Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 25p. 100-110).
CHAPITRE XI.


Commencez par empêcher le sang de circuler dans nos veines ; alors, mylord, vous pourrez songer à faire entendre raison à l’amour.
Young



Nous arrivâmes au rivage en même temps que le traîneau de chasse, qui avait été obligé de faire un détour pour éviter de gros glaçons. On se figurerait difficilement la stupéfaction de M. Worden ; et ceux qui par pure obligeance s’étaient mis à sa poursuite n’étaient guère moins ébahis. C’étaient deux jeunes gens de bonne mine, qui parlaient anglais avec un léger accent hollandais, et trois jeunes dames aux yeux noirs sur le visage desquelles, à l’expression générale de surprise, se mêlait une certaine envie de rire. Voyant que nous étions étrangers, et que le fugitif était de notre société, un des jeunes gens ôta respectueusement son bonnet de fourrure, et, du ton le plus poli :

— Qu’a donc le révérend père, nous demanda-t-il, pour courir si vite.

— Ce que j’ai ? s’écria M. Worden, qui soufflait encore comme un bœuf, j’ai que je ne me soucie pas d’être noyé !

— Noyé ! répéta le jeune Hollandais en jetant les yeux sur la rivière, comme pour s’assurer qu’elle était toujours prise ; comment le révérend peut-il craindre un danger semblable ?

Comme M. Worden n’avait pas encore repris haleine, j’expliquai aux jeunes Albaniens que nous arrivions des environs de New-York ; que nous n’avions jamais passé une rivière sur la glace ; et que notre compagnon ayant mis pied à terre parce qu’il avait plus peur encore en traîneau, avait cherché à éviter également le leur, dont le voisinage ne lui semblait pas moins dangereux. Cette explication fut écoutée dans un respectueux silence, quoique j’eusse surpris un regard malin échangé entre les deux jeunes gens, et certain mouvement de lèvres chez les dames, qui prouvait qu’on avait assez de peine à ne pas éclater. Quand j’eus fini, le plus âgé des deux, grand et beau garçon de vingt-quatre à vingt-cinq ans, qui avait l’air très dégourdi, quoique ses manières et son costume annonçassent une personne de distinction, nous fit mille excuses de sa maladresse ; et descendant de voiture, il réclama l’honneur d’échanger une poignée de main avec chacun de nous. Il se nommait Guert Ten Eyck, nous dit-il, et il espérait que nous lui permettrions de nous faire les honneurs d’Albany. Il était connu de tout le monde, ajouta-t-il, et en cela il disait vrai, comme nous eûmes bientôt l’occasion de nous en assurer. Guert Ten Eyck avait la réputation d’un vrai boute-en-train, et il faisait autant de folies qu’on peut s’en permettre sans descendre au-dessous d’un certain niveau dans la société. Les jeunes dames qui l’accompagnaient étaient d’un cran au-dessous de lui, ce qui leur faisait rechercher sa compagnie avec d’autant plus d’empressement qu’il était joli garçon, toujours prêt à rire, ayant toujours la bourse à la main, et qu’on pouvait se bercer secrètement de l’espoir d’être l’heureuse personne destinée par la Providence à faire d’un mauvais sujet le meilleur des maris.

Il va sans dire que ces particularités ne nous étaient pas connues alors, et nous accueillîmes les offres obligeantes de Guert Ten Eyck avec le même empressement qu’il montrait à les faire. Il s’informa de l’hôtel où nous devions descendre, promit de ne pas tarder à venir nous voir, et nous serra de nouveau cordialement la main. Son compagnon nous fit un salut distingué ; le trio aux yeux noirs, placé sur le siège de derrière, nous adressa un gracieux sourire ; et ils partirent à bride abattue, faisant retentir du bruit de leurs clochettes tous les échos d’Albany. Pendant ce temps, M. Worden avait repris sa place, et nous suivîmes plus modérément, notre attelage n’ayant rien de l’ardeur hollandaise de deux chevaux qui venaient de quitter l’écurie. Telles furent les circonstances sous l’empire desquelles nous fîmes notre entrée dans l’ancienne cité d’Albany. J’espérais que le petit incident de la chasse donnée au révérend serait bientôt oublié, car on n’aime pas à se trouver mêlé dans une histoire qui à son côté grotesque ; mais nous comptions sans notre hôte : Guert n’était pas homme à laisser dormir une semblable affaire ; il s’en empara, la broda de toutes les manières, et bientôt on ne parla dans tout le pays que des « gambades du révérend. »

