Sanguis martyrum/Première partie/II

Mame (p. 29-40).

II

À THUBURSICUM

Lorsque Cyprien se réveilla sous la tente, il se prit à répéter machinalement les paroles du psaume que Pontius avait commencé la veille : « Defecit sanctus ! Il n’y a plus de saints !… » Et cela le frappa d’abord comme un mauvais présage. Mais aussitôt son cœur d’apôtre se raffermit… Si ! il y aurait encore des saints, peut-être plus que jamais. La force de l’Esprit divin, inépuisable en son effusion sans fin, ne pouvait manquer, même en ces tristes jours. Comme cette forêt, qu’il voyait du seuil de sa tente, ces arbres gorgés de sève, cette prairie soulevée par les germes printaniers, la terre d’Afrique baignée par le sang des fidèles suppliciés allait faire fructifier la bonne semence…

Il vivait ainsi dans une exaltation continuelle entrecoupée par des retours de froide raison, une raison d’administrateur, positive et clairvoyante à la romaine. Cette sagesse pratique n’avait rien de médiocre ni de bas, parce qu’elle tendait vers une fin sublime.

Dans le tumulte trivial du campement, il fit ses préparatifs de départ, avec une joie sereine.

Tandis que les deux soldats reprenaient le chemin de Thuburnica, le convoi reformé se dirigeait vers Thagaste. On sortit de la forêt. Les bouquets d’arbres devenaient de plus en plus clairsemés. Bientôt, dans une dépression de terrain, on aperçut le municipe avec ses maisons blanches qui luisaient parmi les verdures des jardins et des vergers. Les poiriers sauvages qui bordaient la route étaient tout fleuris de blancs pétales. Dans l’air subtil du matin, Cyprien se sentait le corps dispos et l’esprit agile. Thagaste, épanouie en sa ceinture verdoyante, brillait devant lui, oasis de fraîcheur et de fécondité sur le seuil des steppes et des sables dont l’haleine brûlante se pressentait déjà. Cyprien, ayant arrêté son cheval, la contempla un instant, et il pensait en lui-même : « Petite ville, je te bénis pour le rafraîchissement que tes bois et tes prés ont donné à mon âme. Puisses-tu, comme eux, être féconde et enfanter à l’Église des fils illustres !… »

Puis il enjoignit à Jader de diviser le convoi, afin de ne point attirer l’attention, quand on s’engagerait dans les rues du municipe. Il fit passer en tête Pontius et Célérinus. Lui-même, à une notable distance des muletiers et des serviteurs, fermait la marche. Il avait appris par des frères qu’un affranchi nommé Zopicus, Grec de naissance, devenu procurateur impérial en Numidie, devait séjourner quelque temps à Thagaste, pour y faire des achats de blé. Il était bien inutile d’éveiller la curiosité de ce fonctionnaire avec qui Cyprien entretenait autrefois, à Carthage, des relations d’intérêt et qu’il considérait comme un fourbe capable des pires choses.

On traversa la ville sans encombre. Et puis, voilà qu’au moment où le convoi venait de se reformer, à deux milles environ de Thagaste, on croisa un autre convoi précédé de quatre soldats à cheval. Ils encadraient une voiture de la poste, qui allait au pas et dont les rideaux retroussés laissaient voir un amas de coussins, où se pavanait, la mine insolente, un personnage au profil bovin et aux gros veux saillants. C’était lui, Zopicus, le procurateur impérial. De loin, Cyprien le reconnut, rien qu’à son port de tête. Immédiatement, il releva très haut son mouchoir de cou, y plongea sa bouche et ses narines, comme pour se préserver de la poussière de la route, mit sa houssine dans la main qui tenait les rênes, et, de la droite, il envoya le baiser de salutation, en passant au grand trot. Le personnage, négligemment, ébaucha le même geste de courtoisie, et ce fut tout.

