Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 25p. 91-100).
CHAPITRE X.


Cher Hasty-Pudding, quel bonheur inespéré de te trouver en Savoie ! Condamné à errer dans tout l’univers sans patrie, sans asile, toutes mes peines sont oubliées : je serre la main d’un ami !
Barlow



L’hiver tirait à sa fin, et le vingt et unième anniversaire de ma naissance était passé. Mon père et le colonel Follock, qui cet hiver-là vint fumer avec lui plus souvent que de coutume, commencèrent à parler sérieusement du voyage que je devais faire avec Dirck à la recherche des terres concédées. On se procura des cartes, on fit des calculs minutieux, et chaque membre de la famille fut appelé à donner son avis sur la marche à suivre. J’avouerai que la vue du vaste et gros parchemin qui contenait le plan de Mooseridge (le Mont-aux-Rennes), c’était le nom de notre nouvelle propriété, excita certains sentiments de convoitise dans mon esprit. Des ruisseaux circulaient en tous sens à travers les collines et les vallées ; de petits lacs étaient disséminés à la surface ; en un mot l’artiste qui avait dressé le plan n’avait rien omis de ce qui pouvait donner du charme et de la valeur à la propriété[1]. Si c’était une bonne chose d’être l’héritier de Satanstoé, il était encore préférable de posséder en commun avec mon ami Dirck toutes ces vastes plaines, ces collines verdoyantes, ces ruisseaux limpides et ces lacs pittoresques. En un mot, pour la première fois dans l’histoire des colonies, les Littlepage se trouvaient à la tête de ce qu’on pouvait appeler un domaine.

Le premier point à régler, c’était la manière dont Dirck et moi nous nous rendrions à Mooseridge. Deux modes de transport se présentaient : nous pouvions attendre que la rivière fût navigable, et alors nous embarquer sur un des sloops qui partent une ou deux fois par semaine de New-York pour Albany au retour de la belle saison. Mais l’armée se servirait sans doute de cette voie, et il faudrait alors s’exposer à une foule de retards et de désagréments pour attendre le bon plaisir des quartiers-maîtres et des fournisseurs. Mon grand-père, vieillard vénérable à cheveux blancs, qui restait en robe de chambre et en bonnet de coton toute la matinée, mais qui ne manquait jamais de mettre sa perruque et de faire sa toilette pour le dîner, secoua la tête dès qu’il en fut question, et nous engagea à conserver, avant tout, la liberté de nos mouvements.

— Ayez affaire le moins possible à tous ces gens-là, Corny, me dit-il ; c’est l’argent qu’ils recherchent et non l’honneur ; et si vous tombez dans leurs griffes, ils vous traiteront comme un baril de bœuf ou un tas de pommes de terre. Si vous êtes obligé de suivre l’armée, mon garçon, restez au milieu des vrais soldats, mais surtout évitez les fournisseurs.

Il ne fallait donc plus songer à aller par eau. Restait la voie de terre. En partant en traîneau avant que la neige qui couvrait les routes fût fondue, nous pouvions être en trois jours à Albany. Il n’y avait plus à traiter que la question économique, et voici le plan auquel on s’arrêta. Si j’en parle, c’est qu’il me semble éminemment judicieux. On savait qu’il faudrait beaucoup de chevaux pour l’armée, pour le transport des provisions, etc. Or, nous avions à la maison quelques chevaux robustes, qui commençaient à se faire vieux, mais qui pouvaient encore très-bien servir pour une campagne. Le colonel Follock en avait de semblables, et le tout réuni s’élevait à quatorze. C’était de quoi faire trois beaux attelages, et il devait rester encore deux chevaux pour porter une charge plus légère. On se procura de vieux traîneaux de toute solidité ; Jaap, avec deux autres nègres, fut envoyé en avant à la tête de ce que mon père appelait une brigade de traîneaux de transport. On y avait placé tout le porc et la farine qui n’étaient pas nécessaires à la consommation des deux familles. La guerre avait fait monter considérablement le prix de ces denrées, et nos parents décidèrent que nous ne pouvions trouver de meilleure occasion d’apprendre à tirer parti du produit de nos terres. Pour que Jaap eût le temps de faire manœuvrer sa lourde brigade, il partit deux grands jours avant nous. Les nègres portaient les provisions nécessaires pour leur nourriture et celle des chevaux. Il est bon de prendre toutes ses précautions, et il ne faut pas faire en route de dépenses inutiles.

