Sapho (Daudet)/Chapitre IX

G. Charpentier et Cie (p. 212-231).

IX


D’habitude leurs fâcheries ne duraient guère, fondues à un peu de musique, aux câlines effusions de Fanny ; mais, cette fois, il lui en voulut sérieusement, et plusieurs jours de suite garda le même pli au front, le même silence de rancune, s’installant à dessiner sitôt les repas, se refusant à toute sortie avec elle.

C’était comme une honte subite de l’abjection où il vivait, la crainte de rencontrer encore la petite charrette montant l’allée et ce limpide sourire de jeunesse auquel il songeait constamment. Puis, avec un brouillement de rêve qui s’en va, de décor qui se casse pour les changements à vue d’une féerie, l’apparition devint confuse, se perdit dans son lointain de bois, et Jean ne la revit plus. Seulement il lui resta un fond de tristesse dont Fanny crut savoir la cause, et résolut d’avoir raison…

— C’est fait, lui dit-elle un jour toute joyeuse… J’ai vu Déchelette… Je lui ai rendu l’argent… Il trouve, comme toi, que c’est plus convenable ainsi ; je me demande pourquoi, par exemple… Enfin, ça y est… Plus tard, quand je serai seule, il pensera au petit… Es-tu content ?… M’en veux-tu toujours ?

Et elle lui raconta sa visite rue de Rome, son étonnement de trouver au lieu du caravansérail bruyant et fou, traversé de bandes en délire, une maison bourgeoise paisible, gardée d’une consigne très sévère. Plus de galas, plus de bals masqués ; et l’explication de ce changement, dans ces mots à la craie que quelque parasite éconduit et furieux avait écrits sur la petite entrée de l’atelier : Fermé pour cause de collage.

— Et c’est la vérité, mon cher… Déchelette en arrivant s’est toqué d’une fille de skating, Alice Doré ; il l’a prise avec lui depuis un mois, en ménage, absolument en ménage… Une petite femme bien gentille, bien douce, un joli mouton… Ils ne font guère de bruit à eux deux… J’ai promis que nous irions les voir ; ça nous changera un peu du cor de chasse et des barcarolles… C’est égal, dis donc, le philosophe avec ses théories… Pas de lendemain, pas de collage… Ah ! je l’ai joliment blagué !

Jean se laissa conduire chez Déchelette qu’il n’avait pas revu depuis leur rencontre à la Madeleine. On l’eût bien surpris alors, en lui disant qu’il en arriverait à fréquenter sans dégoût ce cynique et dédaigneux amant de sa maîtresse, à devenir presque son ami. Dès la première visite, lui-même s’étonnait de se sentir si à l’aise, charmé par la douceur de cet homme au bon rire d’enfant dans sa barbe de cosaque, et d’une sérénité d’humeur que n’altéraient pas les cruelles crises de foie qui plombaient son teint, le tour de ses yeux.

Et comme on comprenait bien la tendresse qu’il inspirait à cette Alice Doré, aux longues mains molles et blanches, à l’insignifiante beauté blonde, que relevait l’éclat de sa chair de Flamande, aussi dorée que son nom ; de l’or dans les cheveux, dans les prunelles, frangeant les cils, pailletant la peau jusque sous les ongles.

Ramassée par Déchelette sur l’asphalte du skating, parmi les grossièretés, les brutalités de la traite, les tourbillons de fumée que l’homme crache, avec un chiffre, dans le maquillage de la fille, la politesse de celui-ci l’avait attendrie et surprise. Elle se retrouva femme, de pauvre bétail à plaisir qu’elle était, et quand il voulut la renvoyer au matin, conformément à ses principes, avec un bon déjeuner et quelques louis, elle eut le cœur si gros, lui demanda si doucement, si désirément « garde-moi encore… » qu’il ne se sentit pas le courage de refuser. Depuis, moitié respect humain, moitié lassitude, il tenait sa porte close sur cette lune de miel de hasard, qu’il passait au frais et au calme de son palais d’été si bien aménagé pour le confortable ; et ils vivaient ainsi très heureux, elle de ces égards tendres qu’elle n’avait jamais connus, lui du bonheur qu’il donnait à ce pauvre être et de sa reconnaissance naïve, subissant aussi sans qu’il s’en rendît compte, et pour la première fois, le charme pénétrant d’une intimité de femme, le mystérieux sortilège de la vie à deux, dans une conformité de bonté et de douceur.

