A. Méricant (p. 263-273).

CHAPITRE X

BAISER D’APACHE

Dans la société moderne circule un individu que nos ancêtres ignorèrent : l’apache. On ne sait plus aujourd’hui si l’apache est un escroc, un escarpe, un rôdeur de barrière, un cambrioleur, un homme du monde dévoyé.

On le rencontre partout, la nuit, en plein jour, dans les taudis sordides et dans les appartements les plus élégants. Il séduit les filles, les grandes courtisanes qui paient parfois de leur vie cette recherche morbide du crime et de la débauche. Coups de couteau et coups de revolver émaillent les faits divers des journaux. Les héros du meurtre ont leurs défenseurs et leurs romanciers ; des feuilles, bien pensantes, qui refuseraient la collaboration d’un écrivain de talent, donnent l’hospitalité la plus écossaise à la prose des criminels. On sait ce qu’ils mangent, ce qu’ils boivent, les propos « spirituels » qu’ils tiennent à leurs gardiens, leurs photographies s’étalent en bonne place dans les kiosques, raccrochant les passants ; si bien, que le seul moyen d’arriver, aujourd’hui, est de subtiliser quelques millions à ses amis ou d’assassiner son prochain.

Les exploits les plus sauvages sont ceux qui rapportent le plus. L’apache éveille chez le bon bourgeois une sorte de sentimentalisme à rebours ; l’intérêt et la curiosité des petites femmes nerveuses vont aux bas-fonds les plus fangeux, à toutes les sentines du vice.

Aux lois de pardon et de sursis d’une société décadente, aux libérations, à la réduction des peines d’une justice incohérente s’ajoutent les bienfaits de la réclame à outrance, la triste gloriole d’attirer l’attention d’un public affolé. De plus, les prisons sont confortables et bien aérées, la nourriture s’affirme abondante et saine, le travail reste facultatif. Toutes ces bonnes raisons décident la vocation des aimables jeunes gens que l’avenir inquiète. Grâce à quelques jolis assassinats, ils peuvent assurer leur existence et vivre confortablement aux frais de la princesse.

Tandis que les honnêtes travailleurs s’astreignent à une tâche pénible et souvent ingrate, le criminel, choyé, dorloté, entouré d’égards, se repose à son aise, tout en organisant de nouvelles tournées productives et en préparant des coups inédits.

Nora Berthier, la femme divorcée de Christian, avait choisi son nouvel amant un peu au hasard des relations équivoques qu’elle s’était créées.

Cette femme était froidement corrompue, vicieuse de tempérament, méchante par goût et âpre au gain. Elle raillait tous les bons sentiments, de parti pris, convaincue que le monde est aux intrigants et aux coquins. Ses mauvais tours, son féroce égoïsme, aussi bien que son charme physique incontestable, en faisaient une créature des plus dangereuses.

L’homme qu’elle avait rencontré chez une étoile de la galanterie, était aussi foncièrement dépravé qu’elle et plus redoutable encore. Il jetait l’argent par les fenêtres, bien qu’on ne lui connût aucune fortune et qu’il n’eût aucun moyen d’existence avouable.

Il se disait Italien, vivait d’expédients et s’entourait de mystère.

Ses grands yeux noirs, sa moustache retroussée, ses épaules de lutteur, plaisaient à certaines femmes qui recherchent plus la force physique que la délicatesse de l’esprit.

En revenant de la représentation de l’Olympia, Nora avait permis au comte Razini de monter chez elle, et, tout de suite, il lui avait prouvé sa reconnaissance par une ardeur sans pareille.

Maintenant, étendus côte à côte dans le lit ravagé, ils devisaient mollement, et la jeune femme ne pouvait voir le dur et cruel regard de son amant qui ne déguisait plus l’expression de sa physionomie.

Razini songeait qu’il avait épuisé ses dernières ressources. La misère allait survenir, et il était surtout affolé par cette pensée que, pauvre, il ne serait plus reçu dans ce monde élégant qu’il aimait, qu’il lui faudrait exercer le pénible métier qu’il avait appris jadis, pour subvenir à ses besoins. Mais sa maîtresse devait avoir de l’or, des bijoux ; peut-être pourrait-elle lui venir en aide ?…

Comme Nora s’assoupissait vaguement, il se glissa hors du lit, éprouvant un impérieux désir de changer de place, de secouer l’importune pensée qui l’obsédait.

