Sapho (Daudet)/Chapitre XI

G. Charpentier et Cie (p. 247-262).

XI


Au milieu de ces alternatives, il trouvait au ministère, sur sa table, la carte d’un monsieur venu déjà deux fois dans la matinée, disait l’huissier avec un certain respect de la nomenclature suivante :

C. GAUSSIN D’ARMANDY

Président des Submersionnistes de la Vallée du Rhône, Membre du Comité central d’étude et de vigilance, Délégué départemental, etc., etc.

L’oncle Césaire à Paris !… Le Fénat délégué, membre d’un comité de vigilance !… Sa stupeur durait encore, quand l’oncle parut, toujours brun comme une pomme de pin, ses yeux fous, son rire au coin des tempes, sa barbe du temps de la Ligue, mais au lieu de l’éternelle veste de futaine à côtes, une redingote en drap neuf bridant sur le ventre et donnant au petit homme une majesté vraiment présidentielle.

Ce qui l’amenait à Paris ? L’achat d’une machine élévatoire pour l’immersion de ses nouvelles vignes – il prononçait le mot « élévatoire » avec une conviction qui le grandissait à ses propres yeux –, puis la commande de son buste que ses collègues lui demandaient pour orner la salle du conseil.

— Tu as vu, ajouta-t-il d’un air modeste, ils m’ont nommé président… Mon idée de submersion bouleverse le Midi… Et dire que c’est moi, le Fénat, qui suis en train de sauver les vins de France !… Il n’y a que les toqués, vois-tu.

Mais le but principal de son voyage, c’était la rupture avec Fanny. Comprenant que l’affaire traînait en longueur, il venait donner un coup de main.

— Je m’y connais, tu penses… Quand courbebaisse a lâché la sienne pour se marier…

Avant d’attaquer son histoire, il s’arrêta et, déboutonnant sa redingote, il en tira un petit portefeuille rondement tendu :

— D’abord, débarrasse-moi de ceci… Bé oui ! l’argent… la libération du territoire…

Il se trompa au geste de son neveu, comprit qu’il refusait par discrétion :

— Prends donc ! prends donc !… C’est ma fierté de pouvoir rendre au fils un peu de ce que le père a fait pour moi… D’ailleurs, Divonne le veut ainsi. Elle est au courant de l’affaire, et si contente que tu penses à te marier, à secouer ton vieux crampon !

Dans la bouche de Césaire, après le service que sa maîtresse lui avait rendu, Jean trouva « vieux crampon » un peu injuste, et c’est avec une pointe d’amertume qu’il répondit :

— Reprenez votre portefeuille, mon oncle… vous savez mieux que personne combien ces questions sont indifférentes à Fanny.

— Oui, c’était une bonne fille… dit l’oncle en oraison funèbre, et il ajouta, clignant sa patte d’oie : Garde toujours l’argent… Avec les tentations de Paris, je l’aime mieux entre tes mains que dans les miennes ; et puis il en faut pour les ruptures comme pour les duels…

Il se leva là-dessus, déclarant qu’il mourait de faim et que cette grosse question se discuterait mieux, la fourchette à la main, en déjeunant. Toujours la légèreté gouailleuse du Méridional à traiter les affaires de femme.

— Entre nous, petit…

Ils étaient attablés dans un restaurant de la rue de Bourgogne, et l’oncle s’épanouissait, la serviette au menton, tandis que Jean grignotait du bout des dents, l’estomac serré.

— … Je trouve que tu prends la chose trop au tragique. Je sais bien que le premier coup est dur, l’explication ennuyeuse ; mais, si cela te coûte trop, ne dis rien, fais comme Courbebaisse. Jusqu’au matin du mariage, la Mornas a tout ignoré. Le soir, en sortant de chez sa future, il allait chercher la chanteuse à son beuglant, et la reconduisait chez elle. Tu me diras que ça n’est pas très régulier ni bien loyal non plus. Mais quand on n’aime pas les scènes, et avec des femmes terribles comme Paola Mornas !… Il y avait près de dix ans que ce grand beau garçon tremblait devant cette petite moricaude. Pour le décrochage, il fallait ruser, manœuvrer…

Et voici comme il s’y était pris.

