Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 25p. 1-11).
SATANSTOÉ




CHAPITRE PREMIER.


Voyez donc un peu qui vient ici ? Un jeune homme et un vieillard causent solennellement ensemble.
Shakspeare



IL est facile de prévoir que l’Amérique est destinée à subir de grands et rapides changements. Il en est qui sont plus particulièrement du domaine de l’histoire ; ceux-là, c’est à l’histoire de les raconter avec la véracité quelque peu suspecte qui distingue trop souvent ses travaux ; mais il y a peu d’espoir qu’aucune trace de la société américaine, envisagée sous son aspect privé, soit conservée parmi nous par aucun des moyens ordinairement en usage. Sans théâtre, du moins au point de vue national, sans rien qui ressemble à des mémoires sur une vie contemporaine, sans littérature légère, pour nous donner quelques esquisses des mœurs et des opinions du jour, je ne vois vraiment pas comment la génération qui suivra pourra conserver quelque idée des usages et des traits caractéristiques de la nôtre. Quelques traditions pourront bien se transmettre pendant quelque temps ; mais si les vingt années à venir travaillent aussi activement que celles qui les ont précédées, à substituer une race entièrement nouvelle aux descendants de nos pères immédiats, il y a gros à parier que ces traditions elles-mêmes seront emportées dans ce tourbillon sans cesse renaissant d’étrangers. C’est ce qui m’a déterminé à tenter un effort, pour conserver quelques vestiges de la vie de famille, telle qu’elle existe à New-York, tandis que je cherche à stimuler le zèle de quelques amis à New-Jersey, et dans les États plus méridionaux, pour qu’ils en fassent autant pour leur pays. Je ne sais si je réussirai à les décider ; mais pour que du moins les essais que je ferai moi-même ne soient pas perdus, j’ai inséré une disposition expresse dans mon testament pour engager ceux qui viendront après moi, jusqu’à mon petit-fils inclusivement, si jamais j’en ai un, à continuer mon œuvre, et à consigner comme moi par écrit ce qui se sera passé autour d’eux. Peut-être dans deux générations commencera-t-on à publier des ouvrages en Amérique, et alors le fruit de nos travaux communs pourra n’être pas perdu.

Sans doute ce sont des incidents bien simples de la vie privée que je vais raconter ; je ne fais pas de l’histoire, je le répète ; mais je crois intimement que celui qui peint avec fidélité une seule scène d’une seule vie contribue puissamment pour sa part à reproduire la physionomie générale d’une époque. C’est ce que j’entreprendrai de faire, sans me permettre d’autres allusions à des événements d’une nature plus générale que celles qui seront indispensables pour l’intelligence du récit.

Je suis né le 3 mai 1737 sur un col de terre, appelé Satanstoé (l’Orteil de Satan), dans le comté de West-Chester et dans la colonie de New-York ; partie de l’immense empire soumis alors à Sa Majesté George II, roi de la Grande-Bretagne, de l’Irlande et de la France ; défenseur de la foi ; rempart et bouclier de la succession protestante. Avant de parler de ma famille, donnons au lecteur une idée plus précise du lieu de ma naissance.

Un col, dans le langage du West-Chester et de Long-Island, est ce qu’on devrait appeler plutôt une tête et des épaules, si l’on n’avait égard qu’à la configuration du pays. Péninsule serait le mot propre, si nous faisions une description géographique ; mais je préfère employer l’expression locale qui, après tout, est également usitée ailleurs. Le col de Satanstoé contient juste quatre cent soixante-trois acres et demi d’excellentes terres de West-Chester ; et quand la pierre en a été extraite et mise en œuvre, ce sont des terres qui en valent bien d’autres. Il a deux milles de côtes, et produit la quantité ordinaire d’herbes marines pour engrais ; sans compter une centaine d’acres de marais salants. Ce domaine avait été apporté en mariage à mon grand-père, le capitaine Hugh Littlepage, trente ans après la cession définitive de la colonie aux Anglais par les Hollandais, ses propriétaires primitifs ; il devait passer à mon père, le major Evans Littlepage. C’était donc, même à l’époque de ma naissance, un ancien bien patrimonial. C’est là que mes parents demeuraient depuis près d’un demi-siècle, depuis bien plus longtemps même, si l’on comprend la ligne maternelle ; c’est là que je demeure, au moment où j’écris ces lignes ; c’est là, je l’espère, que mon fils unique demeurera après moi.