Pour Gaussin, l’atelier de la rue de Rome fut une diversion au milieu bas et mesquin où traînait sa vie de petit employé en faux ménage ; il aimait la conversation de ce savant aux goûts d’artiste, de ce philosophe en robe persane, légère et lâche comme sa doctrine, ces récits de voyages que Déchelette esquissait avec le moins de mots possible, et si bien à leur place parmi les tentures orientales, les Bouddhas dorés, les chimères de bronze, le luxe exotique de ce hall immense où le jour tombait d’un haut vitrage, vraie lumière de fond de parc, remuée par le feuillage grêle des bambous, les palmes découpées des fougères arborescentes, et les énormes feuilles des strilligias mêlées à des philodendrons aux minces flexibilités de plantes d’eau, cherchant l’ombre et l’humide.

Le dimanche surtout, avec cette large baie sur une rue déserte du Paris d’été, le frisson des feuilles, l’odeur de terre fraîche au pied des plantes, c’était la campagne et le sousbois presque autant qu’à Chaville, moins la promiscuité et la trompe des Hettéma. Il ne venait jamais de monde ; une fois pourtant Gaussin et sa maîtresse, arrivant pour dîner, entendirent dès l’entrée l’animation de plusieurs voix. Le jour baissait, on prenait le raki dans la serre, et la discussion semblait vive :

— Et moi je trouve que cinq ans de Mazas, le nom perdu, la vie détruite, c’est assez payer cher un coup de passion et de folie… Je signerai votre pétition, Déchelette.

— C’est Caoudal… dit Fanny tout bas, en tressaillant.

Quelqu’un répondait avec la sécheresse cassante d’un refus :

— Moi, je ne signe rien, n’acceptant aucune solidarité avec ce drôle…

— La Gournerie, maintenant…

Et Fanny, serrée contre son amant, murmurait :

— Allons-nous-en, si ça t’ennuie de les voir…

— Pourquoi donc ! mais pas du tout…

En réalité, il ne se rendait pas bien compte de l’impression qu’il aurait à se trouver en face de ces hommes, mais il ne voulait pas reculer devant l’épreuve, désireux peut-être de savoir le degré actuel de cette jalousie qui avait fait son misérable amour.

« Allons ! » dit-il, et ils se montrèrent dans une lumière rose de fin de jour, éclairant les crânes chauves, les barbes grisonnantes des amis de Déchelette jetés sur les divans bas, autour d’une table d’Orient en escabeau où tremblait, dans cinq ou six verres, la liqueur anisée et laiteuse qu’Alice était en train de verser. Les femmes s’embrassèrent :

— Vous connaissez ces messieurs, Gaussin ? demanda Déchelette, au mouvement berceur de son fauteuil à bascule.

S’il les connaissait !… Deux au moins lui étaient familiers à force d’avoir dévisagé pendant des heures leurs portraits aux vitrines de célébrités. Comme ils l’avaient fait souffrir, quelle haine il s’était sentie contre eux, une haine de succession, une rage à sauter dessus, à leur manger la figure, lorsqu’il les rencontrait dans la rue !… Mais Fanny disait bien que cela lui passerait ; maintenant c’était pour lui des visages de connaissance, presque des parents, des oncles lointains qu’il retrouvait.

« Toujours beau, le petit !… » dit Caoudal, allongé de toute sa taille géante et tenant un écran au-dessus de ses paupières pour les garantir du vitrage. « Et Fanny, voyons ?… » Il se leva sur le coude, cligna ses yeux d’expert :

— La figure tient encore ; mais la taille, tu fais bien de la ficeler… enfin, console-toi, ma fille, La Gournerie est encore plus gros que toi.

Le poète pinça dédaigneusement ses lèvres minces. Assis à la turque sur une pile de coussins – depuis son voyage en Algérie il prétendait ne pouvoir se tenir autrement –, énorme, empâté, n’ayant plus d’intelligent que son front solide sous une forêt blanche, et son dur regard de négrier, il affectait avec Fanny une réserve mondaine, une politesse exagérée, comme pour donner une leçon à Caoudal.

Deux paysagistes à têtes hâlées et rustiques complétaient la réunion ; eux aussi connaissaient la maîtresse de Jean, et le plus jeune lui dit dans un serrement de main :

— Déchelette nous a conté l’histoire de l’enfant, c’est très gentil ce que vous avez fait là, ma chère.

