Sanguis martyrum/Première partie/IV

Mame (p. 62-73).

IV

LA FOIRE DE CIRTA

Le lendemain matin, sous un gai soleil de mai, la ville était en liesse. C’était l’ouverture de la foire printanière. Des contrées avoisinantes et même de la région montagneuse de l’Atlas, les paysans et les petits propriétaires affluaient à Cirta. Ils venaient faire leurs achats pour la moisson. Très habilement, Cyprien et son collègue Crescens avaient profité de ce grand concours de peuple pour convoquer en concile les évêques de Numidie. Les prélats seraient perdus dans la presse des chalands et des visiteurs.

La foule se pressait vers la porte de Lambèse et se répandait sur le plateau dénudé qui domine l’entrée des gorges, en face de la ville. Il y avait là un marché, vaste cour rectangulaire encadrée d’un portique, avec les échoppes aménagées au fond de la cour, dans un hémicycle, qu’on entrevoyait derrière les colonnes. Au centre, à fleur de sol, s’étalait un bassin, où coulait l’eau d’une fontaine entourée d’abreuvoirs. Sous l’arcade centrale donnant accès à l’hémicycle, se dressait une statue en toge, celle d’un certain Julius Félix, aux frais de qui l’édifice avait été construit. On pouvait lire, en belles lettres rouges, sur le socle de la statue, le texte du rescrit impérial autorisant « les gens d’alentour et les étrangers à se réunir en ce lieu deux fois par mois, le deuxième jour avant les nones et le treizième avant les calendes, mais seulement pour vendre et pour acheter, en s’abstenant de tout acte illégal et de toute violence contre les personnes ».

Les dernières lignes de l’inscription trahissaient les arrière-pensées du gouvernement, qui redoutait toujours les réunions nombreuses, comme des foyers d’intrigues et d’agitation politique. C’est pourquoi l’autorité avait fait placarder cet avis à l’endroit le plus apparent du marché.

Ceux des évêques qui le déchiffraient et qui n’ignoraient point ce que leur réunion projetée avait d’illégal, se sentaient tenus à plus de prudence. Tacitement, ils s’étaient donné rendez-vous dans cette enceinte bruyante, où les marchandises exposées, les disputes, les rixes accaparaient toutes les attentions. Ils se reconnaissaient de loin, se saluaient, en évitant, autant que possible, les conciliabules trop prolongés. Quelques-unes de leurs ouailles étaient là. Entre chrétiens, on se signalait, parmi ces pieux personnages, les plus célèbres, ceux qui passaient pour les plus riches ou qui avaient souffert pour la foi : Novatus, de Thamugadi, Januarius, de Lambèse, Lucius, de Théveste… Certains d’entre eux étaient de vrais paysans aux mains calleuses, polies par le pressoir et par le manche de la charrue. Ils s’appuyaient sur de forts bâtons noueux, en bois de frêne ou d’olivier, sculptés naïvement et peints de couleurs barbares, et leur peau hâlée et luisante tranchait fortement sur la blancheur bise de leurs manteaux en laine de brebis.

À mots couverts, ils s’entretenaient du concile prochain, tout en ayant l’air de suivre la foule qui s’arrêtait devant les étalages. Les instruments agricoles étaient disposés sous les arcades de gauche du portique intérieur, envahi par des bandes de travailleurs mercenaires, qui venaient de toutes les régions de l’Afrique et même de l’Espagne. Les chefs d’équipe essayaient les faucilles, passaient leurs doigts sur les fers minces et recourbés, qui affectaient les formes les plus diverses : il en était de triangulaires et de légèrement coudées ; d’autres s’arrondissaient comme des sistres. Les hommes soupesaient dans le creux de leurs mains les beaux étuis de cuir jaune qui enveloppaient les pierres à aiguiser ou, l’index plié, ils tapaient sur des gourdes revêtues de pailles tressées et de fibres de palmiers. Ils soulevaient, avec des rires, de petits tonneaux en argile poreuse, qui figuraient grossièrement un porc ou un chameau. L’un d’eux, un paysan de Diana, brandissant une faucille neuve, se vantait de faire sa vingt-deuxième moisson ; il avait, disait-il, parcouru, en fauchant, toute la Numidie. Une fois même, il était allé jusqu’en Sicile…

