Sapho (Daudet)/Chapitre X

G. Charpentier et Cie (p. 232-246).

X


On en meurt donc quelquefois de ces ruptures !… Maintenant, quand ils se disputaient, Jean n’osait plus parler de son départ, il ne criait plus, exaspéré :

— Heureusement, ça va finir.

Elle n’aurait eu qu’à répondre :

— C’est bien, va-t’en… moi, je me tuerai, je ferai comme l’autre…

Et cette menace qu’il croyait comprendre dans la mélancolie de ses regards et des airs qu’elle chantait, dans la songerie de ses silences, le troublait jusqu’à l’épouvante.

Cependant il avait passé l’examen de classement qui termine, pour les attachés consulaires, le stage ministériel ; reçu dans un bon rang, on allait le désigner pour un des premiers postes libres, ce n’était plus qu’une affaire de semaines, de jours !… Et autour d’eux, dans cette fin de saison aux soleils de plus en plus brefs, tout se hâtait aussi vers les changements de l’hiver. Un matin, Fanny, ouvrant la fenêtre devant le premier brouillard, s’écriait :

— Tiens, les hirondelles sont parties…

L’une après l’autre, les maisons bourgeoises du pays fermaient leurs persiennes ; sur la route de Versailles, des voitures de déménagement se succédaient, de grands omnibus de campagne chargés de paquets, avec des panaches de plantes vertes sur la plate-forme, pendant que les feuilles s’en allaient par tourbillons, roulaient comme les nuages en fuite sous le ciel bas, et que les meules montaient dans les champs dégarnis. Derrière le verger, dépouillé, rapetissé par le manque de verdure, les chalets fermés, les séchoirs des blanchisseries aux toits rouges se massaient en paysage triste, et de l’autre côté de la maison, la voie ferrée mise à nu déroulait tout le long des bois en grisaille sa noire ligne voyageuse.

Quelle cruauté de la laisser là toute seule dans cette tristesse des choses ! Il sentait son cœur défaillir d’avance ; jamais il n’aurait le courage de l’adieu. C’était bien là-dessus qu’elle comptait, l’attendant à cette minute suprême, et jusque-là tranquille, ne parlant de rien, fidèle à sa promesse de ne pas mettre d’entraves à ce départ de tout temps prévu et consenti. Un jour, il rentra avec cette nouvelle :

— Je suis nommé…

— Ah !… et où donc ?…

Elle questionnait, l’air indifférent, mais les lèvres et les yeux décolorés, une telle crispation sur tout le visage qu’il ne la fit pas plus longtemps attendre :

— Non, non… pas encore… J’ai cédé mon tour à Hédouin… ça nous donne au moins six mois.

Ce fut un débordement de larmes, de rires, de baisers fous qui balbutiaient :

— Merci, merci… Quelle bonne vie je vais te faire maintenant !… C’était ça, vois-tu, qui me rendait méchante, cette idée de départ…

Elle allait s’y préparer mieux, s’y résigner petit à petit. Et puis, dans six mois, ce ne serait plus l’automne, avec le contre-coup de ces histoires de mort.

Elle tint parole. Plus de nerfs, plus de querelles ; et même, pour éviter les ennuis causés par l’enfant, elle se décidait à le mettre en pension à Versailles. Il ne sortait que le dimanche, et si ce nouveau régime ne modifiait pas encore sa nature rebelle et sauvage, du moins il lui apprenait l’hypocrisie. On vivait au calme, les dîners avec les Hettéma savourés sans orage, et le piano rouvert pour les partitions favorites. Mais au fond, Jean restait plus troublé, plus perplexe que jamais, se demandant où le mènerait sa faiblesse, songeant parfois à renoncer aux consulats, à passer dans le service des bureaux. C’était Paris, le bail du ménage indéfiniment renouvelé ; mais tout le rêve de sa jeunesse à bas, et le désespoir des siens, la brouille certaine avec son père qui ne lui pardonnerait pas cet abandon, surtout lorsqu’il en saurait les causes.

Et pour qui ?… Pour une créature vieillie, fanée, qu’il n’aimait plus, il en avait eu la preuve en face de ses amants… Quel maléfice tenait donc, dans cette vie à deux ?

