A. Méricant (p. 275-285).

CHAPITRE XI

L’ALLÉE DES ACACIAS

Razini, dangereux repris de justice, avait déjà subi une douzaine de condamnations. Rien n’égalait l’audace et le cynisme de ce bandit homme du monde. Grâce à sa belle prestance, à ses manières élégantes, à son audace, il se faisait bien venir des filles haut cotées, des reines de la galanterie, surprenait leurs secrets et vivait largement à leurs dépens, sans qu’aucune d’elles eût jamais osé porter plainte.

Sous différents noms, il s’était introduit dans presque tous les mondes.

On rencontre, parfois, à Paris, plus d’un individu qui, fort régulièrement condamné aux travaux forcés, et, même, au châtiment suprême, se promène sans souci du verdict d’infamie, ayant fait peau neuve et endossé quelque titre pompeux. Razini, Picard de son vrai nom, et sujet français, avait été, lors de son service militaire, condamné à mort par le conseil de guerre de Tunis pour vol et voies de fait envers un supérieur. Mais, gracié de la peine capitale, libéré de ses vingt ans de détention, il avait pu reprendre le cours de ses exploits et demander à ses avantages physiques de sérieux moyens d’existence.

Bien que connu dans le monde de la haute pègre, il avait, en plus d’une occasion, donné des preuves de son incontestable audace. Il avait pris part à des agressions à main armée, à des attaques nocturnes, à des cambriolages demeurés impunis. Dans ces nombreuses prouesses son extraordinaire activité, son sang-froid, son esprit inventif lui avaient valu la plus haute distinction qu’un apache digne de ce nom puisse ambitionner : À l’unanimité, ses copains l’avaient nommé chef de bande et s’étaient engagés solennellement à perdre la vie plutôt que de le trahir.

Très élégant, dans la journée, ne sortant qu’en voiture de maître ou en auto de la meilleure marque, Razini se transformait, la nuit venue, en individu louche chaussé d’espadrilles et coiffé de la casquette classique.

Après sa conversation avec Nora Berthier, l’apache, le lendemain, prit quelques renseignements sur Melcy et se fit conduire au Bois dans une somptueuse Victoria, attelée de deux alezans superbes.

Le Bois est bien le seul endroit de Paris où l’on se rencontre encore, et où l’on peut s’entretenir du dernier scandale financier ou galant, des crimes sensationnels, des amours d’artistes, des modes dernier cri.

Assis à l’ombre des acacias, on y voit défiler tout ce que la capitale compte de personnalités dans le monde de la ville ou du théâtre. Les petites femmes y exhibent des robes et des chapeaux qu’elles n’oseraient porter ailleurs ; les hommes y adressent encore la parole aux femmes, avec une courtoisie et une bonne grâce qui, depuis longtemps, ne se rencontrent plus dans les salons.

Sur l’avenue, les autos mettent leurs notes éclatantes dans le délicieux cadre des frondaisons printanières ou automnales.

La grande mode est de se montrer dans de superbes limousines, trente chevaux, non plus avec l’ancien costume de scaphandrier qui rendait grotesque la plus jolie femme, mais en toilette somptueuse de dentelle, de soie ou de velours, perles au cou, plumes retombantes sur le corsage clair aux broderies précieuses.

Razini examinait curieusement toutes les promeneuses, sachant que Melcy, à cette heure, se rendait chaque jour au Bois dans sa limousine capitonnée de satin blanc.

Devant les yeux de l’aventurier le défilé continuait, semblable à une apothéose. Les rayons solaires s’accrochaient aux glaces des landaulets, au vernis brillant des coupés automobiles, aux diamants des belles filles, dont les paupières peintes laissaient filtrer un regard prometteur.

Dans un fiacre se trémoussaient Miette et Malaga, qui s’étaient offert un plein jour de vacance. Sapho, dans un coupé de louage, promenait aussi sa beauté langoureuse pour se reposer des représentations tumultueuses du music-hall. Elle avait, auprès d’elle, Faustine, qui, depuis la défection de Melcy, était devenue sa meilleure amie.