Néanmoins, cette rencontre désagréable eut pour effet de rappeler à l’évêque de Carthage qu’il n’était pas encore à Cirta. Il lui tardait d’arriver à Thubursicum et d’y trouver, comme il était convenu entre eux, une lettre de son ami Cécilius Natalis. En effet, c’était chez celui-ci, dans une de ses propriétés, que devaient se réunir les évêques. Des difficultés et même des périls graves pouvaient surgir au dernier moment… Et Cyprien recommençait à calculer les chances mauvaises, tout en escaladant les rampes pierreuses de la route qui se rétrécissait en suivant les détours d’une vallée très resserrée.

Le pays devenait de plus en plus austère et âpre. La route montait toujours. Elle allait monter ainsi pendant des lieues, jusqu’à l’étape encore lointaine. De temps en temps, on longeait des ravins aux pentes perpendiculaires qui s’abîmaient d’un mouvement brusque ; et, quand on se penchait sur le bord, on voyait, tout au fond, miroiter au soleil, dans des cuvettes de rochers, les replis d’un cours d’eau, toujours le même, qui disparaissait et reparaissait sans cesse, comme les tronçons d’un interminable serpent. Par les lacets sans fin, entre des couloirs d’une extraordinaire sauvagerie, on atteignait de mornes espaces, et les heures s’écoulaient dans une monotonie désespérante… Le seul incident de cette fastidieuse montée fut l’apparition d’un jeune pâtre qui gardait un troupeau de chèvres efflanquées et qui jouait des airs du Sud sur une flûte de roseau peinte au minium : toute rouge, elle semblait saigner sous ses lèvres. On fit halte un instant pour l’écouter, après quoi l’ennui de la montée parut plus opprimant.

Enfin, à la tombée du crépuscule, on atteignit un faubourg de Thubursicum, simple groupe de maisons, qu’on appelait la Villa Titiana. On devait y passer la nuit dans une ferme écartée, à quelque distance de la route, chez un chrétien averti, le mois d’avant, par Jader qui lui avait donné toutes ses instructions pour le passage de l’évêque. Depuis le fermier avait dû réfléchir et trouver un tel hôte un peu trop compromettant. Ou bien peut-être était-il sincère, lorsqu’il se présenta tout tremblant devant Cyprien et s’excusa sur la pauvreté de son logis, indigne de recevoir un si grand personnage.

Mais il s’était arrangé avec un certain Goudoul, qui tenait un caravansérail à l’autre bout de la ville et qui était plus en mesure que lui d’héberger avec toute la décence convenable l’illustrissime voyageur et sa suite. L’hôtelier avait préparé une chambre pour l’évêque, il l’attendait depuis plusieurs jours. Et l’individu affirmait que ce Goudoul était un homme sûr, donnant même à entendre que, s’il n’était pas chrétien, il voulait du bien aux frères. Finalement, après des discussions irritantes, Cyprien, à contre-cœur, dut se laisser persuader.

Le convoi poussa donc jusqu’à Thubursicum, en prenant un chemin détourné, toujours pour éviter de traverser la ville en trop nombreux équipage.

Il faisait presque nuit. On devait être très haut, à en juger par le froid qui vous tombait sur les épaules. L’air était même si vif que Cyprien demanda sa lacerne de laine. Et, tout à coup, au sortir du chemin, bordé par une double muraille en pisé, on déboucha sur un plateau désert où l’on ne distinguait, de loin en loin, que des sépultures. Au revers de ce plateau, la ville descendait en amphithéâtre. On n’en apercevait qu’une porte monumentale, dont l’arche très haute s’ouvrait sur un ciel encore tout enflammé par le couchant.