Quand tout fut prêt, il nous fallut écouter les derniers avis de nos parents avant de nous lancer dans le monde.

— Corny, me dit mon père en me faisant venir dans son cabinet ; voici les titres et les contrats qui établissent notre propriété vous ferez bien de les consulter avant de faire aucune vente. Voici aussi des lettres de recommandation auprès de quelques militaires, dont je voudrais vous voir cultiver la connaissance. Celle-ci, entre autres, est pour mon vieux capitaine, Charles Merrewether, qui est maintenant lieutenant-colonel, et qui commande un bataillon dans le Royal-Américain. Il pourra vous être très-utile, quand vous serez près de l’armée. Le porc, quand il est de la qualité de celui que vous aurez, doit se vendre, dit-on, trois demi-joes le baril ; ainsi vous pouvez vous baser là-dessus. Si par hasard on vous invite à la table du commandant en chef, ce qui pourrait bien arriver, par suite de l’amitié que me porte le colonel Merrewether, j’espère qu’on reconnaîtra en vous un digne descendant des Littlepage, qui se sont toujours signalés par leur dévouement. À propos, j’oubliais la farine ; elle doit valoir deux demi-joes le baril dans un moment comme celui-ci. J’ai glissé aussi une ou deux lettres pour quelques-uns des Schuylers, avec qui j’ai servi quand j’étais à votre âge. Ce sont des personnes de la première distinction ; alliées à la bonne et vieille famille des Van Cortland et même quelque peu aux Bensselaers. Ah ! s’ils marchandent le baril de langues marqué T…

— Qui donc, mon père, les Schuylers ?

— Mais, non, je parle des fournisseurs de l’armée, vous leur direz qu’elles ont été salées à la maison, et qu’elles sont dignes de figurer sur la table du commandant en chef.

Telles furent en résumé les dernières instructions de mon père. Celles de ma mère furent d’une tout autre nature :

— Mon cher enfant, me dit-elle, voilà un moment bien important pour vous. Vous allez nous quitter, et vous verrez bien du pays. N’oubliez pas, je vous en conjure, ce que votre parrain a promis pour vous à votre baptême, ni ce que vous devez à votre famille et à vous-même. Les lettres que vous emportez vont sans doute vous ouvrir l’entrée des meilleures maisons, et c’est un grand avantage pour un jeune homme. Recherchez surtout la société des personnes respectables de notre sexe. Les jeunes gens ne peuvent que gagner auprès des femmes honnêtes, leur conduite n’en est que meilleure et leurs principes que plus sûrs.

— Mais, ma mère, si nous devons accompagner quelque temps l’armée, comme mon père et le colonel Follock le désirent, nous ne pourrons guère cultiver la société des dames.

— Je parle du temps que vous passerez à Albany ou dans les environs. D’ailleurs, je ne vois pas trop ce que vous feriez avec l’armée, puisque vous n’êtes pas militaires. Je vous ai procuré une lettre de recommandation pour madame Schuyler, une des dames les plus respectables du comté. J’exige absolument que vous la lui remettiez en mains propres. Il se pourrait aussi qu’Herman Mordaunt…

— Comment ! est-ce qu’Herman Mordaunt et Anneke…  ?

— Je n’ai point parlé d’Anneke, mon enfant, dit ma mère en souriant, quoique, en effet, elle accompagne son père. Ma sœur Legge m’écrit qu’ils sont partis de New-York il y a deux mois, et qu’ils ont le projet de passer l’été dans le nord. Ce n’est pas tout. Elle me mande qu’Herman est chargé de quelque mission importante, qu’on ne connaît pas, et qui doit le retenir jusqu’à la fin de la saison près d’Albany et des postes militaires. Le motif apparent qu’il donne à son voyage est d’aller visiter quelques terres qu’il possède de ce côté. Sa fille et Mary Wallace sont avec lui, et il a emmené plusieurs domestiques avec un traîneau chargé d’effets, ce qui indique une absence de quelque durée. Écoutez, je ne veux rien vous cacher. Ce n’est pas que votre mère craigne pour son fils la comparaison avec quelque jeune homme que ce soit des colonies, mais enfin on se dit tout bas à New-York…

— De grâce, que dit-on, ma mère ? ne craignez rien ; j’ai du courage.

— Eh bien ! on dit qu’Herman Mordaunt ne s’est fait donner cette mission que pour avoir occasion de conduire Anneke près d’un certain régiment où se trouve le fils d’un baronnet qui lui est quelque peu parent, et qu’il désire faire épouser à sa fille.