Les deux femmes causaient avec animation.

— Me faire cet affront !… soupirait la dompteuse ; j’ai failli tomber au milieu de mes fauves ! tant la douleur et l’indignation ont été vives.

La pythonisse haussa les épaules.

— Cet amour te perdra. Et puis, pourquoi attacher tant d’importance aux actions d’un fou ?…

— Fou ? L’est-il vraiment ?…

— Tu ne saurais en douter, après toutes les fantaisies extravagantes qu’il ne cesse de commettre.

— Nous nous sommes bien aimés.

— Un autre amour te consolera de l’ancien. N’es-tu pas courtisée par des hommes riches et aimables ?…

— Oui, mais ils ne me plaisent point.

— Tant mieux ; tu profiteras entièrement de leur penchant pour toi. Dans notre existence de cigales aventureuses, les grandes passions sont fort préjudiciables… Crois-tu que les infidélités de monsieur Nandel me chagrinent beaucoup ?…

— Ce n’est pas la même chose… Monsieur Nandel n’était pas ton premier amant.

— Oh ! le premier amant ressemble au vingtième. Tous les hommes se valent ; l’amour est une lutte où triomphe le plus malin. Seulement, il ne faut pas y faire de sentiment.

Mais les deux amies poussèrent un cri.

La charmeuse de serpents venait de passer dans sa limousine impeccable, accotée aux coussins de satin blanc, et divinement blonde sous son immense feutre noir empanaché de plumes floconneuses.

Razini, également, avait aperçu la courtisane
Penchée sur la balustrade de marbre…
et il ordonnait au cocher de suivre l’automobile, espérant qu’elle s’arrêterait devant, un des restaurants à la mode qui parsèment le Bois.

Mais Melcy se fit déposer à l’angle d’une allée cavalière, et attendit le peintre John Roberts, qui venait en sens opposé, et descendait de cheval avec empressement, à quelques pas de la jolie fille.

John Roberts était l’artiste en renom qui n’avait pas son pareil pour camper une silhouette féminine, parer son modèle de toutes les séductions de la jeunesse et de la beauté.

Ses toiles se vendaient fort cher, car, posséder un Roberts, était une consécration de goût et d’élégance. Aucune femme à la mode ne pouvait se dispenser de poser devant le chevalet du maître.

— J’espérais vous rencontrer, dit Melcy, et j’ai fait arrêter ma voiture devant l’allée cavalière. Est-ce toujours demain que nous commençons nos séances.

— Demain, si vous voulez.

— Vous me représenterez devant ma harpe, avec Pluton enroulé à mes pieds : les attributs de la profession…

— Ce sera très original : une nouvelle Salammbô !

— Oui, cher maître. Pensez au grand succès que nous aurons au Salon.

— Toutes les femmes voudront vous admirer…

Cependant, Razini, qui cherchait une occasion favorable pour s’approcher de la charmeuse, descendit de voiture et aborda le peintre, à son tour.

— Notre grand artiste John Roberts ?… demanda-t-il, sans façon.

Le peintre dévisagea l’aventurier, cherchant à se rappeler ses traits.

— Oui, monsieur.

— Pardon, si je vous accoste si familièrement ; mais, je vous ai beaucoup rencontré chez la comtesse de P…

— En effet, j’y vais quelquefois.

— Je l’avais chargée d’une mission auprès de vous…

— Elle ne m’a rien dit.

— Il s’agirait de faire le portrait d’une grande dame étrangère, fort belle et fort riche…

— Je suis à vos ordres.

Melcy, qui s’impatientait, tendit la main au peintre.

— Demain, à deux heures, je viendrai poser.

Et elle rejoignit son auto, un peu intriguée par les façons audacieuses de l’aventurier, par son élégance et sa bonne mine dont elle subissait l’influence, malgré elle.