— Oui, fit Caoudal à Gaussin, oui, très chic, l’adoption… Pas province du tout.

Elle semblait embarrassée de ces éloges, quand on buta contre un meuble dans l’atelier obscur, et une voix, demanda :

— Personne ?

Déchelette dit :

— Voilà Ezano.

Celui-là, Jean ne l’avait jamais vu ; mais il savait quelle place ce bohème, ce fantaisiste, aujourd’hui rangé, marié, chef de division aux Beaux-Arts, avait tenue dans l’existence de Fanny Legrand, et il se souvenait d’un paquet de lettres passionnées et charmantes. Un petit homme s’avança, creusé, desséché, la démarche raide, qui donnait la main de loin, tenait les gens à distance par une habitude d’estrade, de figuration administrative. Il parut très surpris de voir Fanny, surtout de la retrouver belle après tant d’années :

« Tiens !… Sapho… » et une rougeur furtive égaya ses pommettes.

Ce nom de Sapho qui la rendait au passé, la rapprochait de tous ses anciens, causa une certaine gêne.

« Et M. d’Armandy qui nous l’a amenée… » fit Déchelette vivement pour prévenir le nouveau venu. Ezano salua ; on se mit à causer. Fanny rassurée de voir comme son amant prenait les choses, et fière de lui, de sa beauté, de sa jeunesse, devant des artistes, des connaisseurs, se montra très gaie, très en verve. Toute à sa passion présente, à peine se souvenait-elle de ses liaisons avec ces hommes ; des années de cohabitation pourtant, de vie en commun où l’empreinte se fait d’habitudes, de manies, gagnées à un contact et lui survivant, jusqu’à cette façon de rouler les cigarettes qu’elle tenait d’Ezano comme sa préférence du Job et du maryland.

Jean constatait sans le moindre trouble ce petit détail qui l’eût exaspéré jadis, éprouvant à se trouver aussi calme, la joie d’un prisonnier qui a limé sa chaîne, et sent que le moindre effort lui suffira pour l’évasion.

— Hein ! ma pauvre Fanny, disait Caoudal d’un ton blagueur en lui montrant les autres… quel déchet !… sont-ils vieux, sont-ils raplatis !… il n’y a que nous deux, vois-tu, qui tenions le coup.

Fanny se mit à rire :

— Ah ! pardon, colonel – on l’appelait quelquefois ainsi à cause de ses moustaches –, ce n’est pas tout à fait la même chose… je suis d’une autre promotion…

— Caoudal oublie toujours qu’il est un ancêtre, dit La Gournerie ; et sur un mouvement du sculpteur qu’il savait toucher au vif : Médaillé de 1840, cria-t-il de sa voix stridente, c’est une date, mon bon !…

Il restait entre ces deux anciens amis un ton agressif, une sourde antipathie qui ne les avait jamais séparés, mais éclatait dans leurs regards, leurs moindres paroles, et cela depuis vingt ans, du jour où le poète enlevait sa maîtresse au sculpteur. Fanny ne comptait plus pour eux, ils avaient l’un et l’autre couru d’autres joies, d’autres déboires, mais la rancune subsistait, creusée plus profonde avec les années.

— Regardez-nous donc tous les deux, et dites franchement si c’est moi qui suis l’ancêtre !…

Serré dans le veston qui faisait saillir ses muscles, Caoudal se campait debout, la poitrine cambrée, secouant sa crinière flamboyante où ne se voyait pas un poil blanc :

— Médaillé de 1840… cinquante-huit ans dans trois mois… Et puis, qu’est-ce que ça prouve ?… Est-ce l’âge qui fait les vieux ?… Il n’y a qu’à la Comédie-Française et au Conservatoire que les hommes bafouillent à la soixantaine, en branlant la tête, et petonnent, le dos rond, les jambes molles, avec des accidents séniles. À soixante ans, sacrebleu ! on marche plus droit qu’à trente, parce qu’on se surveille ; et la femme vous gobe encore pourvu que le cœur reste jeune, et chauffe, et remonte toute la carcasse…

— Crois-tu ? fit La Gournerie qui regardait Fanny en ricanant.