Les badauds faisaient cercle autour du hâbleur. Par convenance, les évêques s’arrêtaient un instant pour l’écouter, puis ils se dirigeaient mystérieusement vers le fond de l’hémicycle, qui servait de marché aux vêtements. Dans le recoin le plus obscur, derrière une table de pierre qui barrait toute l’entrée de son échoppe et où luisaient confusément de menus objets étalés, se tenait un personnage obséquieux, visité seulement par quelques acheteurs discrets. C’était Saturninus, le marchand de curiosités, qui s’était glissé dans l’escorte de l’évêque de Carthage. Beaucoup de prélats le connaissaient, car il venait chaque année à la foire de Cirta. Ils lui achetaient un chrisme, un agneau, un poisson en ivoire ou en agate, et, tout en leur glissant dans la main le symbole mystique, le marchand leur chuchotait les nouvelles. À ceux qui l’ignoraient encore, il apprenait que Cyprien était arrivé de l’avant-veille… « C’était aux thermes de Cécilius Natalis que, décidément, le concile aurait lieu… La première séance était fixée au lendemain soir… Mais quelle contrariété ! Voilà que Crescens, l’évêque de Cirta, était malade ! Comment allait-on faire sans lui ? Cyprien, en ce moment même, devait se trouver à l’église pour en conférer avec ceux du clergé cirtéen et prendre une décision… »

Cet incident parut si grave aux prélats que quelques-uns d’entre eux, notamment Januarius, de Lambèse, et Novatus, de Thamugadi, prirent immédiatement le chemin de l’église, afin de s’en informer.

En effet, la présence de Crescens était indispensable au concile, qui ne se réunissait que pour valider son élection déjà ancienne. Or, une cabale, qui s’appuyait sur quelques confesseurs suspects, attaquait cette élection sous prétexte que le nombre des évêques électeurs avait été insuffisant. La faction adverse venait d’élire de son côté un certain Paulus, prêtre de la banlieue, déconsidéré par ses débordements et ses malversations, et qui même pratiquait ouvertement l’usure…

Comme ils rentraient en ville, les prélats joignirent précisément Cyprien qui descendait à l’église située dans le bas quartier. Ils lui témoignèrent la plus respectueuse déférence. Bien qu’il ne fût pas officiellement primat d’Afrique, l’autorité morale de l’évêque de Carthage, sa science de l’Écriture, son talent de parole en faisaient un véritable chef. Sitôt les premières politesses échangées, ses collègues ne lui cachèrent pas que plusieurs évêques du Sud, particulièrement ceux de la région de l’Aurès, s’étaient abstenus de venir et que, secrètement, ils favorisaient Paulus. C’était la vieille rivalité entre les villes et les campagnes, les contrées maritimes et les hauts plateaux, — entre la Numidie et la Proconsulaire.

Cyprien était visiblement inquiet et préoccupé. Cette dernière nouvelle acheva de le troubler. La maladie de Crescens, dont on l’avait averti la veille, était déjà un assez fâcheux contre-temps. Mais peut-être que quelque chose de pire se préparait… Bride abattue, Birzil était accourue à la villa des Thermes pour dire à Cécilius qu’un des magistrats municipaux l’attendait, le lendemain, à Muguas, fort surpris de ne pas l’y rencontrer. Qu’il s’y trouvât dès la première heure !… Il devait y être encore… Et la jeune fille était repartie précipitamment, sans même demander à saluer l’évêque !… Qu’est-ce que tout cela présageait !…

Pourtant, cette matinée riante semblait chasser tous les soucis. La ruelle ensoleillée aboutissait à une impasse pleine d’une ombre fraîche.

Cyprien avait laissé passer devant lui ses deux collègues plus jeunes. Il allait seul, avec Pontius, le diacre, qui, naïvement, s’ébahissait de toutes choses, nouvelles pour lui. Entre les hauts murs peints en bleu clair, tout était bleu, tout baignait dans une lumière très douce. Des voiles bleuâtres se posaient sur les angles des vieilles bâtisses, tamisaient les couleurs trop crues. Çà et là, accroupis sur le bord des seuils, entre des piles de galettes, des boulangers disposaient, sur leurs éventaires, de petits pains chauds saupoudrés de grains d’anis et de cumin. Tout au fond du cul-de-sac, sous un trou sombre creusé par une voûte, une porte basse donnait accès à l’église installée dans une vieille maison, qui datait des rois numides et qui appartenait à Cécilius.

