Sanguis martyrum/Première partie/III

Mame (p. 41-61).

III

L’HÉRITIER DES ROIS NUMIDES

Sur son rocher cyclopéen, déjà frappé par le soleil levant, Cirta émergeait peu à peu des brumes matinales. Cyprien, qui avait le sommeil léger de l’homme errant et souvent traqué, s’éveilla dès les premières lueurs de l’aube. Les choses environnantes étaient si étrangères pour lui, le décor de la haute salle si nouveau pour ses yeux, que, tout d’abord, il se sentit comme égaré dans un lieu inconnu. Il lui fallut un effort de mémoire pour se rappeler qu’il était chez son ami Cécilius.

Arrivé de la veille, il avait erré quelque temps dans la ville, attendant la nuit close, pour suivre un esclave, envoyé à sa rencontre, jusqu’à la maison de campagne que Cécilius habitait, en ce moment, en face de Cirta, sur l’énorme masse rocheuse, qui se dresse de l’autre côté du ravin. Il était si harassé du voyage qu’à peine avait-il pu toucher au repas préparé pour lui, et, après avoir embrassé son hôte et échangé quelques paroles, il s’était retiré dans son appartement.

À la lumière parcimonieuse des cires, il n’avait fait qu’entrevoir ce somptueux gîte. C’était une grande pièce complètement revêtue de marbre blanc jusqu’à la hauteur du plafond en berceau, où étaient peintes des figures allégoriques et des guirlandes de fleurs et de fruits aux couleurs éclatantes. Elle avait un aspect clair et joyeux, qui rasséréna l’âme de Cyprien. Levant ses deux paumes ouvertes, l’évêque se tourna, pour prier, vers l’Orient… Puis, étouffant le bruit de ses pas, il s’approcha de la large baie en plein cintre qui éclairait sa chambre et qui s’ouvrait directement sur les jardins. Près de lui, dans les pièces voisines, Pontius et Célérinus dormaient encore.

Extraordinaire d’immensité, de grandeur étrange et sauvage, le spectacle qui se déployait soudain devant ses yeux étonna le voyageur. Les jardins de Cécilius s’avançaient jusqu’au bord de l’éperon calcaire occupé par la villa. De cet endroit, on dominait les gorges de l’Amsaga, la rivière torrentueuse qui enserre dans une de ses boucles le rocher et la citadelle de Cirta. De l’autre côté du gouffre sonore, sur ses formidables entassements de pierre, la ville s’étalait, suivant un plan incliné, avec ses toits rouges, ses maisons peintes en bleu, ou blanchies à la chaux. En haut, émergeaient les frontons des temples bâtis sur le forum, le pinacle d’un arc de triomphe. Tout près, séparée seulement de la balustrade par le précipice des gorges, une roche perpendiculaire s’abîmait à pic dans le ravin. Et, par derrière ce gigantesque pylône, comme coulé d’un seul jet de métal, la vue s’étendait sur un vaste cirque de montagnes, un paysage pétré, aux grands espaces fauves ou ferrugineux d’où la vie végétale semblait bannie. Les sommets turriformes se découpaient sur un ciel très pur. L’air était léger, salubre, délicieux à respirer.

Cyprien, tout en se penchant vers le magnifique horizon, se disait que, décidément, son ami Cécilius était toujours le voluptueux qu’il avait connu autrefois à Carthage. On ne pouvait choisir un endroit plus propice que ces hauteurs boisées, pour y établir une résidence d’été. Devant la nudité éblouissante des roches voisines, les verdures de ces jardins étaient déjà un repos pour le regard.

Engagé par la fraîcheur matinale, il descendit vers les parterres. Des arcatures de buis, où se nouaient des roses grimpantes et des volubilis, encadraient les parterres. À l’extrémité de la perspective, un xyste, aux tuiles et aux treillages dorés, déployait ses entre-colonnements sur un fond vaporeux de montagnes, tandis qu’au centre, dans un massif de lauriers blancs, un tétrastyle coiffé d’un toit pointu abritait une statue de Vénus au miroir. Elle était peinte de façon à imiter la rose des carnations, la blondeur vermeille des cheveux…

