A. Méricant (p. 253-Ill.).

CHAPITRE IX

LE RÊVE DE CHRISTIAN

Christian, au coin du feu, assiste à la toilette de Melcy qui se rend chez Liane de Sauges, une courtisane haut cotée dont les réceptions ont un faste particulier.

La charmeuse de serpents est délicieuse dans sa robe de tulle bleu pâle, glacé d’argent et brodé de délicats festons légèrement en relief.

Son corsage est fait d’une gaine de pierreries aux lueurs fulgurantes, et, sur sa poitrine laiteuse, s’étale l’admirable collier de perles que toutes les femmes lui envient.

L’amant est triste et silencieux, tout entier repris par ses anciennes hantises. Sa nature impressionnable, sujette à varier, à se métamorphoser à la suite d’une émotion vive, d’un choc moral ou physique, subit de nouveau de terribles assauts.

— Qu’as-tu encore, mon pauvre ami ? demande la femme, en riant, car la fortune lui a fait une âme nouvelle.

Elle pose maintenant pour l’insensibilité et la rosserie élégante. Être sentimentale lui semble du dernier mauvais goût. Elle singe amoureusement les façons de ses amis chics de la finance et des sports. Il faut vouloir du positif dans la vie et ne respecter que ce qui rapporte de gros intérêts. Elle devient dédaigneuse et finassière, se moque des gens impressionnables qui s’attardent encore aux bagatelles du cœur et de la poésie.

— Qu’as-tu, mon pauvre Christian ?

Le jeune homme semble sortir d’un rêve. Il fixe sur sa maîtresse ses prunelles pâles, hausse les épaules avec mélancolie.

— Je ne pense à rien.

— Si, si, tu penses à Sapho, tu la regrettes, peut-être ? Depuis cette représentation de l’Olympia, tu n’es plus le même. Tout te laisse indifférent.

— Que peux-tu me reprocher, puisque je te suis revenu ?…

— Il ne suffit pas de revenir, il faut se montrer courtois et empressé avec la femme qu’on aime. Je préfère presque la compagnie de ma négresse à la tienne !… Caryssa me donne ses meilleurs soins ; elle est attentive et docile.

— Fais venir Caryssa et cesse de me tourmenter.

— Vraiment, mon petit, tu n’es guère aimable, et, pour ce que tu me rapportes !…

Christian, blessé, quittait la charmeuse, bien décidé à ne plus la revoir. Mais elle exerçait sur lui une mystérieuse attraction et, bientôt, malgré ses bonnes résolutions, il se reprenait à désirer son avilissante sujétion.

La vérité est qu’il s’était ruiné pour elle, car les munificences de Laroube ne pouvaient suffire aux fantaisies coûteuses de la courtisane, qui portait pour un million de pierreries sur elle et avait un train de maison considérable.

Une peur vague, persistante de l’avenir affolait le jeune homme. Il sentait un danger planer sur lui. Accablé par une de ces lourdes tristesses qui le saisissaient de plus en plus fréquemment, il se jurait à lui-même d’oublier Melcy ; il était fier de cette héroïque résolution qui le calmait un peu. Mais, après quelques jours de solitude et de lutte, la vie semblait s’éteindre dans son âme ; une défaillance mortelle brisait son corps ; il retournait auprès de la créature perverse mendier ses caresses, ses baisers, la griserie de ses savantes étreintes, le coup de fouet de son humeur fantasque.

Ce soir-là, elle l’avait meurtri plus que de coutume. Le délire bouillonnait dans son cerveau ; il tordait ses mains fiévreuses, formait mille projets de vengeance qu’il abandonnait aussitôt. Une lettre de menace, dont il devinait l’auteur, lui était arrivée, la veille. Nora, aussi, se souvenait et se dressait contre lui avec toute la haine de sa nature mauvaise, tout le ressentiment de l’humiliation ancienne.