Comme il montait en wagon, un matin, aux derniers jours d’octobre, un regard de jeune fille levé vers le sien lui rappela tout à coup sa rencontre du bois, cette grâce radieuse de femme-enfant, dont le souvenir l’avait poursuivi pendant des mois. Elle portait la même robe claire que le soleil tachait si joliment sous les branches, mais recouverte d’un grand manteau de voyage ; et dans le wagon, des livres, un petit sac, un bouquet de grands roseaux, et des dernières fleurs disaient le retour vers Paris, la fin de la villégiature. Elle aussi l’avait reconnu, d’un demi-sourire frissonnant sur la limpidité d’eau de source de ses yeux ; et ce fut, pendant une seconde, l’entente inexprimée de la même pensée chez ces deux êtres.

« Comment va votre mère, M. d’Armandy ? » demanda tout à coup le vieux Bouchereau que Jean, ébloui, n’avait pas vu d’abord dans son coin, enfoui et lisant, sa pâle figure inclinée.

Jean donna des nouvelles, très touché qu’on se souvînt des siens et de lui, bien plus ému encore, quand la jeune fille s’informa des deux petites bessonnes qui avaient écrit à son oncle une si gentille lettre pour le remercier des soins donnés à leur mère… Elle les connaissait !… cela le remplit de joie ; puis comme il était, paraît-il, d’une sensibilité extraordinaire ce matin-là, il devint triste aussitôt, en apprenant qu’ils rentraient à Paris, que Bouchereau allait prendre son cours de semestre à l’École de Médecine. Il n’aurait plus la chance de la revoir… Et les champs filant aux portières, splendides tout à l’heure, lui semblaient lugubres, éclairés d’une lumière d’éclipse.

Le train siffla longuement ; on arrivait. Il salua, les perdit, mais à la sortie de la gare ils se retrouvèrent, et Bouchereau dans le tumulte de la presse l’avertit qu’à partir du jeudi suivant il restait chez lui, place Vendôme… si le cœur lui disait d’une tasse de thé… Elle donnait le bras à son oncle, et il sembla à Jean que c’était elle qui l’invitait sans rien dire.

Après avoir décidé plusieurs fois qu’il irait chez Bouchereau, puis qu’il n’irait pas – car à quoi bon se donner des regrets inutiles ? – il prévint pourtant chez lui qu’il y aurait bientôt une grande soirée au ministère à laquelle il lui faudrait assister. Fanny visitait son habit, lui faisait repasser des cravates blanches ; et brusquement, le jeudi soir, il n’eut plus la moindre envie de sortir. Mais sa maîtresse le raisonnait sur la nécessité de cette corvée, se reprochant de l’avoir trop absorbé, gardé pour elle en égoïste, et elle le décidait, achevait de l’habiller avec des jeux tendres, retouchait le nœud de sa cravate, le pli de ses cheveux, riait parce que ses doigts sentaient la cigarette qu’elle reprenait et posait sur la cheminée à toute minute, et que cela ferait faire la grimace aux danseuses. Et de la voir très gaie et très bonne, il avait le remords de son mensonge, serait volontiers resté près d’elle au coin du feu, si Fanny ne l’eût forcé : « Je veux… il le faut », tendrement poussé dehors dans la nuit du chemin.

Il était tard quand il rentra ; elle dormait, et la lampe allumée sur ce sommeil de fatigue lui rappela une rentrée pareille, trois ans passés déjà, après les révélations terribles qu’on venait de lui faire. Comme il s’était montré lâche alors ! Par quelle aberration ce qui devait briser sa chaîne l’avait-il rivée plus solidement ?… Une nausée lui monta aux lèvres, de dégoût. La chambre, le lit, la femme lui faisaient également horreur ; il prit la lumière, l’emporta dans la pièce à côté, doucement. Il désirait tant être seul pour songer à ce qui lui arrivait… oh ! rien, presque rien…..

Il aimait.