À la vue de cette image sensuelle, l’évêque se détourna, repris par ses soupçons et ses craintes. Évidemment, Cécilius avait tout accepté de l’héritage paternel, sans y rien changer. Nonchalance coupable chez un chrétien ! Ainsi, cette chapelle rustique, personne n’avait osé y toucher depuis la mort du maître idolâtre. Tout était encore en place : les cornes de taureau et le pot de fleurs qui surmontaient l’édicule, les colombes en terre cuite plantées aux quatre angles, comme des girouettes sur leurs aiguilles : il n’y manquait que des couronnes et des bouquets… La chose était manifeste : Cécilius continuait à vivre, au moins en apparence, comme avait vécu son père, païen zélé et adulateur dévot des Césars. Et Cyprien se rappelait que, la veille, en traversant le forum, il avait aperçu au frontispice de l’arc de triomphe, élevé par ce provincial ambitieux, une dédicace à la Vertu d’Antonin Auguste, Notre Seigneur, et plus loin, une statue de bronze, qui représentait l’Indulgence de ce même seigneur… « L’Indulgence, la Vertu de Notre Seigneur ! » Ces paroles retentissaient comme des blasphèmes aux oreilles de l’évêque. Car il n’y a qu’un seul Seigneur ! « Tu n’auras point d’autres dieux devant ma face ! » dit l’Écriture. Et le dieu que l’on glorifiait ainsi par le marbre et par l’airain, c’était Caracalla, une brute sanguinaire !… Mais quoi ! il fallait bien payer les honneurs par des largesses et des apothéoses. Ces dérisoires honneurs municipaux, Cécilius le père les avait tous obtenus l’un après l’autre, tous, jusqu’au flaminat perpétuel. Peut-être que le fils, lui aussi, était flamine, comme tant de riches chrétiens qui croyaient pouvoir rester fidèles au serment baptismal, tout en acceptant le sacerdoce de Rome et des Empereurs… Que c’était étrange, en tout cas ! Lorsque, la veille au soir, encore oppressé par le souvenir des frères de Sigus, il avait parlé d’eux en arrivant, son ami ne s’était guère montré ému de tant de souffrances, et, négligemment, il avait répondu qu’il en dirait un mot à son intendant. Durant tout leur court entretien, il paraissait gêné d’ailleurs, malgré l’exubérance de ses paroles et toute une affectation de joie que pourtant Cyprien sentait sincère au fond. L’âme païenne de ce logis fastueux avait-elle reconquis l’âme du maître chrétien ?…

L’évêque songeait ainsi devant la muraille rocheuse de Cirta, lorsque, sous la colonnade du xyste, Cécilius lui-même parut.

« Eh bien, dit-il à mi-voix, j’espère que tu rends grâce à ma prudence. Il n’était pas possible avoue-le, de trouver, pour votre assemblée, un lieu plus secret et plus inaccessible. D’un côté, les murs de mes jardins, de l’autre, le puits sans fond des gorges… »

Il montrait le gouffre vertigineux, au fond duquel on entendait le jaillissement des cascades et le grondement continu des eaux écumeuses. Souriant, il reprit :

« C’est à cause de toi, cher Cyprien, que je suis venu ici. Oui, pour toi, je me suis refait presque citadin, moi qui ne me plais que dans ma solitude rustique. Je n’aime pas beaucoup cette maison construite par mon père. Je ne m’y sens pas chez moi : c’est presque un édifice public. Mon père voulait d’abord en faire des thermes pour ses concitoyens. Mais c’était un peu loin de la ville, et puis le monument une fois sorti de terre lui a tellement plu qu’il a préféré le garder pour lui et aménager à côté des bains toute une villa estivale… Quant à moi, je préfère de beaucoup ma campagne de Muguas, à deux milles au plus de Cirta… Cher Cyprien, il faudra que je t’y emmène après ton concile. Tu verras quel cadre charmant pour nos pieux dialogues…

Il souriait toujours avec une nuance d’imperceptible ironie. L’évêque le regardait, essayant de déchiffrer le secret de cette physionomie toujours amène, mais jalousement fermée. Les deux anciens compagnons de jeunesse ne s’étaient pas vus depuis bientôt dix ans. Cyprien constata que Natalis avait vieilli : si sa barbe était restée à peu près noire, ses cheveux étaient tout blancs, bien qu’il n’eût guère dépassé la cinquantaine. Les tempes creusées, les lèvres amincies et tombantes, il avait aux deux coins de la bouche un pli d’amertume et tout son visage, de même que son attitude, trahissait l’usure physique et comme une fatigue de vivre. Il n’était plus que le fantôme du beau jeune homme d’autrefois : à Carthage, ses condisciples le comparaient à la statue d’Hadrien, qui décorait l’orchestre de l’Odéon. Souvenir lointain ! Du César voyageur il ne conservait que la fine courbure du nez et les lèvres railleuses. Lui aussi, il avait jadis beaucoup erré par le monde. Maintenant, il vivait reclus à la campagne, en désabusé, en voluptueux… Et, plus il l’écoutait et l’observait, plus Cyprien se rendait compte que ses appréhensions ne l’avaient point trompé : la foi de ce nouveau chrétien devait être assez tiède !…

Cécilius, à qui rien n’échappait, lui dit malicieusement :

« Allons, épargne-toi le spectacle de ma décrépitude, et viens voir plutôt là-bas comme j’ai travaillé pour vous, comme j’ai pensé à toi. Je vous ai installé, dans l’atrium des thermes, une salle de séances des plus commodes, vraiment… »

Et entraînant Cyprien, il lui fit contourner la maison pour gagner la façade opposée. Cette maison, par sa superficie, sa hauteur, toute son ordonnance architecturale, était un véritable palais. Néanmoins, on sentait les tâtonnements des architectes et les changements dans la destination primitive de l’édifice. Les thermes proprement dits se rattachaient par une soudure visible au reste de la bâtisse assez irrégulière en son plan.