— Quelle supposition ! m’écriai-je avec indignation. Jamais Anneke Mordaunt n’a pu concevoir un projet si peu délicat !

— Anneke, non ; mais son père, ce n’est pas la même chose. Les pères ont beaucoup d’audace, et les mères aussi, je puis en parler, moi, — quand il s’agit du bonheur de leur enfant.

— Mais qui lui répond qu’il l’assurerait ainsi ? Comment, d’ailleurs, peut-on si bien savoir ce qui se passe dans le cœur d’Herman Mordaunt ?

— En jugeant les autres d’après soi-même, mon cher fils ; mais je conviens que le moyen est loin d’être infaillible, et c’est ce qui peut vous laisser quelque espoir. Je ne vous le cacherai pas, Corny ; vous ne sauriez me donner de fille que j’aimasse plus tendrement. Nous sommes parents, comme vous savez ; la trisaïeule de son père…

— Laissons là sa trisaïeule, ma bonne, mon excellente mère ! Si vous saviez quel bien vous me faites ! Non, jamais vous n’aurez d’autre fille qu’Anneke Mordaunt ; elle ou personne !

— Ne parlez pas ainsi, Corny, je vous en conjure ! s’écria ma mère avec un certain effroi. Songez qu’on ne peut répondre des goûts ; c’est un rival redoutable qu’un régiment ; et, après tout, ce M. Bulstrode, comme on le nomme, je crois, pourrait convenir à la fille aussi bien qu’au père. Mon pauvre Corny rester toujours garçon, quand il n’y a pas une fille du comté qui ne dût être fière de l’épouser ! Non, cela ne peut pas être.

— Allons, ma mère, n’en parlons plus. — Mais est-il vrai que M. Worden doive partir avec nous ?

— Non-seulement M. Worden, mais M. Newcome. M. Worden regarde comme un devoir de suivre l’armée où il y a si peu d’aumôniers ; et dans ces vilaines guerres les pauvres âmes sont appelées si subitement à rendre leur dernier compte, que personne n’a vraiment le courage de s’opposer à son départ.

Un jour ou deux après cette conversation, notre petite troupe quitta Satanstoé avec un certain éclat. Deux chevaux, appartenant par moitié aux deux familles, étaient attelés à un sleigh[2] qui avait été remis à neuf pour le voyage, et qui était la propriété exclusive du colonel Follock. Dirck avait ordre de le vendre aussitôt notre arrivée ; l’extérieur était bleu de ciel, l’intérieur, rouge-ardent, couleur fort en vogue pour ce genre de voitures, parce qu’elle emporte une idée de chaleur ; c’est du moins ce que disent les vieilles gens, quoique j’avoue que, dans la pratique, j’aie toujours trouvé que ce n’était pas autre chose qu’une idée.

Nous avions deux peaux de bison et une peau d’ours ; la peau d’ours, recouverte d’un drap écarlate, avait tout à fait bonne façon. Des deux peaux de bison, l’une, la plus grande, était placée sur le siège de derrière et retombait sur le dos du traîneau, qui était assez élevé pour nous préserver du vent ; l’autre était étendue au fond de la voiture en guise de tapis, et recouvrait en même temps mes genoux et ceux de Dirck en formant une sorte de tablier, qui nous préservait du froid de ce côté. La peau d’ours formait coussin pour nous sur le siège de devant, et tablier pour Jason et pour M. Worden, qui étaient assis par derrière.

Ce fut le 1er mars 1758 que nous partîmes pour cette mémorable expédition ; l’hiver avait jeté ce qu’il est habituellement dans nos latitudes, quoiqu’il fût tombé plus de neige qu’à l’ordinaire le long de la côte. L’air de la mer et la neige ne vont guère bien ensemble ; cependant j’avais été en traîneau autour de la ferme pendant la plus grande partie du mois de février. Il y avait bien alors des apparences de dégel, et le vent tournait au sud ; aussi mon père nous conseilla-t-il de prendre la route qui traversait le comté par le milieu, et de gagner les hauteurs le plus tôt possible. Non-seulement il y avait toujours plus de neige dans cette partie du pays, mais elle résistait plus longtemps à l’action du dégel que celle qui était tombée plus près de la mer. Je reçus le dernier baiser des ma mère, la dernière poignée demain de mon père, la bénédiction de mon grand-père ; je montai dans le sleigh, je pris les rênes des mains de Dirck, et nous partîmes.