Et Déchelette, avec son bon sourire :

— Pourtant tu dis toujours qu’il n’y a que la jeunesse, tu en rabâches…

— C’est ma petite Cousinard qui m’a fait changer d’idée… Cousinard, mon nouveau modèle… Dix-huit ans, des ronds, des fossettes partout, un Clodion… Et si bon enfant, si peuple, du Paris de la Halle où sa mère vend de la volaille… Elle vous a de ces mots bêtes à l’embrasser, de ces mots… L’autre jour, dans l’atelier, elle trouve un roman de Dejoie, regarde le titre : Thérèse, et le rejette avec sa jolie moue : « Si ça s’était appelé Pauv’ Thérèse, je l’aurais lu toute la nuit !… » J’en suis fou, je vous dis.

— Du coup te voilà en ménage ?… Et dans six mois encore une rupture, des larmes comme le poing, le dégoût du travail, des colères à tout tuer…

Le front de Caoudal s’assombrit :

— C’est vrai que rien ne dure… On se prend, on se quitte…

— Alors pourquoi se prendre ?

— Eh bien, et toi ?… Crois-tu donc que tu en as pour la vie avec ta Flamande !…

— Oh ! nous autres, nous ne sommes pas en ménage… pas vrai, Alice ?

— Certainement, répondit d’une voix douce et distraite la jeune femme montée sur une chaise, en train de cueillir des glycines et des verdures pour un bouquet de table.

Déchelette continua :

— Il n’y aura pas de rupture entre nous, à peine une quitterie… Nous avons fait un bail de deux mois à passer ensemble ; le dernier jour on se séparera sans désespoir et sans surprise… Moi je retournerai à Ispahan – je viens de retenir mon sleeping – et Alice rentrera dans son petit appartement de la rue Labruyère qu’elle a toujours gardé.

— Troisième au-dessus de l’entresol, tout ce qu’il y a de plus commode pour se fiche par la fenêtre !

En disant cela, la jeune femme souriait, rousse et lumineuse dans le jour tombant, sa lourde grappe de fleurs mauves à la main ; mais l’accent de sa parole était si profond, si grave, que personne ne répondit. Le vent fraîchissait, les maisons d’en face semblaient plus hautes.

— Allons nous mettre à table, cria le colonel… Et disons des choses folâtres…

— Oui, c’est cela, gaudeamus igitur… amusons-nous pendant que nous sommes jeunes, n’est-ce pas, Caoudal ?… dit La Gournerie avec un rire qui sonnait faux.

Jean, quelques jours après, passait de nouveau rue de Rome, il trouvait l’atelier fermé, le grand rideau de coutil descendu sur la vitre, un silence morne des caves jusqu’à la toiture en terrasse. Déchelette était parti, à l’heure indiquée, le bail fini. Et lui pensait :

— C’est beau de faire ce qu’on veut dans l’existence, de gouverner sa raison et son cœur… Aurai-je jamais ce courage ?…

Une main se posa sur son épaule :

— Bonjour, Gaussin !…

Déchelette, l’air fatigué, plus jaune et plus froncé que d’habitude, lui expliqua qu’il ne partait pas encore, retenu à Paris par quelques affaires, et qu’il habitait le Grand-Hôtel, l’atelier lui faisant horreur depuis cette histoire épouvantable…

— Quoi donc ?

— C’est vrai, vous ne savez pas… Alice est morte… Elle s’est tuée… Attendez-moi, que je regarde si j’ai des lettres…

Il revint presque aussitôt, et tout en faisant sauter des bandes de journaux d’un doigt nerveux, il parlait sourdement, comme un somnambule, sans regarder Gaussin qui marchait près de lui :

— Oui, tuée, jetée par la fenêtre, comme elle l’avait dit le soir où vous étiez là… Qu’est-ce que vous voulez ?… moi, je ne savais pas, je ne pouvais pas me douter… Le jour où je devais partir, elle me dit d’un air tranquille : « Emmène-moi, Déchelette… ne me laisse pas seule… je ne pourrai plus vivre sans toi… » Ça me faisait rire. Me voyez-vous avec une femme, là-bas, chez ces Kurdes… Le désert, les fièvres, les nuits de bivouac… À dîner, elle me répétait encore : « Je ne te gênerai pas, tu verras comme je serai gentille… » Puis, voyant qu’elle me faisait de la peine, elle n’a plus insisté… Après, nous sommes allés aux Variétés dans une baignoire… tout cela convenu d’avance… Elle paraissait contente, me tenait la main tout le temps et murmurait : « Je suis bien… » Comme je partais dans la nuit, je la ramenai chez elle en voiture ; mais nous étions tristes tous deux, sans parler. Elle ne me dit même pas merci pour un petit paquet que je lui glissai dans la poche, de quoi vivre tranquille un an ou deux. Arrivés rue Labruyère, elle me demande de monter… Je ne voulais pas. « Je t’en prie… jusqu’à la porte seulement. » Mais là je tins bon, je n’entrai pas. Ma place était retenue, mon sac fait, puis j’avais trop dit que je partirais… En descendant, le cœur un peu gros, j’entendais qu’elle me criait quelque chose comme « … plus vite que toi… » mais je ne compris qu’en bas, dans la rue… Oh !…

