Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 25p. 11-20).
CHAPITRE II.


Je voudrais qu’il n’y eût point d’âge entre dix et vingt-trois ans, ou que l’intervalle s’écoulât en dormant.
Shakspeare



Je ne dirai pas grand’ chose des quatorze premières années de ma vie. Elles se passèrent comme celles de la plupart des fils de bonne famille de notre colonie. Il y avait chez nous une classe, peu nombreuse il est vrai, et composée en grande partie de propriétaires d’origine hollandaise, qui se contentait de l’éducation indigène et qui n’envoyait presque jamais ses enfants en Angleterre pour compléter leur instruction. Ce sont des préjugés qui commencent, me dit-on, à s’affaiblir ; et l’on pourrait bien ne pas tarder à croire qu’Oxford et Cambridge sont des universités qui valent bien celle de Leyde ; mais dans mon enfance une pareille opinion eût été une monstruosité aux yeux de tous les Van du monde. Ils donnaient à leurs enfants très-peu d’instruction proprement dite, ce qu’ils pouvaient en ramasser par-ci, par-là ; mais ils leur inculquaient des leçons de probité non moins utiles que le savoir, si les deux choses étaient réellement inconciliables.

Une autre classe, en grande partie d’origine anglaise, élevait ses fils avec soin, et les envoyait en Angleterre dans les grands établissements d’instruction publique, et, pour finir, à l’Université. Les Littlepages n’étaient pas de ce nombre ; ni leurs goûts ni leur fortune ne les engageaient à prendre un si haut essor. Quant à moi, j’appris assez de grec et de latin d’un ministre anglais pour être en état d’entrer dans un collège. Le révérend Thomas Worden, recteur de la paroisse sur laquelle nous demeurions, passait pour un savant du premier ordre. Il était de tous les dîners, de toutes les fêtes, de toutes les réunions qui se donnaient à dix milles à la ronde. Ses sermons étaient courts, mais énergiques, et il traitait les prédicateurs qui parlaient une demi-heure, de phraseurs ignorants qui ne savaient pas condenser leurs pensées. Vingt minutes étaient sa mesure, quoique mon père l’eût entendu une fois aller jusqu’à vingt-deux. Quand le sermon ne durait que quatorze minutes, mon grand-père ne manquait jamais de protester qu’il était divin.

Quand je quittai M. Worden j’étais en état de traduire les deux premiers livres de l’Énéide et tout l’Évangile de saint Matthieu assez couramment, et alors la question fut de savoir à quel collège on m’enverrait : nous avions le choix entre deux, où les langues savantes et les sciences étaient enseignées avec un succès qui avait lieu d’étonner dans un pays si nouveau. C’étaient Yale, à New-Hawen, dans le Connecticut, et Nassau-Hall, alors établi à Newark, dans le New-Jersey. M. Worden haussa les épaules de pitié dès qu’on prononça leur nom ; il dit que la plus mince école primaire d’Angleterre valait cent fois mieux, et que tout élève des classes de grammaire à Éton ou à Westminster pourrait s’asseoir dans la chaire et en remontrer aux professeurs. Mon père, qui était né aux colonies, et qui de plus était colon dans l’âme, fut un peu piqué, tandis que mon grand-père, né dans la mère-patrie, mais élevé aux colonies, ne savait trop quelle contenance faire. Le capitaine avait un grand respect pour son pays natal, qu’il regardait comme le paradis sur la terre, bien qu’il n’en eût pas conservé une idée très-distincte ; mais en même temps il aimait le vieil York, et en particulier le West-Chester, où il s’était marié et établi.

J’assistai à la conversation dans laquelle cette question fut décidée. C’était dans le grand parloir de la maison, une semaine avant Noël. Je venais d’avoir quatorze ans. Les personnes présentes étaient le capitaine Hugh Roger, le major Évans, ma mère, le révérend M. Worden, et un vieux Hollandais nommé Van Valkenburgh, que ses amis appelaient par abréviation le colonel Follock. Ce colonel était un ancien compagnon d’armes de mon père, de plus arrière-cousin de ma bisaïeule ; c’était un homme de poids et de considération. Jamais il ne manquait de venir faire une visite à Satanstoé vers cette époque de l’année. Cette fois il était accompagné de son fils, Dirck, qui était mon ami, et qui avait juste un an de moins que moi.

— Eh ! bien donc, demanda le colonel pour entamer la discussion, voyons, Évans, quelles sont vos intentions à l’égard de ce garçon ? Recevra-t-il une éducation de collège, comme son grand-père, ou seulement une éducation d’école primaire, comme son père ?

Cette allusion aux études de mon grand-père était une plaisanterie du colonel, qui prétendait que, du moment qu’on était né dans la mère-patrie, on avait par cela seul la science infuse.