Avant de commencer une description plus détaillée de Satanstoé, il ne serait peut-être pas mal d’expliquer d’où lui vient ce nom assez étrange. Le col est situé près d’une passe bien connue qui se trouve dans le bras de mer étroit qui sépare l’île de Manhattan de l’Île-Longue (Long-Island), sa voisine, et qu’on appelle la Porte-de-l’Enfer. Or, voici ce que rapporte une tradition, qui, je l’avoue, ne circule guère que parmi les nègres des environs. Un jour, le père des Ténèbres, mis violemment à la porte de certaines tavernes de la Nouvelle-Hollande, s’était échappé par cette passe célèbre, laissant pour traces de son passage les récifs et les tournants qui rendent la navigation si difficile dans cet endroit ; et en posant précipitamment le pied là où s’étend aujourd’hui une vaste baie au sud et à l’est du col, il toucha de son orteil le col lui-même ; tandis qu’il s’enfonçait dans l’est, partie du pays d’où le bruit courait qu’il était primitivement sorti. Comme le diable est censé mettre sens dessus dessous tout ce qu’il touche, et que notre domaine ressemblait assez par sa forme à un orteil renversé, on lui donna le nom d’orteil-de-Satan, Satanstoé, nom qu’il porte de temps immémorial ; s’il est permis de se servir de cette expression en parlant d’un pays où rien ne remonte à plus d’un siècle et demi.

J’avoue que je ne suis nullement partisan des changements inutiles, et j’espère de tout mon cœur que ce nom lui restera tant que la maison de Hanovre gouvernera ce royaume, tant que l’on verra l’eau couler et l’herbe pousser. On a tenté tout récemment de persuader aux gens du voisinage que ce nom est irréligieux et indigne d’habitants aussi éclairés que ceux du West-Chester ; mais la tentative a échoué.

Sous le rapport de l’étendue, comme pour la culture et pour les embellissements, Satanstoé n’est guère qu’une grande ferme, mais une ferme en très-bon état. Tous les bâtiments sont en pierre ; jusqu’aux hangars, et les murs qui l’entourent feraient honneur à un château-tort. La maison passe pour une des plus belles de la colonie. Elle n’a, il est vrai, qu’un étage, surmonté de mansardes ; mais ces mansardes sont les plus jolies du monde, et elles ne dépareraient pas même une maison d’York. Le bâtiment à la forme d’un L, ou de deux côtés d’un parallélogramme, dont l’un présente une façade de soixante-quinze pieds, et l’autre de cinquante. Elle a vingt-six pieds de profondeur, compris l’épaisseur des murs. Le salon avait, du plus loin que je me souvienne, un tapis qui couvrait les deux tiers du plancher, et des toiles cirées garnissaient les principaux couloirs. Le buffet de la salle à manger excitait une admiration générale ; et je doute que même aujourd’hui il y en ait un plus beau dans le comté. Toutes les pièces étaient de dimensions convenables ; les plus grandes occupaient toute la profondeur du bâtiment, et avaient onze pieds d’élévation, excepté dans les endroits où passaient les poutres qui soutenaient les mansardes.