Un esclave ouvrit la porte principale, qui donnait accès dans le vestibule des bains. À droite, une tenture relevée permettait d’apercevoir, à travers une large baie, une salle en hémicycle, aux murs nus, au sol entièrement recouvert de sable :

« C’est la palestre ! » dit Cécilius avec une certaine complaisance.

En effet, des boules écailleuses, des ballons, comme ceux dont se servent les enfants, étaient éparpillés par terre : « Qui peut bien jouer ici ? » se demanda Cyprien en passant. Mais une foule de curiosités se disputaient son attention. Les pavements resplendissaient sous ses pas, les murs sonores lui renvoyaient l’écho amplifié de ses paroles. Son ami le guidait à travers des salles en enfilade, séparées les unes des autres par des arcatures à colonnes et à pilastres, et éclairées d’en haut par les ouvertures des coupoles peintes à fresque. Sur un des côtés de l’atrium se creusait une grande abside, ayant au milieu un bassin d’eau froide, où l’on descendait par des degrés. Autour du bassin, une piscine semi-circulaire s’arrondissait le long du mur de l’abside environné d’un portique et tapissé d’arbrisseaux et de plantes vivaces. Ce qui étonnait surtout, c’était la profusion des marbres, l’éclat des mosaïques. Dans cette Numidie riche en minéraux précieux, un tel luxe semblait à peine possible. Cécilius disait à son ami :

« Vois-tu, mon père avait la folie de bâtir, une manie d’ostentation, un besoin d’éblouir ses compatriotes… Regarde ces onyx, ces porphyres, ces quartz cristallins et translucides encastrés dans les coupoles. Il a épuisé les carrières de la région, celle du Filfila près de Rusicade, celles de Simitthu. La Maurétanie elle-même lui a fourni. On peut dire que toute l’Afrique a travaillé pour le plaisir de ses yeux. »

Il n’exagérait point. Les murs disparaissaient sous des revêtements de marbres jaunes et rouges, d’une somptuosité inouïe. Des colonnes blondes, tachetées de noir comme des peaux de serpents, encadraient des médaillons et des rinceaux sculptés dans des matières aussi fines et aussi douces à l’œil que des ivoires, nuancés des lilas et des roses les plus tendres, des colorations les plus rares et les plus harmonieusement fondues.

Ces splendeurs murales n’éclipsaient pas celles du sol. Entre les sièges que Cécilius avait fait disposer par rangs concentriques, autour d’une estrade, on distinguait les figures de la vaste mosaïque, qui recouvrait toute la superficie de l’atrium : des scènes marines superposées, avec des navires et des poissons, des pêcheurs tirant leurs filets, des enfants qui jouent dans le sable de la plage, des quais de stations balnéaires encombrés de kiosques et de pavillons, des embarcadères pour les barques de plaisance. De chaque côté, dans les deux pièces latérales, d’autres mosaïques, représentant des Néréides, se déployaient comme des tapis persans à la trame serrée et aux couleurs éclatantes. Et, parmi toutes ces surfaces, qui chatoyaient et scintillaient de tous les feux de leurs pierres, à la façon d’un immense écrin, le bruit perpétuel des eaux courantes et jaillissantes paraissait plus délicieux à entendre sous le soleil déjà brûlant du dehors, qui filtrait là-haut, à travers les toiles tendues et les ciels des coupoles…

Natalis, qui s’était appuyé contre l’estrade, embrassa d’un geste large la salle de séances improvisée :

« Que t’en semble, dit-il, mon cher Cyprien ? Juges-tu que ce sera suffisamment épiscopal pour tes collègues et pour toi ?