Immédiatement après la porte, les maisons commençaient. Nulle transition entre la brousse et cette agglomération humaine. Cent pas en arrière, c’était la solitude et le silence : ici, l’agitation et le grouillement d’une rue populeuse, bruyante, encombrée d’attelages et de bêtes de somme, bordée de chaque côté par des tavernes, des boucheries et beaucoup d’étalages en plein vent. Le caravansérail de Goudoul se trouvait tout de suite à gauche, appuyé à l’une des piles de la porte. La cour intérieure, avec ses arcades superposées, était presque entièrement couverte par une vigne grimpante, dont les jeunes pousses retombaient en guirlandes jusque sur la margelle des citernes et des abreuvoirs, qui en occupaient le milieu. Bêtes et gens emplissaient cette cour d’un va-et-vient continu : car les animaux devaient la traverser pour pénétrer dans les écuries aménagées sous les arcades du fond. Dans un coin, des chameaux, les jambes repliées sous leur ventre, ruminaient, en tournant leurs longs cols avec un air de majesté offensée et faisant claquer leurs babines sur leurs gencives fortement endentées. Près des citernes, des charmeurs de serpents, venus des oasis les plus prochaines, avaient attiré un grand concours de curieux. Et cela fit que Cyprien et son escorte entrèrent presque inaperçus dans l’auberge.

Cependant Goudoul, le maître du logis, accouru au-devant de son hôte, déclara n’avoir reçu aucun messager de Cirta. Ce fut, pour l’évêque, un cruel désappointement, car il avait donné à son ami Cécilius Natalis les plus minutieuses précisions sur la date de son passage à Thubursicum. On allait perdre une journée, peut-être davantage, à attendre sa lettre ! D’ailleurs, pourquoi ce retard, et qu’était-il arrivé ?… Cyprien, inquiet et préoccupé, dormit mal dans la belle chambre qu’on lui avait préparée.

La journée du lendemain fut longue à passer pour tous. Cyprien n’osait pas trop sortir, dans la crainte de provoquer des commentaires. Un étranger de son allure et de sa condition ne pouvait guère échapper à la curiosité publique. Alors, pour patienter jusqu’à l’arrivée du messager, il manda son secrétaire Célérinus et se mit à lui dicter une note sur le baptême des hérétiques, qu’il comptait lire, pendant le concile, à ses collègues de Numidie. Désœuvrés, les muletiers et les serviteurs flânaient dans la cour, à regarder les charmeurs de serpents qui, au son d’une flûte et d’un tambourin, faisaient danser ces reptiles inoffensifs.

Après l’heure de la sieste, le vacarme causé par les charmeurs devint tellement assourdissant que Cyprien dut renoncer à toute velléité de travail. Pour comble d’ennui, la lettre de Cécilius n’arrivait toujours pas. L’évêque envoya Pontius interroger Goudoul à ce sujet, et, comme le diacre rentrait, disant qu’aucun messager n’avait paru, Delphin, le cubiculaire, pénétra dans la chambre, tout agité et palpitant d’une grosse émotion : il venait de croiser Salloum, le cabaretier éconduit, au moment où celui-ci sortait des bains. Le Maltais l’avait accablé d’injures, mais Delphin s’était éclipsé si prestement que l’autre n’avait pas eu le temps d’exciter un scandale dans la rue.

« Encore ce cabaretier ! fit Cyprien, en réprimant un mouvement d’irritation : il va nous attirer quelque avanie !… Je te l’avais bien dit ! Pourquoi l’avoir éloigné ?…

— Bah ! répondit Delphin : demain, il aura perdu nos traces ! »

Et il s’excusa de n’avoir point caché à son maître cette ridicule algarade. Encore sous le coup de la dispute, son ressentiment l’avait emporté. En réalité, il était entré chez Cyprien pour un autre motif : un homme était en bas qui demandait à entretenir l’évêque dans le plus grand secret.

« C’est l’envoyé de Cécilius Natalis ? lança joyeusement celui-ci.

