait un charme infini, c’était de paraître ignorer complètement sa supériorité sur la plupart de ceux qui l’entouraient, pour les avantages extérieurs ; en même temps qu’il reconnaissait avec une humilité vraie tout ce qui lui manquait en connaissances. C’était seulement dans les entreprises hardies, téméraires, imprudentes, que Guert ambitionnait toujours le premier rang.

— Avez-vous encore vos beaux chevaux noirs, Guert ? demanda madame Schuyler qui savait toujours parler à chacun du sujet qui pouvait lui être le plus agréable. — Vous savez, ceux que vous avez achetés l’automne dernier ?

— N’en doutez pas, chère tante, — c’était le nom que donnaient à l’excellente dame tous les jeunes gens qui avaient quelques relations plus ou moins éloignées avec elle ; n’en doutez pas ; car je ne sais pas où l’on trouverait leurs pareils. Ces messieurs de l’armée prétendent qu’un cheval ne saurait être bon s’il n’est pas pur sang : je ne sais ce qu’ils veulent dire ; mais Jack et Moïse sont tous deux de race hollandaise ; et les Schuyler et les Ten Eyck ne conviendront jamais que le sang ne soit pas pur dans cette race. J’ai donné à chacun de ces animaux mon propre nom, et je les appelle Jack Ten Eyck et Moïse Ten Eyck.

— Vous auriez pu dire aussi les Littlepage et les Mordaunt, monsieur Ten Eyck, dit Anneke en riant, car ils ont aussi du sang hollandais dans les veines.

— Il est vrai, miss Anneke ; et miss Wallace est ici la seule véritable Anglaise. Mais, puisque la tante Schuyler a parlé de mes chevaux, je voudrais vous prier de me permettre de vous reconduire ce soir à Albany avec miss Mary. Votre sleigh pourrait suivre, et comme les chevaux de votre père sont anglais, nous aurions une occasion de comparer les deux races. Les anglo-saxons n’auront à traîner qu’un sleigh vide, et cependant je parierais, cheval contre cheval, que mes bons flamands garderont la tête et arriveront les premiers.

Anneke n’accepta pas cette proposition ; sa délicatesse naturelle lui faisait sentir que la réputation de Guert n’était pas assez solidement établie pour que deux jeunes filles pussent accepter le soir une place dans son sleigh, où ne se trouvaient pas toujours des dames de la première distinction. Mais il fit tant d’instances pour qu’au moins on voulût bien juger un jour de la bonté et de l’ardeur de ses chevaux, et je me joignis à lui avec tant de zèle, que Mary Wallace finit par promettre que la chose serait soumise à l’arbitrage d’Herman Mordaunt, et que, s’il l’approuvait, l’excursion tant désirée aurait lieu la semaine suivante.

Cette concession fut accueillie par le pauvre Guert avec un profond sentiment de gratitude ; et en retournant à la ville, il m’assura qu’il y avait un siècle qu’il ne s’était senti aussi heureux.

— Cette chère créature, cet ange céleste, devrais-je plutôt dire, ajouta-t-il, ferait de moi tout ce qu’elle voudrait. Je sais que je suis un fou, que j’aime trop nos plaisirs hollandais, et pas assez les livres ; mais qu’elle daigne me prendre par la main, me mener à la lisière, et dans un mois je serai devenu méconnaissable. Je ne sais vraiment pas, monsieur Littlepage, ce que les femmes ne feraient pas de nous, quand elles se le mettent sérieusement en tête. Heureux Jack ! s’écria-t-il en jetant un regard d’envie à son cheval ; que je voudrais être à ta place pour avoir le plaisir de traîner Mary Wallace dans cette excursion !