La veille du mariage, un Quinze Août, le jour de la fête, Césaire proposa à la petite d’aller pêcher une friture dans l’Yvette. Courbebaisse devait venir les rejoindre pour dîner ; et l’on s’en retournerait tous trois le lendemain soir, quand Paris aurait évaporé son odeur de poussière, de carcasses de fusées et d’huile à lampions. Ça va. Les voilà tous deux étendus dans l’herbe au bord de cette petite rivière qui frétille et luit entre ses berges basses, fait les prairies si vertes et les saules si feuillus. Après la pêche, le bain. Ce n’était pas la première fois qu’il leur arrivait de nager ensemble, Paola et lui, en bons garçons, en camarades ; mais ce jour-là, cette petite Mornas, les bras, les jambes nues, son corps de maugrabine fait au moule, que la mouillure du costume plaquait de partout… peut-être aussi l’idée que Courbebaisse lui avait donné carte blanche… Ah ! la mâtine… Elle se retourna, le regarda dans les yeux, durement.

— Vous savez, Césaire, n’y revenez plus.

Il n’insista pas, de peur de gâter son affaire, et se dit : « Ce sera pour après dîner. » Très gai, le dîner, sur le balcon en bois de l’auberge, entre les deux drapeaux que le patron avait arborés en l’honneur du Quinze Août. Il faisait chaud, les foins sentaient bon, et l’on entendait les tambours, les pétards, la musique de l’orphéon qui courait les rues.

— Est-il embêtant, ce Courbebaisse, de n’arriver que demain, disait la Mornas, qui s’étirait les bras avec un coup de champagne dans les yeux…, j’ai envie de m’amuser, moi, ce soir.

— Et moi, donc !

Il était venu s’appuyer à côté d’elle sur la rampe du balcon, encore brûlante du soleil de la journée, et sournoisement, en sondeur, il passait le bras autour de sa taille :

— Oh ! Paola… Paola…

Cette fois, au lieu de se fâcher, la chanteuse se mit à rire, mais si fort, de si bon cœur qu’il finit par en faire autant. Même tentative repoussée de la même façon, le soir, en rentrant de la fête où ils avaient dansé, tiré des macarons ; et comme leurs chambres étaient voisines, elle lui chantait à travers la cloison : T’es trop p’tit, t’es trop p’tit…, avec toutes sortes de comparaisons désobligeantes entre lui et Courbebaisse. Il se tenait pour ne pas lui répondre, l’appeler la veuve Mornas ; mais c’était encore trop tôt. Le lendemain, par exemple, en s’installant devant un bon déjeuner, pendant que Paola s’impatientait et s’inquiétait, à la fin, de ne pas voir arriver son homme, ce fut avec une certaine satisfaction qu’il tira sa montre et dit solennellement :

— Midi, c’est fait…

— Quoi donc ?

— Il est marié.

— Qui ?

— Courbebaisse.

Vlan !

— Ah ! mon ami, quelle gifle… Dans toutes mes aventures galantes je n’ai jamais rien reçu de pareil. Et, tout de suite, la voilà qui veut partir… Mais, pas de train avant quatre heures… Et pendant ce temps l’infidèle brûlait les rails du P.-L.-M. vers l’Italie avec sa femme. Alors, dans sa rage, elle repique, m’abîme de coups et de griffes ; – cette chance !… moi qui nous avais enfermés à clef ; – puis elle s’en prend à la vaisselle e t tombe enfin dans une crise de nerfs épouvantable. À cinq, on la porte sur son lit, on la maintient, tandis que tout éraflé, comme si je sortais d’un buisson de ronces, je cours pour trouver le médecin d’Orsay… Dans ces affaires-là, c’est comme sur le terrain, il faudrait toujours avoir un médecin avec soi. Me vois-tu, par les routes, à jeun, et un soleil !… Il faisait nuit quand je le ramenai… Tout à coup, en approchant de l’auberge, une rumeur de foule, un rassemblement sous les fenêtres… Ah ! mon Dieu, elle s’est suicidée ? Elle a tué quelqu’un ? Avec la Mornas c’était plus vraisemblable… Je me précipite, et qu’est-ce que je vois ?… Le balcon chargé de lanternes vénitiennes et la chanteuse debout, consolée et superbe, enroulée dans un des drapeaux et gueulant la Marseillaise, en pleine fête impériale, au-dessus du peuple qui acclamait. Et voilà, mon petit, comment s’est terminée la liaison de Courbebaisse ; je ne te dirai pas que tout a été fini d’une fois. Après dix ans de fers, il faut toujours compter un peu de surveillance. Mais enfin, le plus fort s’était passé sur moi ; et j’en recevrai bien autant de la tienne, si tu veux.