– J’aurais préféré la nudité de la palestre, dit l’évêque visiblement contrarié. Toute cette pompe me gêne. Elle gênera plus encore certains de mes confrères, gens simples et rudes qui vivent dans des bourgades, sur les confins du désert… »

Un peu piqué, Cécilius ricana :

« Oui, tu as raison. Que va penser de tout ceci Félix, de Bagaï, ou Némésien, de Thuburnæ, je me le demande !… Excuse-moi, ami très cher, je n’avais point songé à ces barbares, je n’ai songé qu’à toi. »

L’évêque le regarda d’un air de reproche, mais il évita de répondre directement :

« Et puis, toutes ces figures païennes ! reprit-il en tendant sa main vers les Néréides des mosaïques…

– Vous ne les verrez pas de l’atrium, dit vivement Cécilius. Mais pourquoi ces scrupules ? Est-ce que des dieux en peinture te font peur ?… Tiens, il y a là, de chaque côté de la piscine, une statue d’Esculape et une autre d’Hygie. Je me suis borné à les faire couvrir d’un voile. »

Il souleva légèrement des tentures accrochées à la corniche et qui, tombant jusqu’à terre, cachaient effectivement les statues et leurs socles.

« Pourquoi les conserves-tu chez toi ? fit l’évêque avec humeur.

– Elles ont été mises là par mon père : j’aurais scrupule d’y toucher… Et d’ailleurs, que veux-tu que j’en fasse ? Veux-tu que je les brise ?… Est-ce que tu les briserais, toi ? »

Cyprien, étourdi par ce coup direct, baissa les yeux et se tut un instant. Il reprit, en cherchant ses mots :

« Les briser ?… La colère des foules s’en charge. Sans le savoir, elles exécutent les volontés divines.

– Bon pour les foules ! jeta Cécilius dédaigneusement. Moi je ne vois dans ces figures que de la beauté, — reflet de Dieu.

– Mais tu ne vois donc pas qu’elles sont rouges du sang des nôtres ! De l’Orient à l’Occident, le sang des victimes crie l’anathème contre la hideuse beauté. Songe à tous ceux qu’on a torturés pour elle, qu’on a brûlés, décapités, jetés aux bêtes, rien que sur cette terre d’Afrique !… Songe à mes frères de Sigus ! »

L’émotion de l’évêque faisait trembler sa voix, mais il sentait bien que son ami ne la partageait pas. Un silence pénible suivit cette première escarmouche. Ils se trouvaient dans une salle en rotonde, contiguë à l’atrium, et peinte en pourpre jusqu’à la frise. Au centre, sur une table de bronze, une horloge hydraulique étageait ses vases et ses tubes de cristal. De part et d’autre, des sièges et des pupitres étaient disposés.

« Ce sera le bureau de vos secrétaires et de vos sténographes, » dit le maître du logis avec une négligence affectée.

Au même moment, une sorte de sifflement modulé de l’horloge annonça la troisième heure. Un peu impatienté par l’attitude de son ami, Natalis s’en irrita :

« C’est absurde, cette machine qui siffle ! »

Puis il ajouta, d’un air dégagé :

« Que veux-tu ? mon père avait le goût de ces babioles… »

Sur cette phrase, en apparence indifférente, ils se séparèrent : Célérinus venait annoncer à l’évêque qu’un prêtre du clergé de Cirta l’attendait dans son appartement. L’un et l’autre, en se quittant, refoulaient des paroles qui leur montaient aux lèvres, Cyprien par charité, Natalis par une gêne qui venait du trouble de sa conscience. Ils le sentaient : l’accord était rompu entre leurs pensées, et cependant, à travers ces contrariétés passagères, ils éprouvaient tous deux un ardent désir de resserrer au moins l’union de leurs âmes.


L’heure de la méridienne les rassembla de nouveau. Le repas avait été préparé dans le grand triclinium qui faisait suite aux salles de réception et de conversation. Quand Cécilius venait à Cirta pendant l’été, c’était son habitude de manger là, non point par goût du faste, mais parce que la pièce, très haute et très spacieuse, était fraîche à toutes les heures du jour et que c’était la seule de toute la villa dont la décoration lui plût.

Dans le fond, trois portes à deux battants s’ouvraient sur les allées ombreuses du jardin, et, de chaque côté, des baies et des fenêtres très larges encadraient des massifs d’arbres et d’arbustes aux frondaisons épaisses. À l’extrémité opposée, une cascade artificielle tombant dans des vasques superposées remplissait un bassin quadrangulaire, d’où l’eau courante se répandait à travers toute la salle, par une foule de petits canaux très compliqués, intriqués les uns dans les autres et revenant sur eux-mêmes, de façon à multiplier la chanson de l’eau en une modulation sans fin et variée à l’infini. Comme un parterre, devant le bassin et jusqu’au seuil du triclinium, s’épanouissait une mosaïque délicate et fleurie, que Cécilius aimait pour sa simplicité. On y voyait un triomphe de Neptune, entouré, aux quatre angles, par les figures allégoriques des Saisons. Les silhouettes graciles se dessinaient sous des berceaux de pampres, des rosiers en fleur, des entrelacs d’oliviers et de blés mûrs aux longues tiges minces et aux maigres feuillages élégants. Par terre, un esclave ramassait les olives tombées. Un vieillard portait sur son épaule, aux deux bouts d’une perche, des paniers de raisins. Tous ces jolis motifs brillaient parmi les marbres du sol, comme un tapis de soie blanche brodé à l’aiguille de couleurs vives et légères.