Il faudrait supposer des personnes d’une humeur bien sombre pour qu’un voyage fait en traîneau ne fût pas gai. Nous étions tous disposés à nous amuser, quoique Jason ne pût passer le long de la grande route sans que son esprit critique trouvait à s’exercer. Tout sentait la Hollande à ses yeux, ou bien la colonie d’York ; les portes n’étaient pas à leur place ; les fenêtres étaient trop grandes, quand elles n’étaient pas trop petites ; les habitants sentaient le tabac, etc. ; que sais-je ? Nous prîmes le parti de rire de ces saillies connecticutiennes. Jason s’évertua de plus belle, dans l’espoir de piquer Dirck ; mais Dirck, impassible, continua à fumer sa pipe sans sourciller et sans répondre un mot.

Nous n’étions encore qu’à quelques milles que déjà les signes de dégel augmentaient ; le vent du midi se faisait sentir, la neige sur la route devenait glissante, et des filets d’eau commençaient à scintiller sur le flanc des collines. Nous nous enfonçâmes de plus en plus dans l’intérieur en gravissant les hauteurs, et le soir nous étions arrivés sans encombre au manoir des Van Cortland. Le lendemain, le vent soufflait toujours dans la même direction ; c’était un avertissement de ne pas nous endormir. Cette seconde journée fut encore activement employée ; en sortant des montagnes, nous traversâmes les plaines de Dutchess, et nous arrivions avant la nuit à Fishkill. C’était un établissement en pleine prospérité ; les habitants vivaient dans l’abondance, et en même temps dans un calme profond ; simples et honnêtes, ils paraissaient s’inquiéter fort peu de ce qui se passait dans le monde.

En sortant de Fishkill nous trouvâmes un grand changement, non-seulement dans le pays, mais même dans la température : nous étions au milieu de plaines beaucoup mieux habitées que je ne l’avais cru possible à une si grande distance dans l’intérieur. Le froid était piquant, comme si nous avions rétrogradé d’un grand mois pendant la nuit ; la neige avait deux ou trois pouces d’épaisseur, et le sleigh roulait avec une grande facilité.

Dans l’après-midi nous rejoignîmes Jaap et la brigade des traîneaux de transport ; aucun accident n’était arrivé ; et, les laissant en arrière, nous poursuivîmes notre route. Depuis Fishkill, nous avions vu de temps en temps la rivière ; elle était prise, et des traîneaux la sillonnaient en tous sens ; néanmoins nous préférâmes suivre toujours la grande route, c’était plus sûr.

Enfin, le lendemain nous arrivions à une hôtellerie hollandaise qui n’était qu’à quelque distance d’Albany. Au moment d’entrer dans la seconde ville de la colonie, il fallait reprendre haleine et jeter un coup d’œil sur sa toilette. Dirck, Jason et moi, nous avions pris pour le voyage des bonnets de fourrure, Dirck et moi en peau de martre, et Jason, plus modeste, en peau de renard ; une houppe élégante retombait par derrière. Cette coiffure allait admirablement à la noble et belle figure de Dirck, et, si j’en devais croire ma mère, qui était toujours prête à admirer son cher fils, elle ne m’allait pas non plus trop mal. Quant à M. Worden, il avait cru devoir conserver son chapeau ordinaire, par respect pour son état.

Nous avions tous des redingotes doublées de fourrures, et après une sérieuse consultation je décidai, ainsi que Dirck, qu’il était de meilleur genre de faire notre entrée dans la ville en costume de voyageurs que de changer de toilette. Jason ne fut pas du même avis ; il crut qu’en pareil cas on devait mettre ce qu’on avait de plus beau, et je fus tout surpris de le voir paraître au déjeuner en culotte noire, avec des bas de laine chinés, de grandes boucles d’argent à ses souliers, et un habit que je savais qu’il gardait religieusement pour les jours de fête ; cet habit était couleur vert-pomme, et n’était guère en rapport avec la saison ; mais Jason n’était pas très-fort sur les usages, surtout en matière de goût. Heureusement le temps était assez doux ; et quelques rayons d’un soleil bienfaisant, dirigés sur l’habit vert-pomme, empêchèrent le sang de Jason de se glacer complètement dans ses veines. Quant à M. Worden, il n’avait gardé de toutes ses fourrures qu’un manchon et une cravate, et il portait un manteau de drap noir.