— À parler franchement, répondit mon père, c’est un point qui n’est pas encore entièrement réglé ; car les opinions diffèrent sur l’endroit où on l’enverra, si même on l’envoie quelque part.

Le colonel fixa ses gros yeux bleus sur mon père avec une expression bien prononcée de surprise.

— Comment diable ! mais y a-t-il donc tant de collèges, pour que le choix soit si difficile ?

— Il ne peut être question que de deux pour nous, car Cambridge est trop éloigné pour que nous songions à y envoyer notre enfant. Nous y avons bien pensé dans le principe, mais nous y avons renoncé.

— Cambridge ! qu’est-ce que cela ? demanda le Hollandais en ôtant sa pipe de sa bouche pour faire une question de cette importance.

— C’est un collège de la Nouvelle-Angleterre, près de Boston, tout au plus à une demi-journée de distance.

— Gardez-vous d’y envoyer Cornelius ! s’écria le colonel, en lâchant ces paroles en même temps qu’une bouffée de fumée.

— Et pourquoi donc ? demanda ma mère inquiète.

— Il y a trop de dimanches par là, madame Littlepage. L’enfant sera gâté par un tas de ministres. Il partira honnête garçon et reviendra mauvais garnement.

— Comment donc, mon cher colonel, s’écria le révérend M. Worden avec une chaleur tant soit peu affectée, est-ce à dire que le clergé et les dimanches ne soient propres qu’à faire des scélérats ?

Le colonel ne répondit rien. Il continua à fumer sa pipe très-philosophiquement ; mais il fit un geste des plus significatifs avec sa pipe du côté du levant, en l’honneur des colonies de la Nouvelle-Angleterre. Le révérend ne fit pas mine de s’en apercevoir, et continua à verser d’un vase dans un autre le cordial qu’il préparait.

— Que pensez-vous d’Yale, colonel ? demanda mon père, qui avait compris à merveille cette pantomime.

— Je n’en retournerais pas la main, Evans. Encore des braillards qui prient toute la journée. Est-ce que de braves gens ont besoin de tant de religion ? Quand un homme est vraiment bon, la religion ne peut que lui être nuisible. — J’entends la religion des Yankees.

— J’ai encore une objection contre Yale, s’écria le capitaine Hugh Roger, c’est leur anglais.

— Ne m’en parlez pas, s’écria le colonel, qui ne pouvait pas dire deux mots d’anglais sans les écorcher ; leur anglais est atroce.

— Voyez pourtant ! dit mon père ; je n’en avais pas le moindre soupçon. Alors il faudra envoyer notre garçon à Newark, dans le New-Jersey.

— J’y pourrais consentir, ajouta ma mère, s’il ne fallait point passer l’eau.

— Comment passer l’eau ? répéta M. Worden. Le Newark dont nous parlons, madame Littlepage, n’est pas celui d’Angleterre mais bien celui de la colonie voisine.

— Je le sais, monsieur Worden ; mais on ne peut aller à Newark sans faire cette traversée terrible de New-York à Powles-Hook ; et chaque fois que mon pauvre enfant reviendrait chez nous, il aurait à passer par-là. Non, monsieur, c’est impossible. Je n’aurais plus une seule minute de tranquillité.

— Il peut aller par le gué de Dobb, madame Littlepage, dit tranquillement le colonel.

— Je ne m’en soucierais guère plus. Un gué est un gué, et l’Hudson est toujours l’Hudson depuis Albany jusqu’à New-York. De l’eau est de l’eau partout.

Cette proposition était tellement incontestable qu’il y eut un moment de silence.

— Il y a moyen après tout, Evans, reprit enfin le colonel, en jetant un coup d’œil significatif à mon père, il y a moyen, vous le savez comme moi par expérience, de doubler l’Hudson. La route est longue ; il faut passer par les bois ; mais cela vaut encore mieux que de laisser le pauvre garçon sans instruction. Le trajet peut être fait en deux mois, et cela lui dégourdira les jambes. Je lui montrerai le chemin.

Ma mère vit qu’on se moquait d’elle et de ses craintes chimériques, et elle eut le bon esprit de garder le silence. La discussion ne s’en prolongea pas moins, et, après avoir longtemps pesé le pour et le contre, on décida que je serais envoyé au collège de Newark.

— Vous y enverrez aussi Dirck, n’est-ce pas ? ajouta mon père dès que l’affaire fut réglée en ce qui me concernait. Ce serait dommage de séparer deux garçons qui vivent ensemble depuis si longtemps et qui ont entre eux tant de points de ressemblance.

— À quelques légères différences près, répondit froidement le colonel.

Il n’y avait pas plus de rapports entre Dirck et moi qu’entre un cheval et un mulet.