« Ah ! se disait-il, ma vie est perdue irrémédiablement ! Je ne puis plus aimer selon ma conscience et mon cœur ; je suis le jouet de toutes les folies destructives. Jadis, avec Sapho, je me sentais une grande ardeur bienfaisante ; il me semblait que mon intelligence pourrait s’élever, concevoir d’utiles et belles œuvres. J’avais de l’ambition, je souhaitais me guérir pour faire du bien autour de moi, racheter mes anciennes erreurs. Puis, peu à peu, l’amour que j’avais cru avoir, et qui, sans doute, n’avait point atteint mon cœur, diminua et s’anéantit. Tout, à présent, me semble creux, vide, obscur, incapable même de charmer des fous… des fous ! »

Et Christian eut un rire amer qui le secoua douloureusement. Il lui venait, tout à coup, une frénésie de retourner vers Sapho pour fuir vers la vie, vers le bonheur, et des bras d’ombre essayaient de se fermer, de se nouer en étreinte autour de lui ; une bouche évanouie s’approchait de sa bouche pour un baiser de mort.

Bien qu’il fit au dehors un beau soleil, la chambre de Christian demeurait dans une demi-obscurité où s’évoquait mieux l’image de l’amante délaissée. Sapho lui apparaissait pâle et triste. Son visage avait la nuance des roses de cimetière, qui sont plus belles que les autres, mais ne fleurissent que pour la tombe, et il se bouchait les oreilles pour ne plus entendre l’affreuse plainte qui sortait de l’ombre.

Parfois, une irritation lui venait contre la méchanceté de Melcy ; il eût voulu la tuer ou se tuer, mille pensées folles traversaient son esprit.

« J’ai voulu croire, songeait-il encore, et j’ai employé toute mon énergie à cet effort. J’ai offert à la femme ce qui était en moi de puissant et de tendre, j’ai tordu les fibres de mon être pour en arracher une adoration nouvelle. J’ai meurtri mes lèvres, j’ai déchiré mes genoux sur les dalles du sanctuaire d’amour ; j’ai crucifié mes membres, j’ai ouvert mes veines devant l’idole qui a repoussé mes hommages !… Maintenant, toute ma chair se révolte et blasphème, tout blesse mes sens et les affecte inutilement : le parfum de la femme, la douceur de sa voix, son regard de vice et de mensonge !… »

Il riait plus fort ; mais de consolantes images passaient devant ses yeux. Il revoyait Sapho dans le jardin de Ville-d’Avray, sous les bosquets de roses ; il la revoyait assise, le soir, sur la balustrade de marbre de la terrasse, et il s’attendrissait au souvenir de ses baisers, de ses caresses…

Certes, celle-là l’avait bien aimé, trop, peut-être, puisqu’il n’était attiré que par la griserie morbide du péché.

« Il me semble, pensait-il encore, que la folie étend sur moi ses voiles sombres ; mais je pourrai guérir puisque j’ai conscience du danger. D’ailleurs la démence peut aussi enfanter de grandes choses !… Les déments sont aptes à découvrir et à suivre les chemins détournés de la pensée que n’ont pas su reconnaître les intelligences les plus solides ; et, en jetant sur les choses une lumière vive, en faire remarquer des beautés nouvelles. Même ceux qui n’ont ni talent, ni génie ont une manière ingénieuse d’envisager la nature et d’utiliser ses ressources. Leurs actions, leurs pensées, leurs sentiments ne suivent pas la routine vulgaire ; ils montrent une vivacité de compréhension, une logique de raisonnement qui étonne la commune bêtise. Non moins singulière est l’indépendance avec laquelle ils combattent souvent les idées reçues et en font jaillir la bassesse et l’injustice. Ce qui les distingue surtout, c’est l’intensité du sentiment et l’énergie soutenues par une conviction profonde de l’opinion qu’ils ont adoptée, et ils peuvent employer, pour sa défense, autant de zèle que de persévérance, car le fanatisme qui les transporte leur fait mépriser les plus terribles obstacles.

Un homme d’une vaste intelligence, scrutant l’histoire du développement de notre espèce, verra d’abord d’où nous sommes partis ; il pèsera la valeur des croyances à travers les siècles, cherchera à sonder ce que sera notre foi dans l’avenir, aussi loin que son imagination pourra atteindre. Alors, considérant l’inanité de tout ce qui a été un but et une ambition, il s’arrêtera interdit, se demandant où a été la raison, où a été la démence ! Ne dira-t-il pas comme Pilate : « Qu’est-ce que la vérité ? »
— As-tu vu son collier ? reprit Nora.