— Ah ! mon oncle, ce n’est pas le même genre de femme.

— Va donc, dit Césaire décachetant une boîte de cigares qu’il approchait de son oreille pour s’assurer s’ils étaient secs, tu n’es pas le premier qui la quitte…

— C’est pourtant vrai…

Et Jean se rattrapait avec bonheur à ce mot qui l’eût navré quelques mois auparavant. Au fond, l’oncle et son histoire comique le rassuraient un peu, mais ce qu’il n’admettait pas, c’était le mensonge en partie double pendant des mois, cette hypocrisie, ce partage, il ne pourrait jamais s’y résoudre et n’avait que trop attendu.

— Alors, comment veux-tu faire ?…

Pendant que le jeune homme se débattait dans ces incertitudes, le membre du conseil de vigilance lissait sa barbe, essayait des sourires, des effets, des ports de tête, puis d’un air négligent :

— C’est loin d’ici qu’il demeure ?

— Qui donc ?

— Mais cet artiste, ce Caoudal dont tu m’as parlé pour mon buste… On pourrait aller voir ses prix, pendant qu’on est ensemble…

Caoudal, bien que célèbre, grand mangeur d’argent, occupait toujours rue d’Assas l’atelier de ses premiers succès. Césaire, tout en allant, s’informait de sa valeur artistique ; il y mettrait le prix, certainement, mais ces messieurs du comité tenaient à une œuvre de premier ordre.

— Oh ! ne craignez rien, mon oncle, si Caoudal veut bien s’en charger…

Et il lui énumérait les titres du sculpteur, membre de l’Institut, commandeur de la Légion d’honneur et d’une foule d’ordres étrangers. Le Fénat ouvrait de grands yeux.

— Et vous êtes amis ?

— Très amis.

— Ce Paris, pas moins !… comme on y fait de belles connaissances.

Gaussin aurait eu pourtant quelque honte à avouer que Caoudal était un ancien amant de Fanny, et qu’elle les avait mis en relation. Mais on eût dit que Césaire y pensait :

— C’est lui l’auteur de cette Sapho que nous avons à Castelet ?… Alors il connaît ta maîtresse, et pourrait t’aider peut-être à la rupture. L’Institut, la Légion d’honneur, ça impressionne toujours une femme…

Jean ne répondit pas, songeant aussi peut-être à utiliser l’influence du premier amant.

Et l’oncle continuait d’un bon rire :

— À propos, tu sais, le bronze n’est plus chez ton père… Quand Divonne a su, quand j’ai eu le malheur de lui dire que ça représentait ta maîtresse, elle n’a plus voulu qu’il fût là… Avec les manies du consul, ses difficultés au moindre changement, ce n’était pas commode, surtout sans laisser soupçonner le motif… Oh ! les femmes… Elle a si bien manœuvré qu’à cette heure M. Thiers préside sur la cheminée de ton père, et la pauvre Sapho se ronge de poussière dans la chambre du vent, avec les vieux chenets et les meubles hors d’usage ; même qu’elle a reçu un atout dans le transport, le chignon cassé et sa lyre qui ne tient plus. La rancune de Divonne, sans doute, qui lui aura porté malheur.

Ils arrivaient rue d’Assas. Devant l’aspect modeste et travailleur de cette cité d’artistes, ces ateliers aux portes de remises numérotées, s’ouvrant de chaque côté d’une longue cour que terminent les bâtiments vulgaires d’une école communale aux perpétuelles mélopées de lecture, le président des submersionnistes eut de nouveaux doutes sur le talent d’un homme aussi médiocrement logé ; mais sitôt entré chez Caoudal, il sut à quoi s’en tenir : « Pas pour cent mille francs, pas pour un million !… » hurlait le sculpteur au premier mot de Gaussin ; et soulevant à mesure son grand corps du divan où il s’allongeait dans le désordre et l’abandon de l’atelier : « Un buste !… Ah bien ! oui… mais regardez donc là-bas cet écrasement de plâtre en mille miettes… ma figure du prochain Salon que je viens de démolir à coups de maillet… Voilà le cas que j’en fais, de la sculpture, et si tentante que soit la binette du monsieur…