— Ah ! c’est que Dirck ferait honneur à ses maîtres. C’est un garçon solide, réfléchi ; c’est une de ces bonnes pâtes dont on ferait un évêque en Angleterre.

— Nous n’avons pas besoin d’évêques dans ma famille, major Evans, ni de si grands savants, voyez-vous. On ne nous a jamais rien appris, à nous autres, et nous n’en avons pas moins fait notre chemin. Je suis colonel ; mon père l’était de même, mon grand-père également ; et Dirck peut le devenir, sans avoir besoin de passer ce terrible gué qui effraie si fort madame Littlepage.

Le colonel aimait assez à plaisanter ; mais c’étaient des plaisanteries assaisonnées, suivant l’expression de M. Worden, de bon gros sel hollandais. Tant que je fus à Newark, après même que j’en fus sorti, ma mère eut à essuyer une bordée continuelle de sarcasmes sur ce terrible gué, que le colonel trouvait moyen de ramener à chaque phrase.

— Vous vous êtes très-bien tiré d’affaires, colonel, nous en convenons tous, sans avoir été mis au collège ; mais qui sait si vous ne seriez pas parvenu plus haut encore, dans le cas où vous auriez pris vos degrés ? peut-être le colonel serait-il aujourd’hui général.

— Il n’y a point de général dans la colonie, le commandant en chef excepté, riposta le colonel. Nous ne sommes pas des Yankees pour faire des généraux de nos laboureurs.

— Parbleu, vous avez raison, Follock, s’écria mon père ; des colonels sont assez bons pour nous ; mais nous tenons encore à ce que même un colonel soit un homme respectable et digne de l’emploi qui lui est confié. Quoi qu’il en soit, un peu d’instruction ne fera pas mal à Corny ; faites de Dirck ce que vous voudrez, Corny n’en ira pas moins au collège. Ainsi donc, c’est un point réglé ; n’en parlons plus.

Effectivement, je partis pour le collège, et, qui plus est, par le terrible gué. Si près que nous fussions de la ville, ce fut le jour où je partis avec mon père pour Newark que je rendis ma première visite à l’île de Manhattan. J’avais une tante qui demeurait dans Queen-Street, et qui nous avait invités à nous arrêter chez elle en passant. À cette époque, on n’était pas toujours, comme aujourd’hui, par voies et par chemins. Il était rare que mon père et mon grand-père allassent à New-York, à moins que leurs fonctions législatives ne les y appelassent. Les visites de ma mère étaient encore moins fréquentes, quoique mistress Legge fût sa propre sœur. M. Legge était un avocat renommé, mais il inclinait vers l’opposition, et il ne pouvait y avoir beaucoup de sympathie entre une personne de cette opinion et notre famille. À peine étions-nous arrivés qu’il s’engagea une vive discussion entre mon père et mon oncle sur la question de savoir jusqu’où allait le droit de contrôler les actes du gouvernement. Il paraît qu’il s’était formé dans la ville un parti qui avait la prétention de se faire rendre compte de l’emploi de toutes les taxes jusqu’au dernier schelling. Cette intervention, tout à fait déplacée dans des affaires qui ne les concernaient pas, réclamée par les gouvernés, était repoussée avec énergie par les gouvernants, qui prétendaient que ce serait entraver la marche régulière de l’administration. Mon père soutenait la cause du pouvoir, mon oncle celle du peuple ; on s’animait de plus en plus, et je me souviens que ma pauvre tante paraissait au supplice, et qu’elle chercha à faire prendre un autre tour à la conversation.

— Je suis charmée, dit-elle, que Corny soit arrive dans ce moment, car demain est un grand jour de fête pour les nègres et pour les enfants.

Je ne m’offensais pas le moins du monde d’être rangé avec les nègres ; car ils prenaient part à presque tous les amusements des jeunes gens de notre âge ; mais je fus un peu piqué de me voir confondu avec les enfants, moi qui venais d’avoir quatorze ans et qui allais entrer au collège. Néanmoins je n’en laissai rien voir, et j’avoue même que j’étais assez curieux de savoir quelle était cette grande fête qui se préparait. Mon père se chargea d’en demander l’explication à ma tante.

— Un bâtiment a apporté ce matin la nouvelle que le Patron d’Albany est en route pour New-York, dans son équipage à quatre chevaux, précédé de deux piqueurs, et qu’il arrivera sans doute demain dans la matinée. Plusieurs de mes connaissances ont déjà permis à leurs enfants d’aller à sa rencontre ; et quant aux noirs, il n’y aurait aucune avance à leur refuser la permission, attendu qu’ils la prendraient d’eux-mêmes.

— Ce sera une excellente occasion pour Corny de voir un peu le monde, dit mon père, et je ne voudrais la laisser échapper pour rien au monde. Il est bon d’ailleurs que les jeunes gens apprennent de bonne heure à honorer leurs supérieurs.