Januarius et Novatus venaient d’entrer. La porte, lourde et bardée de ferrures, était entrebâillée par le portier. Dans le vestibule, Cyprien fut reçu par un des diacres de Crescens, grand homme maigre, à la barbe rousse en pointe, qui avait un air d’illuminé. C’était Jacques, un confesseur célèbre dans toute la région. Pendant la persécution de Dèce, il avait été mis aux fers et battu de verges. L’étreinte des ceps lui avait presque brisé les chevilles, de sorte qu’il marchait avec peine et en boitant. Il s’inclina jusqu’à terre devant l’évêque de Carthage, et après s’être touché aux genoux, à la place du cœur et au front, il baisa l’épaule et la main de l’hôte illustre. Et, prévenant toute question, il lui annonça que Crescens, parti pour sa maison de campagne, n’était qu’indisposé. Demain sans doute il serait debout et pourrait assister au concile. Mais une autre raison que la santé de son collègue avait amené Cyprien à l’église de Cirta. Il y avait donné rendez-vous aux délégués de Paulus, afin d’entendre leurs doléances avant la première session : on devait se réunir à l’église comme en un terrain neutre.

Or, ceux-ci n’étaient pas encore arrivés. Jacques affirma que, sans doute, ils ne tarderaient point, et, tout en boitant, il conduisit Cyprien vers le triclinium, la grande salle des agapes, où, selon l’usage, une collation avait été préparée pour le visiteur. Sur un plateau de cuivre, étaient disposés des gâteaux, des jus de fruits dans des fioles irisées, de l’eau fraîche dans des vases de terre.

Cyprien n’accepta qu’un peu d’eau, et, après avoir refusé de s’asseoir, il finit par prendre un siège, les émissaires de Paulus tardant à paraître. Autour de lui, sur le dallage, s’espaçaient des lits, des tables, des nattes, des sièges de toute sorte : il y en avait pour toutes les conditions et toutes les coutumes. L’évêque promenait un regard surpris sur la salle. Elle respirait l’ordre, la prospérité, la richesse même. Sur un buffet, resplendissaient deux grands calices d’or, sans compter les calices d’argent et les plats de même métal. Des lampes, des chandeliers, des candélabres de bronze, avec leurs chaînettes et leurs aiguilles, s’alignaient dans les encognures et sur les étagères. Les murs étaient peints à fresque de gracieux motifs ornementaux, guirlandes de roses, corbeilles de fleurs ou de fruits, ou bien de figures et de scènes naïves tirées de l’Écriture : Moïse frappant le rocher, la multiplication des pains, le Bon Pasteur, le repas des Sept disciples. Jacques, devinant la pensée de l’évêque, s’empressa de lui dire :

« Nous n’avons pas eu à souffrir beaucoup, même sous Dèce. La persécution a été très courte, et on a respecté les biens de l’église. »

Novatus et Januarius déclarèrent qu’il en avait été de même à Lambèse et à Thamugadi.

Alors le diacre, comme s’il voulait éblouir l’évêque de Carthage en étalant sous ses yeux l’opulence de l’église de Cirta, lui proposa de visiter la maison. Pendant ce temps, on enverrait quelqu’un à l’auberge où étaient descendus les partisans de Paulus, pour s’enquérir de leur retard. Marien, le lecteur de l’église, qui se trouvait là, y courut en toute diligence.

Déjà le diacre avait poussé la porte du cellier qui s’ouvrait au fond du triclinium. Des rangées de tonneaux et de jarres apparurent dans la pénombre. Le cellier regorgeait de vin et d’huile. Et il y avait aussi, empilés jusqu’à la voûte, des sacs de farine, des légumes secs dans des corbeilles et des boisseaux :

« Tu vois, dit Jacques, si les mauvais jours reviennent, nous aurons de quoi nourrir les veuves et les enfants de nos martyrs.

– Et vous pourrez aussi les habiller, » dit Januarius.

En effet, le vestiaire occupait toute une chambre longue et profonde, où l’on entrevoyait, sur des rayons, des amoncellements de tuniques et de voiles, des chaussures d’hiver et d’été, de gros manteaux de laine à capuchon pour les paysans et les esclaves.

« C’est grâce à Cécilius Natalis que nous avons tout cela, dit Jacques, sa libéralité est inépuisable pour nous.

– Ainsi, il donne beaucoup à l’église ? demanda l’évêque, qui se reprochait déjà d’avoir mal pensé de son ami.

– Beaucoup plus que tu ne peux croire, Père très saint. Il nous donne tous les vêtements et toutes les nourritures, jusqu’aux nourritures de l’esprit… Tiens ! cette bibliothèque, c’est encore un cadeau de Cécilius. »

Dans une pièce en rotonde, des armoires peintes et dorées, qui s’alignaient autour des murs, montraient derrière leurs volets rabattus des évangéliaires et des psautiers somptueusement reliés. Mais Cyprien, qui voulait se recueillir un instant dans le sanctuaire, ne fit que traverser cette studieuse retraite.