Maintenant, il tournait lentement dans la pièce, nerveux, surexcité, cherchant dans les coupes, sur le velours de la cheminée, les joyaux de sa maîtresse.

Mais il n’y avait qu’un rang de perles fausses et quelques bagues de peu de valeur dans un cendrier de bronze.

— Que fais-tu donc, mon chéri ?… demanda la femme, soudainement inquiète.

— Rien, je regardais tes joyaux.

— Ah ! oui, soupira-t-elle, et un frisson la parcourut de la tête aux pieds. Elle fut presque heureuse de sa pauvreté momentanée, ayant deviné l’affreuse tentation du misérable.

— C’est tout ce que tu possèdes ? reprit Razini.

— Tout, dit-elle à voix basse. J’ai dû vendre mes diamants et mes rubis, car les fonds sont bas ; j’allais précisément te demander de m’avancer une petite somme.

Il ricana.

— Ah ! tu tombes bien !… Je te croyais une femme chic, une grue lancée.

— Eh bien, tu t’es trompé, mon chéri, voilà tout.

— Quelle purée ! fit-il. Et il eut une sourde exclamation de colère.

Nora le regardait du coin de l’œil. Tout à coup, une pensée diabolique traversa son esprit.

— Bien souvent, soupira-t-elle, j’ai envié le luxe de mes amies ; mais, que veux-tu, je n’ai jamais eu de chance !… Mariée à un fou, j’ai dû payer ses dettes, disposer de ma fortune en sa faveur. Pourtant, il a fait un héritage, depuis mon divorce ; je vis d’une petite pension qu’on l’a contraint à me servir. Ah ! l’existence n’est pas drôle… Mon ex-mari, depuis deux mois, ne m’a rien envoyé, alors, je suis fort gênée, tu comprends…

— Tu as des amies riches ?…

— Oh ! je crois bien… Melcy, par exemple…

— Melcy ?…

— Oui, cette jeune femme qui occupait l’avant-scène de droite à l’Olympia.

— En effet, je l’ai remarquée.

— As-tu vu son collier ?

— Splendide ! si les perles sont vraies…

— Elles le sont.

— Fichtre ! Il doit y en avoir pour une jolie somme.

— Cinq cent mille francs, m’a-t-on dit…

Razini demeurait rêveur, plein de convoitise et de crainte.

— Plusieurs fois, reprit Nora, j’ai reproché à Melcy son inconcevable insouciance. Ainsi, elle dort toutes les portes ouvertes, et, le soir, lorsque son amant l’a quittée, il serait bien facile pour un voleur de pénétrer dans le petit hôtel.

Les yeux de l’aventurier brillaient sinistrement.

— Mais les domestiques ?…

— Oh ! ils couchent dans les combles et ne peuvent entendre ce qui se passe au premier. Il n’y a qu’une petite négresse, qui, sans doute, s’apercevrait de la présence d’un étranger…

— Une servante ?…

— Oui, une fillette de quinze ans, je crois ! On la terrasserait facilement.

Lentement l’individu s’habillait.

— Tu t’en vas ?… s’écria Nora, avec un soupir de délivrance, car elle avait vraiment eu peur devant la métamorphose de son amant de rencontre.

— Nous n’avions plus rien à nous dire, je suppose ? fit Razini brutalement.

Mais il se radoucit, craignant de se laisser deviner.

— Je te reverrai demain, ou après-demain, Fais-moi crédit jusque-là, ma biche.

— Oui, oui, tant que tu voudras… De mon côté, aussi, je chercherai, je me procurerai des ressources. Ce n’est qu’un moment de déveine qui sera bientôt passé.

Elle le poussait vers la porte ; quand il fut parti, elle pleura presque de joie, car, déjà, elle s’était vue sous le couteau de l’assassin, et les battements de sa poitrine disaient encore son épouvante.

Elle se sentait défaillir moralement et physiquement. Dans son cerveau un bourdonnement confus se produisait, comme elle se rappelait en avoir éprouvé à l’audition de quelque drame effroyable dans un théâtre des boulevards. Tout s’écroulait autour d’elle, la vie, elle-même, semblait l’abandonner, et certes, la colère vengeresse de son mari, lorsqu’il avait cherché à venger son honneur, ne lui avait point produit de transes aussi vives.