Le maître de maison avait fait placer la table et les lits un peu à gauche, en face d’une des baies. Les verdures pendantes semblaient obstruer les portes et les fenêtres, comme les rideaux de plantes qui tapissent l’ouverture des grottes. Une lumière sylvestre emplissait toute la salle, tandis qu’au dehors un jet d’eau qui fusait sous les feuilles imitait le crépitement de la pluie. On se serait cru dans une forêt, pendant une ondée, lorsqu’une moitié du ciel est assombrie de nuages, et l’autre toute riante de soleil.

Un repas frugal, mais exquis, attendait les deux convives. Des plats froids recouverts d’une cloche d’argent reposaient au bord de l’eau, sur la margelle d’onyx et, par une invention un peu recherchée de Cécilius, tout un dessert flottant se rafraîchissait au milieu du bassin, sur de petites trirèmes d’ivoire ou de bois de citronnier, qui portaient des fruits, des confitures, des boissons à la neige…

À la vue de ces raffinements, Cyprien se récria :

« Pourquoi tant d’apprêts ? N’aurais-je pas pu dîner dans ta salle ordinaire ?

– Je dîne ici tous les jours, » répliqua Cécilius, d’un ton froissé.

Mais il ajouta aussitôt, avec une nuance de tristesse affectueuse qui toucha l’évêque :

« D’ailleurs, pour toi, rien ne me paraît de trop… Tu ne sembles pas comprendre combien je suis fier de te recevoir, quelle joie surtout c’est pour moi. »

Cyprien lui prit vivement la main qu’il serra :

« Si, si ! Je comprends tout. Excuse-moi, pardonne-moi. Je sais, je devine tout ce que tu as fait. Je m’en veux de t’en remercier si mal. Mais, vois-tu, il y a un sentiment qui domine en moi tous les autres, même les plus doux : c’est… comment dirai-je ? la peine que me cause ton indifférence, non pas certes pour moi, mais pour le Christ peut-être, pour l’Église, pour nos frères !… Ainsi, hier, quand je t’ai parlé de ces malheureux qui agonisent dans tes mines de Sigus…

– Je t’ai déjà dit que je m’occuperais d’eux, » fit Cécilius avec brusquerie.

Ils s’étaient assis au bord des lits, tandis qu’un esclave leur enlevait leurs chaussures. Puis il disposa des coussins sous leurs bras. Sur un signe de Cyprien, Cécilius le congédia. L’évêque, baissant la voix, reprit :

« J’apprends qu’une révolte couve dans les mines. Les confesseurs veulent bien mourir, mais ils ne veulent pas être pris pour des séditieux !

– Une révolte ? fit Cécilius, subitement inquiet. Les nôtres peuvent y périr ! Je vais avertir le procurateur de l’exploitation…

– Mais comment ignorais-tu que des chrétiens étaient là… depuis si longtemps, depuis la persécution de Dèce !… Et que, dans cette géhenne, ces chrétiens, des frères, peinaient pour toi, pour entretenir ton luxe ?… »

L’évêque montrait les mosaïques, les colonnes d’onyx et les fontaines. Natalis haussa les épaules, en homme qui n’attachait à tout cela aucune importance :

« Que veux-tu, très cher Cyprien, c’est mon intendant qui s’occupe de ces choses. Il est païen. Imagines-tu qu’on vienne lui dire : Tu sais, il y a, là-bas, des chrétiens à délivrer ! »

– Alors ton intendant est païen ! Ta domesticité aussi, sans doute ?

– Je ne contrains personne, dit Natalis. Cependant la plupart de mes serviteurs sont chrétiens, et presque tous ont refusé d’être affranchis.

– Ainsi, tu vis dans une maison à demi païenne, environné de souvenirs et de symboles païens !

– Encore une fois, cher ami, tu oublies que je suis le fils d’un père dont la succession est lourde à porter. Et tu ne sais pas peut-être qu’on m’appelle ici « l’héritier des rois numides » ?… Oui, on prétend que nous descendons par les femmes du bonhomme Syphax, le vieil époux de la belle Sophonisbe. Ces généalogies valent ce qu’elles valent. Toujours est-il que nous possédons, à Cirta, des maisons, et, dans la campagne, quelques villas qui passent pour avoir appartenu aux anciens maîtres du pays. Alors tu le comprends, cette noblesse, vraie ou fausse, m’oblige à de grands devoirs. J’ai une clientèle immense à nourrir, la clientèle de mon père. Je ne pouvais pas, du jour au lendemain, l’abandonner, lui retirer le pain quotidien.