Comme, sans compter le col, il y avait de la fortune dans la famille, et que les Littlepage avaient servi dans l’armée régulière, mon père comme enseigne, et mon grand-père comme capitaine, l’un et l’autre dans leur jeunesse, nous faisions partie de la petite noblesse du pays. Il n’y avait pas de grand domaine dans cette partie du West-Chester, et Satanstoé passait pour une propriété d’une certaine importance. Car je ne parle pas des Morris qui habitaient Morrisiana, ni des Philips, dont les biens, sur les bords de l’Hudson, s’étendaient jusqu’à douze milles de nous, ni d’une branche cadette des de Lancey qui s’était établie encore plus près ; c’étaient les chefs de la colonie, et personne ne pouvait avoir la prétention de lutter avec eux. Quoi qu’il en soit, les Littlepage occupaient un rang très-respectable parmi ceux qui par leurs propriétés, par leur éducation, par leurs alliances, par leur rang officiel, et par une sorte de considération héréditaire, formaient comme l’aristocratie du pays. Mon père et mon grand père avaient, dans leur temps, siégé dans l’Assemblée, et, à ce que j’ai entendu dire à des vieillards, avec honneur. Un jour, entre autres, mon père fit un discours, qu’il mit onze minutes à débiter, preuve certaine qu’il avait quelque chose à dire ; et ce fut un sujet de grande mais innocente joie pour toute la famille jusqu’au jour de sa mort, et même longtemps après.

Ce qui ajoutait beaucoup à notre considération, c’étaient les services militaires de la famille. C’était quelque chose alors d’être enseigne même dans la milice, à bien plus forte raison d’avoir le même grade dans l’armée régulière. Il est vrai qu’aucun de nos ancêtres n’avait servi longtemps dans les troupes de Sa Majesté ; mon père avait vendu son brevet à la fin de sa seconde campagne ; mais l’expérience militaire, et, je puis ajouter, la gloire qu’ils avaient acquise, quoique si jeunes, leur furent utiles pour tout le reste de leur vie. Ils furent nommés officiers dans la milice ; mon père s’éleva jusqu’au grade de major, grade qu’il conserva pendant les quinze dernières années de sa vie.

Ma mère était d’origine hollandaise des deux côtés ; son père était un Blauvett, et sa mère une Van-Busser. J’ai entendu dire qu’il y avait eu des alliances entre les Van-Cortland et les Van-Busser ; mais je ne saurais préciser à quel degré, et je dois même présumer que ce n’était pas à un degré très-rapproché ; autrement mes renseignements auraient été plus exacts. Ma mère avait apporté à mon père une fortune de treize cents livres, ce qui était une jolie dot en 1733. Je sais très-bien qu’aujourd’hui c’est par six, huit, dix mille livres, et même plus, que l’on compte dans les grandes familles ; mais quiconque se reporte à cinquante ans en arrière, et trouve que sa mère a apporté mille livres à son mari, n’a nullement à rougir.

Je n’étais ni fils unique, ni même fils aîné. Un frère m’avait précédé, deux sœurs me suivirent ; mais tous moururent très-jeunes. Mon petit frère vécut pourtant assez pour me prendre le nom d’Évans, et je reçus le nom hollandais de mon grand-père maternel, qui s’appelait Cornelius. Corny fut donc le diminutif par lequel m’appelèrent tous les blancs de ma connaissance pendant les seize à dix-huit premières années de ma vie, et mes parents, tant qu’ils vécurent. Corny Littlepage n’est pas en soi-même un trop vilain nom, et j’espère que ceux qui me feront l’honneur de lire ce manuscrit ne trouveront pas qu’il a perdu à être porté par moi.

J’ai déjà dit que mon père et mon grand-père avaient, chacun à leur tour, siégé dans l’Assemblée ; l’un, deux fois ; l’autre, une fois seulement. Quoique notre habitation fût à si peu de distance du bourg de West-Chester, ce n’était pas ce bourg qu’ils représentaient, mais le comté, les de Lancey et les Morris entendant diriger les élections du bourg de manière à laisser peu de chances aux petits poissons qui auraient voulu se montrer à la surface de l’eau. Néanmoins cette élection politique mit mon père en relief, et lui donna une considération dont il n’eût peut-être pas joui sans cela. Y eut-il plus d’avantages que d’inconvénients pour nous à sortir ainsi de la routine habituelle de notre vie paisible, c’est ce que montrera la suite de cette histoire.