— Eh bien ! soit, dit mon oncle qui, malgré ses opinions avancées en politique, avait un faible pour la puissance ; après tout, le Patron d’Albany est un homme des plus respectables et des plus riches ; que Corny aille le voir passer ; mais j’espère que vous permettrez à Pompée et à César de l’accompagner. Il est bon qu’ils voient comment est tenu un équipage de Patron.

Munis de cette autorisation, nous partîmes tous les trois de bonne heure, et mes conducteurs commencèrent par me montrer les beautés de New-York. C’était déjà une belle et noble cité, quoique en 1751 elle fût loin d’avoir les dimensions qu’elle a atteintes aujourd’hui. Vers onze heures, le flot de nègres et d’enfants qui se précipitaient hors de la ville nous entraîna, et nous ne nous arrêtâmes qu’à un mille de distance, sous quelques cerisiers, presque en face de la maison de campagne du lieutenant-gouverneur de Lancey. Il n’y avait pas que des enfants et des nègres sur la route : on voyait aussi des tabliers de cuir, et bon nombre d’ouvriers étaient venus prendre leur part du spectacle. Je vis même deux ou trois personnes, l’épée au côté, qui rôdaient dans les bois et dans les contre-allées, preuve que des gens comme il faut avaient aussi le désir de voir le grand personnage. Enfin on aperçut les deux piqueurs et le carrosse, traîné par de gros chevaux noirs que César déclara être de la vraie race flamande. Le patron était un homme de bonne mine, portant un habit écarlate, une large perruque et un chapeau à trois cornes. Je remarquai que la poignée de son épée était d’argent massif. Mais l’épée de mon père avait aussi une poignée d’argent massif ; c’était un cadeau que mon grand-père lui avait fait au moment où il entrait dans l’armée. Le Patron rendit gracieusement en passant les saluts qu’on lui adressait, et tous les spectateurs semblaient ravis du spectacle qu’ils avaient sous les yeux. C’était chose rare dans les colonies que de voir un semblable équipage, et je m’applaudis de ma bonne fortune.

Il arriva un petit incident qui rendit cette journée longtemps mémorable pour moi. Parmi les spectateurs assemblés sur la route à cette occasion, se trouvaient quelques groupes de jeunes filles, qu’à leur mise on reconnaissait pour appartenir à la classe aisée, et qui avaient été entraînées aussi jusque-là, soit par leur curiosité, soit par celle de leurs bonnes. Dans un de ces groupes était une jolie enfant de dix à douze ans, qui attira surtout mon attention. Elle avait de grands yeux bleus d’une expression charmante, et les garçons de quatorze ans sont déjà sensibles à la beauté, quoique, en général, ils préfèrent les grandes demoiselles aux petites filles. Pompée se trouvait connaître Silvy, la négresse qui conduisait mon petit amour, qu’il salua du nom de miss Anneke (abréviation pour Anna Cornelia). Anneke me parut aussi un très-joli nom, et je rompis la glace en offrant quelques fruits que j’avais cueillis sur le bord du chemin. Mes fruits furent acceptés ; mes affaires allaient à merveille, et déjà je m’étais aventuré à demander si miss Anneke avait déjà vu un Patron, quel était le plus grand personnage, d’un Patron ou d’un gouverneur, quand un petit garçon boucher, en passant, coudoya rudement Anneke, lui enleva une pomme qu’elle tenait à la main, et je vis une larme couler des yeux de la pauvre enfant.

Je n’y pus tenir, et allongeai au drôle, entre les deux épaules, un coup qui lui fit comprendre que la petite fille avait un protecteur. Ce garnement était à peu près de mon âge et de ma force ; il me toisa un instant de la tête aux pieds, d’un air de mépris, puis il me fit signe de le suivre dans un verger qui était à quelques pas de distance. J’y courus en dépit des prières d’Anneke ; et Pompée et César me suivirent. Nous avions déjà mis habit bas quand ils arrivèrent ; car ils s’étaient demandé si l’on devait me permettre ou non de me battre. Pompée faisait valoir que cela retarderait le dîner ; mais César, qui avait voix prépondérante, prétendit que, puisque j’avais donné un coup, je ne pouvais refuser satisfaction. Par bonheur, M. Worden était un boxeur très-habile ; il m’avait donné, ainsi qu’à Dirck, d’excellentes leçons, et je les mis si bien à profit que le garçon boucher fut bientôt forcé de demander grâce. Il avait le nez en sang et l’œil poché ; j’avais bien aussi une ou deux balafres, mais ce fut un titre de gloire au collège, où elles me valurent le renom, à peine mérité, de pugiliste consommé.

Quand je regagnai la route après le combat, Anneke avait disparu, et j’eus la sottise de n’oser demander ni à César ni à Pompée son nom de famille.