Albany, en 1758, était essentiellement une ville hollandaise. En passant, nous n’entendions guère parler que hollandais ; c’était en patois hollandais que les femmes grondaient leurs enfants ; usage, soit dit en passant, auquel cette langue semble merveilleusement appropriée ; les nègres chantaient des chansons hollandaises ; on s’appelait en hollandais ; enfin le hollandais régnait en souverain. On rencontrait beaucoup de militaires dans les rues, et d’autres signes indiquaient la présence de troupes assez considérables. Cependant Albany ne me parut qu’une petite ville de province auprès d’York. Il faut dire qu’alors on y comptait à peine quatre mille habitants. La grande rue, où se trouvait notre hôtel, était d’une dimension tout à fait remarquable ; mais les ruelles qui y conduisaient étaient tellement étroites qu’on avait voulu évidemment regagner sur elles l’espace qu’on lui avait donné.

La foule réunie dans cette rue où étaient entassés des traîneaux remplis, les uns de bois, les autres d’oies, de dindons, de volailles de toute espèce, de gibier de toute sorte ; les sleighs qui fendaient l’air, remplis de jeunes gens des deux sexes ; le son incessant des clochettes ; les cris et les discussions en bas-hollandais ; les énergiques jurons anglais des sergents ; les gros rires des nègres ; sans parler de la beauté d’une journée où le ciel était aussi pur que l’air était froid ; tout cela produisit sur moi un effet semblable à celui que j’avais éprouvé en entrant pour la première fois au spectacle. Et ce n’était pas le trait le moins frappant du tableau de voir Jason, au milieu de la rue, ouvrant de grands yeux ébahis, avec son habit vert pomme et ses bas chinés.

J’étais sorti avec Dirck pour passer en revue les principales curiosités de la ville, et nous étions arrêtés devant la façade de l’église hollandaise, quand Guert Ten Eyck nous accosta avec la cordialité franche et sans façon que nous avions déjà remarquée en lui :

— Bonjour, monsieur Littlepage ; votre serviteur, monsieur Follock, cria-t-il en nous serrant la main à nous la briser ; justement je vous cherchais. Vous saurez que quelques amis et moi nous sommes dans l’habitude de nous réunir l’hiver pour souper ensemble ; c’est aujourd’hui que nous enterrons joyeusement la saison, et ils m’ont tous exprimé le désir de vous avoir. J’espère que vous ne nous refuserez pas. Nous nous réunissons à neuf heures, nous soupons à dix, nous nous séparons à minuit ; c’est tout ce qu’il y a de plus régulier, et nous sommes d’une sagesse exemplaire.

Il y avait quelque chose de si ouvert, de si engageant, de si simple en même temps dans la manière dont cette invitation était faite, qu’il n’était guère possible de la refuser. Nous savions que le nom de Ten Eyck était considéré dans la colonie ; il avait une mise des plus soignées ; au moment où nous l’avions rencontré pour la première fois, il conduisait un attelage des plus fringants. C’était évidemment un homme de bonne compagnie, quoiqu’il eût son cachet particulier.

— Nous ne nous ferons pas prier, monsieur Ten Eyck, répondis-je ; vous nous invitez de si bonne grâce que, mon ami et moi, nous acceptons avec plaisir.

— Comment, votre ami ? ce sont vos amis que nous attendons ; il nous les faut tous, et j’en vois un d’ici dont je me charge, je suis sûr qu’il ne me refusera pas. — C’était l’habit vert pomme qu’il avait entrevu. — Quant au révérend, il viendra aussi ; il a l’air d’un bon vivant, et je suis sûr qu’il n’est pas le dernier quand il s’agit de manger un dindon et de boire un bon verre de madère. D’ailleurs il doit avoir besoin de se restaurer un peu, après l’exercice violent qu’il a fait.

— M. Worden tient très-bien sa place à table. Je lui ferai part de votre invitation, et j’espère le décider à nous accompagner.

— N’y manquez pas ; sans lui la partie ne serait pas complète. Ainsi donc au revoir, mon cher monsieur Littlepage ; j’ai dans l’idée que nous allons devenir des amis inséparables. Vous m’avez plu du premier coup d’œil, et je suis bon physionomiste. Ah ! ça, comme vous ne connaissez pas la ville, je viendrai vous prendre. À huit heures et demie, je serai chez vous.