— Non, dit Delphin, c’est un homme que Nartzal, un de nos muletiers, a rencontré chez un marchand d’orge… Mais ils vont t’expliquer eux-mêmes… »

Et, sur un signe d’acquiescement, il introduisait, l’instant d’après, les deux individus. Nartzal, maigre et osseux, montrait une figure ascétique, un corps tellement desséché que ses camarades l’appelaient par plaisanterie « le gymnosophiste ». Presque toujours taciturne, l’air effacé et modeste, il avait pris néanmoins l’habitude de la parole dans les réunions liturgiques : de sorte qu’il s’exprima devant l’évêque sans nul embarras. Il dit que son compagnon se nommait Pastor : c’était un Espagnol de Carthagène, avec qui il avait travaillé autrefois à Hippone et à Rusicade. Celui-ci désirait voir Cyprien pour une communication importante. Quant à lui, Nartzal, il répondait de l’Espagnol : c’était un homme sûr, une âme droite, quoique… Et rien qu’en appuyant sur ce dernier mot, il fit comprendre à l’évêque que l’autre n’était pas chrétien.

Cyprien ayant congédié Nartzal, l’Espagnol parla à son tour, l’air gêné, en cherchant ses mots, car il savait mal le latin. Figure inexpressive, brûlée par tous les soleils méditerranéens, fouettée par les vents et les averses, il avait l’air d’une poutre mal dégrossie. Il dit :

« Maître, voilà !… Je suis voiturier. Je fais sans cesse le chemin entre Thubursicum et les mines de Sigus, où je conduis de la farine, du vin, de l’huile, des fers pour les mulets et les chevaux. Cet hiver, un peu après les saturnales, comme j’étais à Sigus chez le coiffeur, celui qui est près du temple, le garçon qui me rasait me dit : « Connais-tu un homme de confiance pour porter une lettre à Carthage ? » En hiver, les occasions sont rares. Je dis oui tout de même. Et, le soir, il m’amena à l’auberge un contremaître de la grande mine, un nommé Mappalicus, de Thuburbo, qui me remit pour toi la lettre que j’ai là dans ma blouse. Seulement, la saison a été si mauvaise que, pendant trois mois, je n’ai pu trouver un seul messager pour Carthage… Et puis voilà que tout à l’heure, chez le marchand d’orge, j’ai rencontré Nartzal, qui m’a dit que tu étais ici… »

Il porta la main à sa blouse, mais, comme pris d’une défiance soudaine :

« Tu es bien Thascius, le Carthaginois ?

– Je le suis en effet ! dit l’évêque : car on m’appelle aussi Thascius.

L’homme tira d’un petit sac de cuir des tablettes grossières, comme en ont les intendants pour inscrire leurs comptes, et il les tendit à Cyprien :

« Je te remercie de ta fidélité ! » dit celui-ci.

Et, ayant frappé dans ses mains, pour appeler Célérinus, son secrétaire, il ajouta :

« Donne un auréus à cet homme et reconduis-le auprès de Nartzal ! »

Les tablettes étaient scellées d’un sceau de plomb. Cyprien fit sauter le cachet du bout de son style, et il lut ces mots tracés péniblement dans la cire, comme avec la pointe d’un gros clou :

« AU BIENHEUREUX PAPE CYPRIEN, PRIVATIANUS, L’EXORCISTE, BARIC, LE CISELEUR, ET GUDDEN, LE CORDONNIER, QUI SONT DANS LES MINES DE SIGUS, SALUT ÉTERNEL DANS LE SEIGNEUR DES SEIGNEURS.

« Nous te saluons, Père bien-aimé, et nous crions vers toi du fond de cet enfer de Sigus, où nous sommes plongés depuis si longtemps que le monde et Dieu lui-même paraissent nous avoir oubliés. Vivant dans des ténèbres perpétuelles, il n’y a plus pour nous ni jour ni nuit, et nous ne savons plus depuis combien d’années dure notre martyre. Nous espérions obtenir la couronne avec nos autres frères qui, tout de suite, sont morts dans cette géhenne, mais, pour notre malheur, Dieu ne l’a pas permis.