J’ai toujours regardé comme un bonheur pour moi de n’être pas né dans les premiers jours de la colonie, lorsque les intérêts en jeu et les événements qui leur donnaient l’impulsion n’étaient pas assez importants pour causer ces vives émotions, ces espérances saisissantes, qui sont le résultat d’une civilisation plus avancée. Sous ce rapport, mon apparition dans le monde eut lieu à l’époque la plus favorable. New-York, qui peut contenir aujourd’hui cent mille âmes, en comptait soixante-dix mille, en comprenant les deux couleurs. C’était un théâtre assez vaste pour qu’on pût trouver à y jouer son rôle ; tandis qu’à la naissance de mon père il y avait à rabattre au moins de moitié. Je sus apprécier cet avantage, et l’on verra, je crois, que je n’ai vécu ni dans un coin du globe ni dans un siècle où les grands événements aient complètement manqué.

Naturellement mes plus anciens souvenirs se rattachent à Satanstoé et au coin du feu de la famille. Dans mon enfance, j’entendis beaucoup parler de la succession protestante, de la maison de Hanovre, du roi George II ; le tout entremêlé des noms de George Clinton, du général Moukton, de sir Charles Hardy, de James de Lancey, et de sir Danvers-Osborne, ses représentants officiels dans la colonie. Chaque siècle à ses anciennes et ses dernières guerres ; et je me rappelle à merveille celle qui éclatas entre les Français du Canada et nous, en 1744. J’avais sept ans, et c’était un événement de nature à faire impression sur un enfant de cet âge. Mon grand-père vivait encore, et il prit un grand intérêt aux mouvements militaires de l’époque, ce qui était naturel de la part d’un vieux guerrier. New-York n’eut aucune part à la célèbre expédition qui prit Louisbourg, alors le Gibraltar de l’Amérique ; mais le capitaine Littlepage ne s’y associa pas moins de tout son cœur, ne pouvant le faire plus efficacement. Comme le lecteur pourrait ne pas connaître tous les ressorts secrets qui dirigèrent alors les événements, quelques mots d’explication ne seront pas inutiles.

Il y avait et il y a encore peu de sympathie, au point de vue du sentiment national, entre les colonies de la Nouvelle-Angleterre et celles du sud ; et rien de plus diffèrent que leurs coutumes et leurs opinions religieuses, de même que leur origine. J’ai entendu dire que les premières s’étaient recrutées en grande partie dans l’ouest de l’Angleterre, ou l’on retrouvait encore beaucoup de leurs usages et de leur idiome ; tandis que les colonies plus méridionales avaient reçu leur population des comtés du centre et des parties de l’île qui ont un cachet moins particulier, moins provincial en quelque sorte. Je n’affirme pas positivement le fait ; mais ce qui est certain, c“est que nous autres de New-York, nous regardons nos voisins de la Nouvelle-Angleterre comme des êtres tout différents, et que ceux-ci ont exactement la même opinion à notre égard.

Quoi qu’il en soit, il est certain que la Nouvelle-Angleterre est une portion de l’empire qui, soit en bien, soit en mal, fait classe à part. Elle doit son nom à la circonstance que les possessions anglaises rencontrèrent, à leurs limites occidentales, celles des Hollandais, qui furent ainsi séparées des autres colonies d’origine purement anglo-saxonne, par un vaste district ayant plus d’étendue que la métropole elle-même. Il faut qu’il y ait dans le caractère de ces Anglo-Saxons une prédisposition à railler et à mépriser les autres races. J’ai remarqué, en effet, que les habitants de la mère-patrie qui viennent au milieu de nous, la montrent même à l’égard de nous autres habitants de New-York et de ceux de la Nouvelle-Angleterre ; tandis que ces derniers manifestent envers nous, leurs voisins, des sentiments qui n’ont rien de commun avec l’humanité, cette grande vertu du christianisme, dont ils se prétendent pourtant des membres si zélés.