– Que n’as-tu fait comme moi ? dit Cyprien : il fallait vendre ton bien et en donner le produit à l’Église. Cela aurait tout simplifié.

– Pour toi peut-être ; pour moi, c’est bien plus compliqué que tu ne penses. »

Cécilius soupira profondément, comme s’il chassait des pensées pénibles, puis il reprit avec vivacité :

« Mais toi, qui parles ainsi, tu as toujours ta villa des Jardins, si j’en crois la renommée.

– Les fidèles ont voulu me la racheter, dit l’évêque en étendant ses deux mains vides, comme en témoignant de sa pauvreté.

En même temps, ses yeux brillaient d’un air de défi. Les esprits s’échauffaient de nouveau. Néanmoins, l’un et l’autre tenaient à rester calmes. Cécilius versa quelques gouttes d’absinthe dans un grand verre d’eau, qu’il but d’un trait. Il reprit plus posément :

« Et puis, cher Cyprien, j’ai à cœur de continuer la tradition de Minucius Félix, qui fut un grand chrétien et un ami très fidèle et très aimant de Cécilius, mon père.

– Ton père est resté païen, dit l’évêque, tout en montrant de la bienveillance et même de la sympathie pour la religion du Christ. C’était aussi la philosophie, ou la politique, de l’empereur Alexandre Sévère. Mais sois sûr que si Minucius eût vécu davantage, il l’en eût blâmé.

– Peut-être. Ce qui est non moins sûr, c’est que Minucius prêchait la conciliation, qu’il croyait pouvoir unir l’enseignement de l’Évangile et ce que la pensée païenne a de plus pur et de plus élevé… Ah ! je t’en prie, ne creuse pas un abîme entre nos pères et nous. Laisse-moi croire aussi qu’il est toujours possible de la continuer, cette tradition souriante et si doucement humaine de Minucius Félix. »

L’évêque secouait tristement sa tête, et, d’un ton sévère, épiscopal, il prononça :

« Non, c’est une chimère ! »

Le regard illuminé par une flamme intérieure, il considérait douloureusement son ami.

« Comme toi, dit-il, j’ai cru à la conciliation. Aujourd’hui, ce serait folie. Il y a trop de sang entre nos ennemis et nous. Et ce n’est pas fini ! Bientôt peut-être, le sang chrétien va recommencer à couler… »

Et, fixant sur Cécilius un regard toujours plus intense et plus douloureux :

« O mon ami, y as-tu pensé ?… Peut-être que demain ce sera notre tour. Peut-être que le moment est venu, pour nous aussi, d’offrir notre vie en sacrifice… Vois-tu, le peuple a assez payé. C’est aux bergers maintenant à payer pour le troupeau.

– Ton imagination s’égare, dit Cécilius d’un ton gêné. Tu vis à Carthage dans un milieu d’exaltés… Ah ! ces faux confesseurs, ces intrigants et ces fanatiques, qui poussent à la surenchère du martyre…

– Je sais démêler l’ivraie du bon grain, dit sentencieusement l’évêque.

– Cependant, insista Cécilius, tu t’es dérobé toi-même à la persécution, et j’estime que tu as bien fait. Néanmoins, des rumeurs calomnieuses circulaient dans le peuple : on t’accusait d’avoir fui…

– Et je fuirais encore dans des circonstances pareilles… Autant que toi, je blâme les excès de zèle et les sacrifices inutiles. Cependant je me serais offert alors, s’il l’avait fallu… Mais rappelle-toi ces jours néfastes. Parmi nous, des furieux criaient : « Tout le monde aux lions ! » Et certains, qui paraissaient les plus échauffés, avaient déjà l’apostasie dans le cœur… « Tout le monde aux lions ! » Quelle absurdité ! C’eût été la fin de l’Église. Rappelle-toi en quel état de relâchement la persécution nous surprit. La tiédeur des âmes suivait l’ignorance de la doctrine ; les mœurs devenaient aussi corrompues que celles des Gentils. L’Église du Christ s’installait dans le siècle, elle qui ne doit être en ce monde qu’une perpétuelle voyageuse. On vivait bien. On s’engraissait, comme des Juifs, dans le commerce et même dans l’usure… Et puis le grand coup fut frappé à l’improviste. Quel effondrement ! Quelle débandade dans le troupeau, tu t’en souviens ! Je pouvais mourir alors. Je serais même mort avec joie, tellement la lâcheté humaine me révoltait. Mais Dieu ne me l’a pas permis. J’ai vécu pour essayer de refaire son Église. Autant que je l’ai pu, je l’ai refaite. J’ai rallié ses ouailles dispersées, je leur ai donné des pasteurs, j’ai rétabli la discipline. J’ai rempli nos caisses qui étaient vides. Notre charité s’étend jusqu’aux nomades du désert. J’ai créé des hospices pour les veuves, les orphelins, les confesseurs indigents. Partout j’ai combattu la pauvreté, qui est mauvaise conseillère et qui, à la longue, dissout des courages que la torture n’a pu vaincre. Maintenant, tout est en ordre dans la maison de Dieu. Je puis partir comme un bon intendant qui a rendu ses comptes. »