Ainsi costumés, nous nous dirigeâmes vers le bord de la rivière, et bientôt les clochers et les toits de l’ancienne cité d’Albany se montrèrent pour la première fois à nos regards. De l’extrémité méridionale de la colonie, nous étions arrivés presque à ses limites du côté du nord.

Je dois avouer qu’aucun de nous ne se souciait de traverser l’Hudson sur la glace, en traîneau, et cela au mois de mars. Nous n’étions pas habitués chez nous à traverser ainsi des rivières, et le froid n’était pas assez vif pour que la tentation nous parût tout à fait dépourvue de danger. Je dois dire à l’honneur de Jason que, dans cette circonstance, il montra plus de bon sens qu’aucun de nous.

Voyez voir un peu, révérend monsieur Worden, — Jason n’omettait jamais le titre de personne, — vous n’avez qu’à jeter les yeux sur la rivière pour voir qu’elle est couverte de sleighs. Il y a des routes au nord et au sud, et Si l’on traverse ici c’est que les gens du pays savent bien qu’il n’y a aucun risque.

C’était puissamment raisonner, mais le révérend ne se laissa pas convaincre ; il voulut absolument descendre, pour traverser à pied ; et même alors le sentier frayé lui causa des frayeurs ; il crut tout aussi dangereux d’être près d’un sleigh que d’être dedans, et il traça de nombreux zigzags en se dirigeant vers les quais de la ville.

À voir le nombre des sleighs qui se succédaient, remplis d’une vive et pétulante jeunesse, on eût dit un jour de fête. Le bruit des clochettes, le mouvement rapide de ces petits équipages, les éclats de rire des passants, tout concourait à former un tableau des plus animés. Nous pouvions être au milieu de la rivière quand un sleigh, plus élégant que les autres, s’élança du bord, et passa comme une flèche à côté de nous ; il était rempli de dames, à l’exception du conducteur, debout sur le devant ; ce conducteur, tout couvert de fourrures comme nous, n’était autre que Bulstrode ; et parmi les cinq ou six visages roses et riants qui étaient tournés de notre côté, j’en reconnus un que je ne pouvais jamais oublier, celui d’Anneke Mordaunt. Je ne sais si nous fûmes reconnus à notre tour, car le passage fut comme celui d’un météore ; mais je ne pus m’empêcher de tourner la tête pour les suivre des yeux. Ce changement de position me permit d’être témoin d’une petite scène assez divertissante dans laquelle M. Worden joua le principal rôle. Un sleigh qui suivait la même direction que nous, voyant à pied sur la glace un voyageur dont le costume annonçait un ministre de l’église, se détourna du chemin et se lança au galop sur ses traces, les personnes qui le montaient voulant lui offrir une place à côté d’elles. Au bruit des clochettes, notre révérend, effrayé d’un si dangereux voisinage, prit ses jambes à son cou, suivi par le sleigh de toute la vitesse des chevaux excités par le fouet. Tout le monde s’arrêta pour contempler ce spectacle étrange, jusqu’à ce que le pauvre M. Worden, complètement hors d’haleine, eût enfin réussi à atteindre l’autre bord.



  1. Il y a quarante ans, un habitant de New-York acheta une grande quantité de terres en friche sur la foi d’une carte. Quand il en vint à visiter sa nouvelle propriété, il se trouva qu’elle était entièrement dépourvue d’eau. L’arpenteur fut appelé, et accusé de mauvaise foi, attendu que sur la carte il y avait de nombreuses rivières. — Pourquoi avoir mis tous ces cours d’eau, quand dans la réalité il n’en existe pas un seul ? demanda l’acquéreur irrité. — Mon Dieu, monsieur, répondit l’arpenteur, est-ce qu’on a jamais vu une carte sans rivières ?
  2. Sleigh est un mot purement américain qui vient du hollandais. Quelques personnes prétendent que les Américains ne doivent se servir que des mots anglais sled ou sledge, traîneau ; mais pourquoi se servir du même mot pour exprimer deux choses qui ne sont pas identiques ? Le sleigh est le traîneau fashionable. N’avons-nous pas maintenant le mot wagon en même temps que celui de coach ou voiture ? Avant peu, le mot sleigh sera anglais, comme il est aujourd’hui américain. Une nation qui compte vingt millions d’habitants non-seulement peut faire un mot, mais elle pourrait faire une langue au besoin.