Mon grand-père était de la vieille souche, et il partageait peu ces jalousies d’État à État. Il habitait New-York depuis son enfance, il s’était marié à New-York, et il n’affichait pas ces prétentions outrecuidantes à la supériorité, que nous rencontrons quelquefois dans les Anglais pur sang ; quoique je me rappelle très-bien des occasions où il signalait des défauts dans notre civilisation. et d’autres où il s’étendait avec complaisance sur la grandeur et sur la puissance de son île. Tout cela était naturel, car il n’est presque personne parmi nous qui soit disposé à contester la suprématie de l’Angleterre.

Je me souviens d’un voyage que le capitaine Hugh Littlepage fit à Boston, en 1745, pour voir les préparatifs qui se faisaient pour la grande expédition. Quoique, au point de vue militaire, sa colonie n’eût aucune part à cette entreprise, son expérience faisait rechercher sa société par les officiers qui étaient alors assemblés sur les côtes de la Nouvelle-Angleterre. On a dit que l’expédition contre Louisbourg avait été conçue par un avocat, dirigée par un négociant, et exécutée par des artisans et des ouvriers. Cela est vrai en principe ; mais, comme à toute règle, il y eut des exceptions. Il y avait beaucoup de vieux militaires qui avaient servi sur le continent dans les guerres antérieures, et mon grand-père en avait connu plusieurs. Ce fut avec eux qu’il passa bien des heures délicieuses avant l’embarquement, et j’ai souvent pensé depuis que ma présence seule l’empêcha de partir avec eux. Le lecteur trouvera sans doute que j’étais bien jeune pour avoir entrepris un si long voyage, mais en voici la raison. Je venais d’avoir la petite vérole ; le médecin avait déclaré qu’un changement d’air me ferait du bien, et mon excellente mère avait décidé son beau-père à m’emmener avec lui, quand il était parti pour Boston dans l’hiver de 1744.

Les choses que je vis alors eurent une influence matérielle sur toute ma vie. Je pris le goût des aventures, et surtout des entreprises militaires. Mon grand-père rencontra à Boston un de ses anciens compagnons d’armes, qui était venu aussi pour voir les préparatifs, et ils ne se quittèrent presque plus. Le major Hight était de Jersey. Il avait été dans son temps un bon vivant, et il lui en restait bien encore quelque chose. Il aimait beaucoup à boire, et surtout de l’excellent madère, dont il avait apporté une bonne provision avec lui. Il fallait alors l’entendre causer avec son ami sur la marche des affaires. Ils ne se traitaient pas à chaque phrase de « major » et de « capitaine, » ce qui n’eût pas manqué d’arriver s’ils eussent été de la province dans laquelle ils se trouvaient, quoique New-York ait toujours passé pour la plus aristocratique des colonies du nord. C’étaient tout simplement Hugh et Joe, comme ils s’étaient appelés dans leur enfance.

— Ces Yankees me plairaient plus, s’ils priaient moins, mon vieux, dit un jour le major, tout en fumant sa pipe, après une discussion approfondie sur les événements du jour. — Je ne vois pas la nécessité de perdre tant de temps à prier, une fois que la campagne est commencée.

— Ils n’en font jamais d’autre, répondit mon grand-père, prenant son temps, comme c’est l’habitude des fumeurs. Vous rappelez-vous, quand nous servions ensemble, en 1717, que les troupes de la Nouvelle-Angleterre avaient toujours leurs ministres, qui étaient des espèces de colonels en second ? On dit que Son Excellence a décidé qu’il y aurait un jour de jeûne par semaine, en guise de prière publique, pendant toute la durée de la campagne.