Guert nous fit ses adieux par une nouvelle poignée de main, et nous continuâmes notre excursion. Nous montâmes la rue jusqu’à l’église anglaise, édifice imposant construit en pierres de taille. À l’exception de la Trinité, à New-York, c’était le plus grand temple, consacré à l’exercice de notre culte, que j’eusse encore vu. Si Saint-Pierre d’Albany n’était pas tout à fait Saint-Pierre de Rome, ce n’était point pour cela une église à dédaigner. À notre surprise, nous rencontrâmes à la porte le révérend M. Worden et M. Jason Newcome, qui venaient d’envoyer un petit enfant demander la clef au sacristain. La clef ne tarda pas à arriver, et nous entrâmes.

Je n’ai jamais conçu qu’on entrât dans un temple quelconque consacré au service de Dieu sans un sentiment de respect. Quand ce ne serait point par conviction, ce devrait être au moins par convenance. Mais Jason ne pensait pas ainsi. Il entra dans Saint-Pierre avec le même air d’inditférence et de cynisme qu’il montrait pour tout ce qui n’était pas argent, depuis l’instant où il avait mis le pied dans la colonie d’York. D’ordinaire, il portait son chapeau renversé sur le derrière de la tête, comme pour se donner un air de dédain et de crânerie ; mais je remarquai que, pendant que nous nous découvrions tous, il enfonçait son castor jusqu’aux oreilles, comme par bravade. Se découvrir dans une église lui semblait une sorte d’idolâtrie ; que sait-on ! il pouvait y avoir des images cachées, et l’on ne saurait jamais se tenir trop en garde contre les pièges de l’esprit malin. C’était la réponse qu’il m’avait faite un jour que je lui reprochais d’être entré dans ma propre paroisse le chapeau sur la tête.

L’intérieur de Saint-Pierre ne me parut pas moins remarquable que son extérieur. Trois des bancs destinés aux fidèles étaient surmontés de dais sur lesquels étaient des armoiries. Ils appartenaient aux familles de Van Reusselaer et de Schuyler. Ils étaient recouverts de drap noir en signe de deuil, sans doute par suite de quelque perte faite par l’une de ces anciennes familles, qui étaient alliées de très-près. Il y avait aussi quelques écussons appendus aux murs, pour rappeler le souvenir soit d’officiers anglais de distinction, morts au service du roi dans la colonie, soit de quelques-uns de nos compatriotes les plus éminents. Le voyageur de l’Ancien-Monde qui trouve ces traces aristocratiques croit y voir un pronostic pour l’avenir, tandis que c’est simplement un reflet du passé ;

— Pourquoi donc ces dais et tous ces ornements, Corny ? demanda le pédagogue, d’un air dédaigneux.

— Pour marquer la place de quelques familles de distinction, monsieur Newcome.

— Est-ce que vous croyez que dans le Paradis elles auront de ces fariboles sur leurs têtes ?

— Je n’en sais rien, monsieur ; mais il est certain que le juste n’aura pas besoin de ces distinctions pour être discerné de l’impie.

— C’est ridicule au superlatif. C’est sans doute pour les trois grandes autorités de l’Église : l’évêque, le ministre et le doyen. À merveille ! qu’ils se dorlotent ici-bas, ils ne seront peut-être pas si à leur aise ailleurs.

Cet esprit de dénigrement ne le quittait jamais, et je crus inutile de lui répondre. En sortant de l’église, je fis part à M. Worden de l’invitation de Guert. Il fit quelques difficultés ; il n’avait pas encore vu son révérend frère, le ministre de Saint-Pierre, et il voulait lui demander, comme une faveur, d’officier à sa place le dimanche suivant ; il ne pouvait prendre aucun engagement avant que cette grave affaire fût décidée. Justement, en retournant à notre hôtel, nous rencontrâmes le ministre ; l’arrangement fut bientôt conclu : M. Worden prêcherait matin et soir, et tant qu’il voudrait.

— À propos, mon cher frère, demanda M. Worden, en forme de parenthèse, les Ten Eyck sont une famille respectable, n’est-ce pas ?

— Très-respectable, mon cher monsieur, on l’estime infiniment.

— Corny, me dit alors M. Worden à l’oreille, décidément, j’accepte ; prévenez nos nouveaux amis que j’irai souper avec eux. Il sera bon de leur faire entendre que je ne suis pas un puritain, moi ?

À peine arrivés, nous nous trouvions déjà lancés dans le monde. Dans deux jours M. Worden allait monter en chaire ; et, le jour même, il était invité à souper. C’était un début qui promettait. En attendant, il fallait songer à dîner.