Il y a dans certains mots que nous employons ordinairement un ressort caché qui tout à coup les ouvre jusqu’au fond, nous les explique dans leur intimité exceptionnelle ; puis le mot se replie, reprend sa forme banale et roule insignifiant, usé par l’habitude et le machinal. L’amour est un de ces mots-là ; ceux pour qui sa clarté s’est une fois traduite entière, comprendront l’angoisse délicieuse où vivait Jean depuis une heure, sans bien se rendre compte d’abord de ce qu’il éprouvait.

Là-bas, place Vendôme, dans ce coin de salon où ils étaient restés longtemps à causer ensemble, il ne sentait rien qu’un grand bien-être, un charme doux qui l’enveloppait. Ce n’est qu’une fois dehors, la porte retombée sur lui, qu’il avait été saisi d’une allégresse folle, puis d’une défaillance à croire que toutes ses veines s’ouvraient : « Qu’est-ce que j’ai, mon Dieu ?… » Et le Paris qu’il traversait pour revenir lui paraissait tout nouveau, féerique, élargi, radieux. Oui, à cette heure où les bêtes de nuit sont lâchées et circulent, où la vase des égouts remonte, s’étale, grouille sous le gaz jaune, lui l’amant de Sapho, curieux de toutes les débauches, le Paris que peut voir la jeune fille revenant du bal avec des airs de valse plein la tête qu’elle redit aux étoiles sous les blancheurs de sa parure, ce Paris chaste baigné de lune claire où s’éclosent les âmes vierges, c’est ce Paris qu’il avait vu !… Et tout à coup, comme il montait le large escalier de la gare, si près du retour vers le mauvais gîte, il se surprenait à dire tout haut : « Mais je l’aime… je l’aime… » et c’est ainsi qu’il l’avait appris.

— Tu es là, Jean ?… Que fais-tu donc ?

Fanny s’éveille en sursaut, effrayée de ne pas le sentir à côté d’elle. Il faut venir l’embrasser, mentir, raconter le bal du ministère, dire s’il y avait de jolies toilettes et avec qui il a dansé ; mais pour échapper à cette inquisition, surtout aux caresses qu’il redoute, tout imprégné du souvenir de l’autre, il invente un travail pressé, les dessins d’Hettéma.

— Il n’y a plus de feu ; tu vas avoir froid.

— Non, non…

— Au moins laisse la porte ouverte, que je voie ta lampe…

Il doit jouer son mensonge jusqu’au bout, installer la table, les épures ; puis assis, immobile, retenant son souffle, il songe, il se rappelle, et, pour fixer son rêve, le raconte à Césaire dans une longue lettre, pendant que le vent de nuit remue les branches qui craquent sans un froissement de feuilles, que les trains se succèdent en grondant et que La Balue, troublé par la lumière, s’agite dans sa petite cage, sautille d’un perchoir à l’autre avec des cris hésitants.

Il dit tout, la rencontre dans les bois, le wagon, son émotion singulière à l’entrée de ces salons qu’il avait vus si lugubres et tragiques le jour de la consultation, des chuchotements furtifs dans les portes, de tristes regards échangés de chaise à chaise, et qui, ce soir, s’ouvraient animés et bruyants en une longue enfilade lumineuse. Bouchereau lui-même n’avait plus sa physionomie dure, cet œil noir, fouilleur et déconcertant sous ses gros sourcils d’étoupe, mais une expression reposée et paternelle de bonhomme qui consent à ce que l’on s’amuse chez lui.

« Tout à coup elle est venue vers moi et je n’ai plus rien vu… Mon ami, elle s’appelle Irène, elle est jolie, l’air bon, les cheveux de ce brun doré des Anglaises, une bouche d’enfant toujours prête à rire… Oh ! pas ce rire sans gaieté, qui agace chez tant de femmes ; une vraie expansion de jeunesse et de bonheur… Elle est née à Londres ; mais son père était Français et elle n’a pas d’accent du tout, seulement une adorable façon de prononcer certains mots, de dire « unclé » qui chaque fois met une caresse dans les yeux du vieux Bouchereau. Il l’a prise avec lui pour soulager la famille de son frère qui est nombreuse, et remplacer la sœur d’Irène, l’aînée, mariée depuis deux ans à son chef de clinique. Mais elle, voilà, les médecins ne lui vont guère… Comme elle m’a amusé avec la bêtise de ce jeune savant exigeant de sa fiancée, sur toute chose, un engagement formel et solennel de léguer leur deux corps à la Société d’anthropologie ! … Elle, c’est un oiseau voyageur. Elle aime les bateaux, la mer ; la vue d’un beaupré tourné au large lui prend le cœur… Elle me disait tout cela librement, en camarade, bien miss d’allures, malgré sa grâce parisienne, et je l’écoutais ravi de sa voix, de son rire, de la conformité de nos goûts, d’une certitude intime que le bonheur de ma vie était là, à côté de ma main, et que je n’avais qu’à le saisir, l’emporter loin, bien loin, où m’enverrait la carrière aventureuse… »