Il s’arrêta, les yeux à terre, devant l’horrible vision que le trottoir lui présentait maintenant à chaque pas, cette masse inerte et noire qui râlait…

— Elle est morte deux heures après, sans un mot, sans une plainte, me fixant de ses prunelles d’or. Souffrait-elle ? m’a-t-elle reconnu ? Nous l’avions couchée sur son lit, tout habillée, une grande mantille de dentelle enveloppant la tête d’un côté, pour cacher la blessure du crâne. Très pâle, avec un peu de sang sur la tempe, elle était encore jolie, si douce… Mais comme je me penchais pour essuyer cette goutte de sang qui revenait toujours, inépuisable – son regard m’a semblé prendre une expression indignée et terrible… Une malédiction muette que la pauvre fille me jetait… Aussi qu’est-ce que ça me faisait de rester quelque temps encore ou de l’emmener avec moi, prête à tout, si peu gênante ?… Non, l’orgueil, l’entêtement d’une parole dite… Eh bien, je n’ai pas cédé, et elle est morte, morte de moi qui l’aimais pourtant…

Il se montait, parlait tout haut, suivi de l’étonnement des gens qu’il coudoyait en descendant la rue d’Amsterdam ; et Gaussin, passant devant son ancien logis dont il apercevait le balcon, la véranda, faisait un retour vers Fanny et leur propre histoire, se sentait pris d’un frisson, pendant que Déchelette continuait :

— Je l’ai conduite à Montparnasse, sans amis, sans famille… J’ai voulu être seul à m’occuper d’elle… Et depuis, je suis là, pensant toujours à la même chose, ne pouvant me décider à partir avec cette idée obsédante, et fuyant ma maison où j’ai passé deux mois si heureux à côté d’elle… Je vis dehors, je cours, j’essaye de me distraire, d’échapper à cet œil de morte qui m’accuse sous un filet de sang…

Et s’arrêtant, buté à ce remords, avec deux grosses larmes qui glissaient sur son petit nez camard si bon, si épris de la vie, il disait :

— Voyons, mon ami ; je ne suis pourtant pas méchant… C’est un peu fort tout de même que j’aie fait ça…

Jean essayait de le consoler, rejetant tout sur un hasard, un mauvais sort ; mais Déchelette répétait en secouant la tête, les dents serrées :

— Non, non… Je ne me pardonnerai jamais… Je voudrais me punir…

Ce désir d’une expiation ne cessa de le hanter, il en parlait à tous ses amis, à Gaussin qu’il venait prendre à la sortie du bureau.

« Allez-vous-en donc, Déchelette… Voyagez, travaillez, ça vous distraira… » lui répétaient Caoudal et les autres, un peu inquiets de son idée fixe, de cet acharnement à leur faire répéter qu’il n’était pas méchant. Enfin un soir, soit qu’il eût voulu revoir l’atelier avant de partir, ou qu’un projet très arrêté d’en finir avec sa peine l’y eût amené, il rentra chez lui et au matin des ouvriers descendant des faubourgs à leur travail le ramassèrent, le crâne en deux, sur le trottoir devant sa porte, mort du même suicide que la femme, avec les mêmes affres, le même fracassement d’un désespoir jeté à la rue.

Dans l’atelier en demi-jour, une foule se pressait, d’artistes, de modèles, de femmes de théâtre, tous les danseurs, tous les soupeurs des dernières fêtes. C’était un bruit piétiné, chuchoté, une rumeur de chapelle sous la flamme courte des cierges. On regardait à travers les lianes, les feuillages, le corps exposé dans une étoffe de soie ramagée de fleurs d’or, coiffé en turban pour la hideuse plaie de la tête, et tout de son long étendu, les mains blanches en avant qui disaient l’abandon, le déliement suprême, sur le divan bas ombragé de glycines où Gaussin et sa maîtresse s’étaient connus là nuit du bal.