Ces paroles déconcertaient Cécilius, nullement préparé à les entendre. Ne voulant pas troubler son repos, il s’efforçait de croire à la sécurité qu’il affectait :

« Pourquoi, dit-il, t’émouvoir ainsi !… Je t’assure, nous n’avons rien à redouter de Rome en ce moment. Je connais l’Empereur. Valérien Auguste est un homme modéré, et qui, s’il n’est pas des nôtres, est entouré de chrétiens…

– Tu te paies d’illusions, dit Cyprien. Je crois, hélas ! que les temps prédits sont proches. »

Et, levant vers son ami ses yeux tragiques de visionnaire :

« La paix m’a été promise en rêve…, non pas la paix transitoire du monde, mais la Paix du grand Jour, celle que doit annoncer une aurore de sang !… »

Les esclaves emportaient les corbeilles de fruits. Cyprien se mit debout, se signa et prononça l’action de grâces. Puis ils descendirent dans les jardins.

De plus en plus, l’évêque souffrait de sentir Cécilius si complètement étranger à ses préoccupations et à ses angoisses. Il ne savait comment tirer de sa torpeur cette âme volontairement engourdie. Entre les arcatures des buis et les hautes quenouilles des cyprès, il suivait mélancoliquement son ami. Ils s’assirent sur un banc du xyste. Cirta s’étalait en amphithéâtre derrière le treillage doré de la colonnade. Tout en haut du forum, dominant les toits des maisons, se dressait l’arc de triomphe élevé par Cicilius le père à la Vertu d’Antonin Auguste, « Notre Seigneur ». Cyprien le remarqua. L’édifice insolent semblait le provoquer de loin. Il dit doucement :

« Je viens de te résumer toute ma vie pendant ces années de séparation. Et toi, frère bien-aimé, qu’as-tu fait ? »

Il tentait de l’amener ainsi à une sorte de confession, ou du moins de percer le secret qui rendait ce cœur si fermé.

« Oh ! moi, dit Cécilius en riant, je n’ai pas tes grandes ambitions. Pourtant, moi aussi, j’ai travaillé pour mon troupeau, pour mes clients, pour nos frères de Cirta, pour tous ceux qui mangent mon pain et qui vivent à mon foyer… »

Un instant, il parut hésiter, puis il déclara d’un ton légèrement contraint :

« Je n’ai pas encore eu l’occasion de te parler d’elle… mais j’ai une fille…

– Toi ! fit Cyprien, qui tressaillit à cette espèce d’aveu.

– Une fille adoptive… Son père ne t’est pas inconnu : c’est un de nos compagnons de jeunesse, Cornélius Pompeianus de Sitifis. Sa mère, Lélia Juliana, était une femme d’une rare beauté et d’un esprit plus rare encore. Tous deux m’avaient institué tuteur de leur enfant. Après leur mort, j’ai recueilli chez moi, puis adopté la jeune Lélia. Tu la verras bientôt. Elle est le vivant portrait de sa mère, une créature légère, ailée, un être de grâce et de flamme. Outre ces dons, un esprit et une science précoces qui t’étonneraient toi-même, ô docte Cyprien. Elle connaît toutes nos histoires et toutes nos légendes. Elle se passionne pour tous les héros de notre Afrique, elle a un culte pour Sophonisbe… Ah ! c’est une véritable Africaine. Indomptable, hardie, aussi propre aux exercices de la palestre qu’à ceux de l’école. Tu verras quelle fière et séduisante nature !… Nous l’avons surnommée Birzil, parce qu’elle est intrépide comme un jeune cavalier du Sud.

– Et elle est chrétienne ? demanda l’évêque stupéfait.

– C’est-à-dire que sa mère l’avait fait inscrire parmi les catéchumènes… Avec moi, elle assiste à nos réunions. Mais, jusqu’ici, elle est restée tiède. Comme j’ai horreur de toute contrainte, j’attends que son cœur soit mûr pour plus de vérité… »

Un silence lourd suivit ces paroles. Cyprien n’osait pas regarder le visage de Cécilius. Devant eux, dans son cirque de pierre, Cirta flambait sur son rocher, qui barrait durement la vue.