On nous servit un repas assez bon. Par bonheur, suivant l’observation judicieuse de M. Worden, le plat principal était du gibier, mets d’une digestion plus facile, qui nous permettrait de faire encore honneur au souper. Nous suivîmes ce bon conseil, mais Dirck cependant ne put résister à la vue appétissante de quelques ragoûts hollandais, et il y eut un certain hachis auquel Jason commença par dire deux mots, mais qu’il ne quitta ensuite qu’après avoir épuisé la conversation avec lui.

Après le dîner, une petite promenade était encore nécessaire, soit pour employer le temps, soit pour redonner un peu d’ardeur à l’appétit. D’ailleurs, nous avions aussi une vente à faire, et il fallait chercher à nous aboucher, Dirck et moi, avec quelque fournisseur de l’armée. Mon heureuse étoile me fit encore rencontrer Guert, qui semblait passer sa vie dans la rue. Après lui avoir appris l’acceptation du révérend, le hasard fit que, dans le cours de la conversation, je vins à parler de quelques chevaux et de quelques denrées que j’avais à vendre.

— Parbleu ! mon cher Littlepage, vous ne pouviez mieux vous adresser, s’écria Guert avec son sourire ouvert. J’ai votre homme. C’est un gros fournisseur qui achète en ce moment tout ce qu’il peut trouver. Suivez-moi, je vais vous conduire chez lui.

Chemin faisant, Guert nous recommanda de ne rien rabattre du prix que nous demanderions ; que c’était le roi qui payait, après tout.

— Il est bon que vous sachiez que l’ordre est venu d’acheter des chevaux à tout prix, ajouta-t-il ; ainsi donc, dites que vous ne voulez point les vendre sans les traîneaux et les harnais, et les gens du roi prendront tout en bloc.

L’idée était bonne et j’en profitai. Le fournisseur se montra en effet d’excellente composition. Un messager fut envoyé à l’écurie, et les chevaux comparurent en personne. Ils étaient un peu poussifs ; mais Guert montra un talent merveilleux pour les faire valoir ; et le marché fut bientôt conclu. On nous paya comptant en bonnes pièces d’or espagnoles. Les peaux même furent vendues avec le reste, et Guert, pour établir une concurrence qui tournât à mon profit, se montra amateur de la peau d’ours, qui lui avait donné dans l’œil, et qu’il voulut absolument me payer une guinée. Je fis mes efforts pour la lui faire accepter, en souvenir de notre heureuse rencontre ; mais il n’y voulut jamais consentir. Guert, dans toutes les affaires d’argent, montrait la délicatesse la plus sévère. Je n’irai pas jusqu’à dire que j’aurais acheté un cheval sur sa recommandation, surtout si le cheval lui eût appartenu, les maquignons ont leurs faiblesses ; mais, au demeurant, Guert était un des plus honnêtes garçons qu’on pût voir.

Le fournisseur craignait tant de se voir souffler son marché, qu’il m’acheta de confiance les sleighs, les traîneaux, les attelages et les provisions, qui n’étaient même pas encore arrivés. Il est vrai qu’il connaissait mon père de réputation, et que son nom lui parut une garantie suffisante. Pour donner une idée du mouvement qui régnait alors, car en vingt-quatre heures les routes pouvaient devenir impraticables, j’ajouterai que le sleigh qui venait d’être acheté fut chargé à l’instant même et dirigé sur le nord, avec ordre à ceux qui le conduisaient de s’avancer le plus près possible du lac George. De là le convoi pouvait facilement rejoindre l’armée, par le moyen des deux lacs.

— Eh bien ! Littlepage, s’écria Guert avec enjouement, voilà une affaire terminée. Vous avez obtenu de bons prix, et le roi, je l’espère, a de bons chevaux. Peut-être sont-ils un peu vénérables ; mais qu’importe ? l’armée tuerait le coursier le meilleur de la colonie en moins d’une campagne dans les bois ; autant vaut lui en donner de vieux et d’invalides. Mais voyons ; si nous allions faire un tour dans la grande rue ; le cœur vous en dit-il ? c’est l’heure où les jeunes dames sortent ordinairement en sleigh pour faire leur promenade du soir.

— Sans doute les dames d’Albany sont d’une beauté remarquable, monsieur Ten Eyck ? demandai-je à mon compagnon, voulant dire quelque chose d’agréable à un homme qui montrait tant d’empressement à me servir. Les échantillons que j’ai pu voir ce matin, en traversant la rivière, m’en ont donné l’idée la plus favorable.

— Mon cher monsieur, nous n’avons pas à nous plaindre ; nos dames, en général, sont charmantes, pleines de grâces et d’amabilité ; mais il en est arrivé une cet hiver de la partie de la colonie que vous habitez, dont l’approche seule serait capable de faire fondre les glaces de l’Hudson !