— Oui, maître Hugh, prier et piller, voilà tout ce qu’ils savent faire, reprit le major en vidant sa pipe avant de la remplir ; prier et piller, c’est leur fort. Vous vous rappelez le vieux Watson, qui servait dans les levées de Massachusetts en 1712 ? le vieux Tom Watson, le bras droit de Barnwell dans notre expédition de Tuscarora ?

Mon grand-père inclina la tête en signe d’assentiment, seul genre de réponse que l’exercice continu de sa pipe permît pour le moment.

— Eh bien, il a un fils qui fait partie de l’expédition, et le vieux Tom, que dis-je ? le colonel Watson, car il tient beaucoup à ce qu’on l’appelle ainsi, est venu ici avec sa femme et ses deux filles pour le voir s’embarquer. J’ai été lui rendre ma visite, et j’ai trouvé la famille occupée, comme une fourmilière, à préparer le bagage du jeune Tom. Je vis tout le bataclan étalé sous mes yeux, et j’eus le temps de l’examiner à mon aise.

— Ce que vous ne manquâtes pas de faire, ou vous n’êtes pas le Joe Hight de 1710.

Le vieux major venait de remplir sa pipe, et il soufflait comme un forgeron pour l’allumer. L’opération fut bientôt faite, et il reprit alors :

— Vous ne vous trompez pas. Mais que diriez-vous de trouver une demi-douzaine de bottes d’oignons rouges dans les provisions d’un enseigne ?

— Allons donc ! êtes-vous certain qu’ils étaient rouges ?

— Rouges comme son uniforme. Il y avait ensuite une cruche remplie de mélasse, qui était grosse connue cette dame-jeanne, ajouta-t-il en montrant celle qui contenait ses provisions. Mais ce qui attira surtout mon attention, ce fut un énorme sac qui était vide. — Que diable le jeune Tom veut-il faire de ce sac ? me demandai-je tout bas ; mais, tout en causant, le père m’avoua très-franchement que Louisbourg passait pour une ville très-riche, et qu’on ne pouvait savoir ce que la fortune, ou la Providence — oui, par saint George, il nomma la Providence ! — pouvait faire trouver à son fils Tom sur son chemin. Comme pour le moment ce sac était vide, les jeunes filles imaginèrent d’y placer sa Bible et son livre d’hymnes, bien sûres que c’était l’endroit où le jeune enseigne les trouverait le plus facilement. Je suis très-certain, Hugh, que vous n’avez jamais eu ni Bible ni livre d’hymnes dans aucune de vos nombreuses campagnes.

— Non, certes, ni sac de butin, ni cruche de mélasse, ni bottes d’oignons rouges, grommela mon grand-père.

Ce soir-là les deux amis se mirent en gaieté en buvant au succès de l’expédition Yankee, au moment même où ils lançaient force lardons contre les individus. C’est un travers qui n’est pas particulier à nos provinces. J’ai souvent remarqué que les Anglais parlent des Français comme les Yankees parlent de nous, tandis que les Français, autant que je puis entendre leur baragouin, qui semble n’avoir jamais ni commencement ni fin, traitent les Anglais comme les Puritains de l’Ancien-Monde.

Comme je l’ai déjà fait entendre, nous n’étions pas très-forts à New-York sur l’article de la religion ; tandis qu’au contraire chez nos voisins la religion était toujours en évidence. Un certain colonel Heathcote, Anglais comme lui d’origine, révolté de voir que nous n’étions guère que des païens, raconta à mon grand-père l’expédient qu’il avait imaginé pour réveiller un peu le sentiment religieux. Commandant la milice de la colonie, il donna ordre aux capitaines des différentes compagnies de réunir leurs hommes tous les dimanches au point du jour, et de leur faire faire l’exercice sans interruption jusqu’au soir, à moins qu’ils ne consentissent à aller entendre l’office du matin et du soir, et deux bons sermons dans la journée ; expédiant qui réussit à merveille.

Mais tout ce bavardage m’entraîne loin de mon histoire, et il est temps d’y revenir.