« Père bien-aimé, nous sommes à bout de force et de patience. Nous ne voulons pas rester plus longtemps dans ce lieu de torture, qui est aussi un lieu de perdition. C’est un cloaque impur, la sentine de tous les vices. Nous voulons bien mourir, mais nous ne voulons pas perdre nos âmes. Des choses graves se préparent ici. Les misérables condamnés, dont nous partageons les souffrances, murmurent entre eux et prononcent des paroles de révolte. Or, nous sommes les soldats du Christ, mais non point des séditieux. Nous t’en supplions, cher Cyprien, envoie-nous quelqu’un de tes prêtres avec de l’or pour nous racheter. Nous n’avons pas peur des verges, ni des chevalets, ni des croix, mais nous ne voulons point être éternellement confondus.

« Nous souhaitons, notre cher Père, que tu te portes toujours bien dans le Dieu vivant.

« Moi, Privatianus, j’ai écrit et relu. Nous, Baric et Gudden, nous avons signé. »

Au bas de la dernière feuille des tablettes quelqu’un avait tracé d’une grosse écriture maladroite : « Et salue bien mon frère Eutychianus, s’il vit encore ! »

Des larmes coulaient des yeux de l’évêque, tandis qu’il achevait ces lignes. Il songeait à tout ce qu’elles avaient dû coûter d’efforts, de ruses, de calculs, de persévérance aux malheureux qui les avaient écrites. Oui, que n’avait-il pas fallu pour que cette lettre pût être rédigée et pour qu’elle parvînt jusqu’à lui ! Quel espoir invincible, quelle confiance en lui cela supposait ! Il en était ému jusqu’au fond de l’âme… Ce Privatianus qu’il avait cru mort, il se le rappelait maintenant ! c’était, en effet, un exorciste de l’Église de Carthage. Il était en fonctions lors de son élection épiscopale, à lui Cyprien, et il avait même été un de ses plus chauds partisans. Quant aux deux autres, il les ignorait complètement. Ils avaient dû être condamnés aux mines avec Privatianus pendant la persécution de Dèce, voilà bientôt huit ans. Huit ans ! quel long supplice ! Il était prodigieux, vraiment, qu’ils n’eussent point succombé !…

Mais comment s’y prendre pour les tirer de là ? On ne pouvait pas racheter des condamnés frappés d’une sentence régulière. Alors quoi ? Les faire évader ?… Et, tout de suite, Cyprien songea que Cécilius, son ami de Cirta, était un de ceux qui affermaient les mines de Sigus. Sans doute, Cécilius pouvait beaucoup. En arrivant, il lui parlerait de cette affaire… Mais pourquoi celui-ci tardait-il à lui faire parvenir le message convenu ? C’était la faute du messager sans doute…

Le soir, il était tellement excédé par l’attente qu’il se décida finalement à sortir. Pour ne point se montrer dans les rues, il contourna la ville par un chemin extérieur bordé de stèles et de mausolées. Partout des pierres blanches avec des dédicaces aux dieux mânes, des inscriptions en caractères phéniciens, sous une tête de Baal, ou la silhouette gravée d’un palmier entre deux fleurs de lis. Ce chemin funéraire aboutissait à un ravin, en longeant les murs d’un théâtre inachevé. Au bout du ravin, à droite, tout à coup, une vision inattendue et charmante arracha, pour un instant, Cyprien à ses tristesses et à ses inquiétudes.