— Gaussin d’Armandy… président…

L’oncle rassemblait tous ses titres, mais il y en avait trop, Cadoual l’interrompit, et tourné vers le jeune homme :

— Vous me regardez, Gaussin… Vous me trouvez vieilli ?… »

C’est vrai qu’il avait bien son âge dans ce jour tombé d’en haut sur les balafres, les creux et meurtrissures de sa tête viveuse et surmenée, sa crinière de lion montrant des râpes de vieux tapis, ses bajoues pendantes et flasques, et sa moustache aux tons de métal dédoré qu’il ne se donnait plus la peine de friser ni de teindre… À quoi bon ?… Cousinard, le petit modèle, venait de partir.

— Oui, mon cher, avec mon mouleur, un sauvage, une brute, mais vingt ans !…

L’intonation rageuse et ironique, il arpentait l’atelier, bousculant d’un coup de botte l’escabeau qui le gênait au passage. Tout à coup, arrêté devant le miroir enguirlandé de cuivre au-dessus du divan, il se regardait avec une affreuse grimace :

— Suis-je assez laid, assez démoli, en voilà des cordes, des fanons de vieille vache !…

Il prenait son cou à poignée, puis dans un accent lamentable et comique, une prévoyance de vieux beau qui se pleure :

— Et dire que je regretterai ça, l’an prochain !…

L’oncle restait effaré. Cet académicien qui se tirait la langue racontait ses basses amours ! Il y avait donc des toqués partout, même à l’Institut ; et son admiration pour le grand homme s’amoindrissait de la sympathie qu’il ressentait pour ses faiblesses.

— Comment va Fanny ?… Êtes-vous toujours à Chaville ?… fit Caoudal subitement apaisé et venant s’asseoir à côté de Gaussin dont il tapotait familièrement l’épaule.

— Ah ! la pauvre Fanny, nous n’avons plus longtemps à vivre ensemble…

— Vous partez ?

— Oui, bientôt… et je me marie avant… Il faut que je la quitte.

Le sculpteur eut un rire féroce :

— Bravo ! Je suis content… Venge-nous, mon petit, venge-nous de ces coquines-là. Lâche-les, trompe-les, et qu’elles pleurent, les misérables ! Tu ne leur feras jamais autant de mal qu’elles en ont fait aux autres.

L’oncle Césaire triomphait :

— Tu vois, monsieur ne prend pas les choses aussi tragiquement que toi… Comprenez-vous cet innocent… ce qui le retient de s’en aller, c’est la peur qu’elle se tue !

Jean avoua très simplement l’impression que lui avait faite le suicide d’Alice Doré.

— Mais ce n’est pas la même chose, dit Caoudal vivement… Celle-là, c’était une triste, une molle aux mains tombantes… une pauvre poupée qui manquait de son… Déchelette a eu tort de croire qu’elle mourait pour lui… Un suicide par fatigue et ennui de vivre. Tandis que Sapho… ah ! ouiche, se tuer… Elle aime bien trop l’amour et brûlera jusqu’au bout, jusqu’aux bobèches. Elle est de la race des jeunes premiers qui ne changent jamais de rôle, et finissent sans dents, sans cils, dans leur peau de jeunes premiers… Regardez-moi donc… Est-ce que je me tue ?… J’ai beau avoir du chagrin, je sais bien que, celle-là partie, j’en prendrai une autre, qu’il m’en faudra toujours… Votre maîtresse fera comme moi, comme elle a déjà fait… Seulement, elle n’est plus jeune, et ce sera plus difficile.

L’oncle continuait à triompher :

— Te voilà rassuré, hein ?

Jean ne disait rien, mais ses scrupules étaient vaincus et sa résolution bien prise. Ils partaient, quand le sculpteur les rappela pour leur montrer une photographie ramassée sur la poussière de sa table et qu’il essuyait d’un revers de manche.

— Tenez, la voilà !… Est-elle jolie, la coquine… à se mettre à genoux devant… Ces jambes, cette gorge !

Et c’était terrible le contraste de ces yeux ardents, de cette voix passionnée avec le tremblement sénile des gros doigts en spatule où grelottait l’image souriante, aux charmes capitonnés de fossettes, de Cousinard le petit modèle.