— Viens donc te coucher, m’ami…

Il tressaute, s’arrête, cache instinctivement la lettre qu’il est en train d’écrire !

— Tout à l’heure… Dors, dors…

Il lui parle avec colère et, le dos tendu, écoute le sommeil revenir dans cette respiration de femme, car ils sont très près l’un de l’autre, et si loin !

« … Quoi qu’il arrive, ce sera la délivrance que cette rencontre et cet amour. Tu connais ma vie ; tu as compris, sans que nous en parlions jamais, qu’elle est la même qu’autrefois, que je n’ai pas pu m’affranchir. Mais ce que tu ne sais pas, c’est que j’étais prêt à sacrifier fortune, avenir, tout, à cette habitude fatale où je m’enlisais un peu plus chaque jour. Maintenant, j’ai trouvé le ressort, le point d’appui qui me manquait ; et pour ne plus laisser de recours à ma faiblesse, je me suis juré de ne retourner là-bas que libre et séparé… À demain l’évasion… »

Ce ne fut ni le lendemain ni le jour suivant. Il fallait un moyen pour s’évader, un prétexte, le dénouement d’une querelle où l’on crie : « Je m’en vais », pour ne plus revenir ; et Fanny se montrait douce et gaie comme aux premiers temps illusionnés du ménage.

Écrire « c’est fini » sans plus d’explications ?… Mais cette violente ne se résignerait pas ainsi, le relancerait, s’acharnerait jusqu’à la porte de son hôtel, de son bureau. Non, mieux vaudrait l’attaquer de face, la convaincre de l’irrévocable, du définitif de cette rupture, et sans colère comme sans pitié, lui en énumérer les causes.

Mais avec ces réflexions, une peur lui revint du suicide d’Alice Doré. Il y avait devant chez eux, de l’autre côté du pavé, une ruelle en pente conduisant à la voie et fermée d’une barrière ; les voisins prenaient par là, les jours de presse, pour suivre les rails jusqu’à la gare. Et l’imagination du Méridional voyait, après leur scène de rupture, sa maîtresse s’échapper sur la route, joindre la traverse, se jeter sous les roues du train qui l’emportait. Cette crainte l’obsédait au point que la seule pensée de cette barrière battante, entre deux murs chargés de lierre, lui faisait reculer l’explication.

Encore s’il avait eu là un ami, quelqu’un pour la garder, l’assister à cette première crise ; mais, terrés dans leur collage comme des marmottes, ils ne connaissaient personne, et ce n’était pas les Hettéma, ces monstrueux égoïstes luisants et noyés de graisse, bestialisés encore par l’approche de leur hivernage d’Esquimaux, que la malheureuse aurait pu appeler au secours de son désespoir et de son abandon.

Il fallait rompre, pourtant, et rompre vite. Malgré sa promesse à lui-même, Jean était retourné deux ou trois fois place Vendôme, de plus en plus épris ; et quoiqu’il n’eût rien dit encore, l’accueil à bras ouverts du vieux Bouchereau, l’attitude d’Irène où se mêlaient dans la réserve une tendresse, une indulgence, et comme l’attente émue de la déclaration, tout l’avertissait de ne plus tarder. Puis le supplice de mentir, les prétextes qu’il inventait pour Fanny, et l’espèce de sacrilège d’aller des baisers de Sapho à la cour discrète, balbutiante…