C’était un bassin en hémicycle, prolongé par un parterre d’eau, que, de chaque côté, bordait une colonnade. Au bout du grand canal, au fond de la perspective miroitante, un petit temple en marbre rose, exhaussé par un large escalier, se détachait sur la blondeur fauve d’une colline pierreuse, entre deux peupliers d’Italie, droits comme deux cierges sur leur chandelier. Les jeunes gens qui se baignaient dans le canal troublaient à peine la limpidité de l’eau morte. Les mauves liquides se mêlaient aux reflets roses du ciel et des marbres. Dans l’âpreté et la sécheresse des terres, ces grandes surfaces fraîches et souriantes, ces miroirs enchantés par le crépuscule, et, dans le lointain, le mol ionique du petit temple, tout cela composait un ensemble plein d’une grâce légère et mélancolique, qui n’était point sans noblesse. Cyprien, homme de haute culture, habitué aussi à voir dans toute beauté une image de la splendeur divine, ne pouvait rester insensible à ce spectacle. Il regarda plus attentivement. Ces portiques solennisaient la source du Bagradas, le fleuve nourricier de la Proconsulaire : le temple rose était consacré à la divinité fluviale. Sans doute, on y avait célébré quelque fête dans la journée, car la Porte du sanctuaire était encore ouverte à deux battants. Au fond de la cella, on apercevait l’effigie du Fleuve, une statue de bois, que drapait, comme un mannequin, une prétexte de soie bleue ramagée d’argent. Aux environs et jusque sous les portiques, une foule d’édicules et de petites chapelles étaient consacrés aux sources tributaires du Bagradas.

Ce rappel de l’idolâtrie omniprésente et toujours triomphante fit fuir l’évêque de Carthage. Une rue montante, qui s’ouvrait devant lui, l’obligea à traverser le forum, encombré, lui aussi, de piédestaux, où se dressaient des statues de dieux et d’empereurs divinisés. Tout un côté était occupé par des temples, derrière lesquels on en construisait un autre plus grand… Ces dieux païens, on ne pouvait faire un pas sans se heurter à leurs figures ou à leurs sanctuaires ! La terre d’Afrique pliait sous le poids de ses idoles. Comme elles pesaient sur le monde et sur les âmes, ces divinités menteuses ! C’était à cause d’elles que, dans les mines de Sigus, des créatures humaines étaient obligées de vivre, comme des bêtes de somme, sous le fouet des gardes-chiourmes ; à cause d’elles, peut-être que les évêques numides ne pourraient pas s’assembler à Cirta, et que Cécilius, l’ami très cher, allait retirer son cœur à son ami et trahir le Christ…

Quand Cyprien rentra, il trouva enfin, comme pour dissiper toutes ses craintes et tous ses doutes, le message qui avait tant tardé. La lettre de Natalis ne contenait que ces mots : « Tout est bien. Je t’attends avec joie. »

Le lendemain, au petit jour, dans la cour du caravansérail, où les serviteurs de l’évêque dormaient sur des couvertures, il y eut une scène tumultueuse. Pendant le sommeil de Jader, le chef des muletiers, un des serpents des charmeurs, échappé on ne savait comment, s’était enroulé autour de sa tête à la façon d’un diadème. C’est ainsi que, soixante ans plus tôt, dans une auberge toute pareille à celle-ci, l’empire avait été présagé à Septime Sévère, Africain de Leptis Magna, et célèbre dans toutes les Afriques. Sur quoi les païens qui étaient là se mirent à acclamer le muletier par dérision :

« Salut, Jader Auguste !… Longue vie au nouveau César ! » Cyprien, indisposé par cet incident qui attirait l’attention sur lui et son escorte, reprit la route dans un état d’esprit assez sombre. Malgré la lettre rassurante de Cécilius, il pressentait aussi toutes les amertumes de ce voyage, les luttes de toute sorte qu’il lui faudrait soutenir, et, ce qu’il y avait de pire, des luttes contre un ami. Autour de lui, l’aube terne et pâle enveloppait d’une clarté frigide d’immenses ondulations sans caractère, des montagnes dénudées, aux flancs d’un vert cru et aux sommets pelés et grisâtres. Des nuages couraient dans le ciel balayé. Un vent glacé soufflait, qui courbait jusqu’au sol les tiges roides et sèches des asphodèles.