Mon cœur battit plus vite, car je ne connaissais qu’une personne qui pût produire une sensation semblable.

— Elle est donc de New-York, monsieur Ten Eyck ? m’aventurai-je à demander.

— Sans doute, mon cher. Le voisinage de l’armée nous vaut la présence de quelques beautés anglaises ; mais il n’est colonel, major ni capitaine qui en ait amené de comparables à celles qui accompagnent Herman Mordaunt. Peut-être ce nom ne vous est-il pas inconnu ?

— Nullement, monsieur. Herman Mordaunt est même le parent de Dirck Follock, mon ami, que voici.

— Ma foi, M. Follock est un heureux mortel de pouvoir appeler sa cousine une personne aussi ravissante qu’Anneke Mordaunt.

— Oh ! oui, monsieur ! m’écriai-je vivement ; Anneke Mordaunt est la plus jolie fille de l’York.

— Doucement, je ne vais pas aussi loin, reprit Guert en modérant son enthousiasme d’une manière qui me surprit, bien qu’un vif sentiment d’admiration se peignît toujours sur sa belle figure ; miss Mordaunt est très-bien, j’en demeure d’accord ; mais il y a avec elle une miss Mary Wallace qui fait tout autant de sensation à Albany.

Mary Wallace ! Jamais il ne me serait venu à l’idée de comparer la pensive, la silencieuse Mary, malgré toutes ses perfections, à Anneke Mordaunt. Ce n’était pas qu’elle ne fût très-agréable. Elle était même jolie, et sa figure avait une expression calme et angélique qui m’avait souvent frappé. Partout ailleurs qu’auprès de son amie, elle n’eût pu manquer de fixer l’attention du plus indifférent.

Ainsi donc Guert Ten Eyck admirait, aimait peut-être Mary Wallace ! nouvelle preuve, s’il en était besoin, de notre penchant à aimer nos contrastes. Il était impossible de voir deux personnes d’un caractère plus opposé que Mary Wallace et Guert Ten Eyck.

— Miss Wallace est charmante en effet, répondis-je dès que je fus revenu de ma surprise ; et je ne suis pas étonné de vous entendre parler d’elle avec tant d’admiration !

Guert s’arrêta tout court au milieu de la rue, me regarda en face avec une expression de sincérité qui ne pouvait être feinte, me prit la main, et me dit d’un ton pénétré :

— De l’admiration, monsieur Littlepagel ce n’est pas un mot assez énergique pour exprimer ce que je ressens pour Mary. Je voudrais l’épouser dans une heure, et la chérir tout le reste de ma vie. Je l’adore, et je baiserais l’empreinte de ses pas !

— Et vous le lui avez dit, monsieur Ten Eyck ?

— À satiété, mon cher monsieur. Voilà deux mois qu’elle est à Albany, et mon cœur lui appartenait dès la première semaine. Je le lui ai offert sur-le-champ, et je crains même de m’être trop pressé ; Mary est une jeune personne sensée et prudente, et les personnes de ce caractère sont portées à se méfier des jeunes gens qui se déclarent trop vite. Elles aiment à être servies pendant sept ans, et sept ans encore, comme Joseph servit pour mériter Putiphar.

— Vous voulez dire, comme Jacob servit pour mériter Rachel.

— Jacob, Joseph, peu importe ; quoique dans nos bibles hollandaises, je pense que c’est de Joseph qu’il est question. En tout cas, vous savez ce que je veux dire, monsieur Littlepage. Si vous voulez voir ces dames, venez avec moi. Je vous conduirai à un endroit où le sleigh d’Herman Mordaunt ne manque jamais de passer à cette heure. J’en sais quelque chose, attendu que je suis toujours là pour saluer ces dames.

Je commençai à comprendre pourquoi Guert était continuellement dans la rue. Au surplus, il nous tint parole, et il nous posta près de l’église hollandaise, devant laquelle j’eus bientôt le bonheur de voir passer Anneke et son amie. Anneke était aussi fraîche, aussi ravissante que jamais. Je crus remarquer que les yeux de Mary Wallace cherchaient l’angle où Guert s’était placé, et qu’elle rougit en lui rendant son salut. Mais le tressaillement de surprise qui échappa à miss Mordaunt en me voyant ainsi inopinément devant elle, son regard enflammé, le sourire qu’elle m’adressa, tout me remplit d’une émotion que j’eus toutes les peines du monde à contenir.