« Écoute ! dit tout à coup Cyprien. Ce n’est pas l’évêque qui te parle, c’est l’ami… Natalis, tu sais combien je t’aime. C’est moi qui t’ai conduit au Verbe de Dieu, après avoir été amené moi-même à Lui par ton oncle, le vieillard Cécilius, saint prêtre de Carthage. Je lui ai promis, lorsqu’il est mort, de prendre soin de ton âme, autant que de celle de ses enfants. Cela me donne sans doute le droit de t’interroger sur cette âme. Eh bien ! je t’en supplie, réponds-moi en toute sincérité !… Tu ne crois plus, n’est-ce pas ?

– Si je crois ! » dit fermement Cécilius.

Et, après un moment d’hésitation, comme s’il cherchait ses mots, il ajouta, non sans un frémissement d’émotion :

« Comment ne croirais-je pas ? Je n’attends plus rien ni du monde, ni des hommes. Je sens que nous sommes à la veille de bouleversements terribles. L’Empire est pourri. Les Barbares sont aux portes. Les vieilles religions et les vieilles philosophies s’abîment dans les superstitions les plus basses ou dans les plus folles extravagances. Sur quoi m’appuyer, où tourner mes yeux, sinon là où je vois luire un peu de vérité et d’espoir ?…

– Je constate ta lassitude, dit Cyprien rudement, mais je cherche ta foi. Où est le Christ dans tes paroles, comme dans ta vie ? Encore un coup, crois-tu en lui ?

– Je crois ! répéta Cécilius.

– Jusqu’au martyre ?

– Oui, dit-il, jusqu’au martyre ! »

Une exaltation soudaine s’était emparée de lui. Il vibrait tout entier, comme si l’évêque eût touché au point vital de son âme. Mais ce ne fut qu’un instant. Tout de suite, il se ressaisit :

« La mort ne m’effraie pas, dit-il, surtout quand il vaut la peine de mourir. Mais pourquoi cette préoccupation perpétuelle du martyre ? Ton Dieu est-il un Moloch altéré de sang humain, comme celui des Carthaginois ?… Moi, je suis convaincu que nos existences sont nécessaires pour lutter contre les ténèbres et la barbarie montantes, et que nous ne devons nous sacrifier qu’à la dernière extrémité. Je suis surtout d’avis que la conciliation vaut mieux qu’un zèle inconsidéré et que toute attitude tant soit peu provocatrice est blâmable.

– Tu sais bien que, sur ce sujet de la violence, je pense comme toi, interrompit Cyprien. Ce que tu dis là, je l’ai dit moi-même et écrit maintes fois, au grand scandale de certains.

– Alors pourquoi rompre, avec une conduite si sage ? Quant à moi, en évitant de heurter le sentiment populaire, en obligeant, sans distinction, païens et chrétiens, j’ai désarmé bien des haines, attiré à nous bien des adversaires, j’ai peut-être fait autant que toi pour l’Église. En tout cas, avec l’aide de Crescens, ton collègue, j’ai assuré la paix dans Cirta. Tout le monde y sait que je suis chrétien, car je ne m’en cache pas. Personne, je crois, ne m’en fait un crime… Veux-tu un exemple de cette tolérance ? On m’a conjuré d’accepter, comme mon père, le flaminat perpétuel. J’ai cédé. Eh bien, on ne me demande même pas d’assister aux cérémonies. Je m’arrange toujours pour être absent ce jour-là. J’envoie à nos décurions un cadeau pour les pauvres de la ville, et chacun est satisfait.

– Et tu t’imagines que cela va durer indéfiniment ?

– Cela durera bien autant que moi, » dit Cécilius.

Au même moment, on entendait un bruit de galop sur la route, au bas de la terrasse. Des esclaves parurent qui couraient vers la grande porte du jardin. Cécilius, ayant prêté l’oreille, se leva précipitamment :

« C’est elle ! dit-il. Elle arrive de Muguas à l’improviste. Que se passe-t-il là-bas ? »

Au bout de l’allée du xyste, Cyprien vit surgir un cavalier sur un superbe cheval noir, qui encensait à chaque pas :

« Birzil ! Birzil ! » cria Cécilius.

Il avait abandonné son hôte pour s’élancer au-devant de la jeune fille.

C’était elle, en effet, vêtue, comme toujours quand elle montait à cheval, de vêtements masculins. Tandis que, prestement, elle glissait de la selle, un palefrenier nègre, qui l’escortait, tenait la bride de l’animal. Elle portait des bottes de cuir rouge broché d’or, une culotte de soie verte rehaussée d’une bande blanche, et, flottant sur sa casaque lacée de blanc, une courte chlamyde. Agrémentée par derrière d’une plume de coq, la casquette ronde des coureurs du cirque coiffait belliqueusement sa petite tête enfantine.

Légère, effleurant à peine le sol du bout de ses chaussures de cuir souple, elle se jeta dans les bras de Cécilius.

L’évêque détourna la tête : il comprenait maintenant pourquoi son ami ne voulait pas mourir.