La salle du banquet dominical avait été aménagée dans un sous-sol, qui s’étendait sous la cour intérieure et où l’on descendait par un escalier tournant. C’était une véritable crypte, que soutenaient des piliers énormes. Un jour avare tombait par les ouvertures de la voûte. Çà et là, le long des murailles noyées de ténèbres, quelques lampes brûlaient dans des niches. Au centre, supportant une rangée de gros cierges de cire, se dressait l’autel, simple table de bois recouverte d’une nappe. Devant, on distinguait l’estrade du lecteur, et tout au fond, dans une abside récemment construite et encore blanche de maçonnerie, le siège épiscopal.

Debout, les deux paumes étendues, dans l’attitude de la prière, l’évêque se tenait devant l’autel. Instantanément, ses yeux semblèrent se vider de toute forme sensible, comme si l’univers s’était tout à coup aboli pour sa conscience. Le regard tourné à l’intérieur, il priait pour l’église de Cirta, cette église trop riche et trop heureuse, suppliant Dieu de lui épargner tout ce qu’il pressentait de ruines et de tribulations imminentes. De loin, les assistants le contemplaient, craignant, par un geste ou une parole, de troubler son oraison, lorsque Marien le lecteur rentra de l’auberge, accompagné de Delphin le cubiculaire. Il fallut bien apprendre la vérité à Cyprien.

Agitant ses longs bras, avec toute une mimique indignée, Jacques lui rapporta la réponse des délégués de Paulus. Ils avaient déclaré que ni eux ni leur chef n’assisteraient au concile. Ce concile était irrégulier, les évêques n’étant pas plus en nombre, cette fois, que pour l’élection de Crescens : tout le monde savait maintenant que les évêques du Sud s’étaient abstenus… Une telle traîtrise révolta Cyprien. Après avoir accepté son arbitrage et pris jour pour une entrevue, comment ces mauvais chrétiens osaient-ils se dérober ? Car l’absence de quelques prélats n’était qu’un prétexte, la majorité étant réunie à Cirta… Mais il n’eut pas le temps d’y penser davantage. Delphin lui confiait à voix basse que Cécilius venait d’arriver de Muguas avec un visage sombre et qu’il priait l’évêque de venir au plus vite le trouver, pour une affaire des plus urgentes…

À la villa, devant la porte de son appartement, son secrétaire, Célérinus, le prévint qu’un courrier, venu de Carthage à franc étrier et qui le poursuivait depuis son départ, avait apporté des lettres de Rome : lui-même était occupé à déchiffrer ces dépêches rédigées en caractères secrets, et, autant qu’il en pouvait juger à première vue, les nouvelles qu’elles donnaient semblaient alarmantes… Ainsi, tout s’enchaînait pour justifier les appréhensions de Cyprien. Ces contrariétés successives annonçaient quelque chose de pire sans doute !… Cécilius l’attendait dans sa chambre. Sans autre préambule, il lui dit :

« Votre réunion est interdite ! »

Un de ses amis, un triumvir de Cirta, était venu conférer avec lui mystérieusement à Muguas : le légat de Lambèse, averti on ne savait comment du concile, s’y opposait absolument, menaçait les prélats de la prison, en cas de désobéissance. Cécilius ajouta :

« Il paraît qu’il est très irrité contre vous, contre toi particulièrement ! »

Cyprien ne vit qu’une chose : la trahison possible, probable, d’un frère. Car enfin qui avait pu le dénoncer ? Salloum, le cabaretier ? ou l’intendant Zopicus, croisé en sortant de Thagaste ? Cela paraissait bien invraisemblable. Un affreux soupçon traversait son esprit : c’était Paulus, sans doute, qui, sûr d’avance d’être condamné par le concile, s’était fait le délateur de ses collègues ?… Au même moment, une portière se souleva et Célérinus apparut. Il tenait en main la lettre dont il venait de déchiffrer la cryptographie. Désignant du regard Cécilius, le secrétaire demanda à Cyprien :

« Je puis parler, n’est-ce pas ?

– Lis, » dit l’évêque.

Alors, de sa voix pâle et impersonnelle de fonctionnaire, Célérinus lut ceci :

LES PRÊTRES ET LES DIACRES AFRICAINS, QUI DEMEURENT À ROME, AU PAPE CYPRIEN, SALUT !

Nous croyons devoir t’informer, vénérable Père, des complots qui se trament ici et qui menacent ton église, autant que celle du Pontife romain. Nous avons appris par ceux de nos frères qui sont dans la maison de César, que Valérien Auguste est devenu la proie des magiciens d’Egypte. Les Barbares ayant attaqué l’Empire, ils lui ont promis de le faire triompher de ses ennemis, grâce à leurs enchantements. On dit, en effet, que les Alamans ont franchi le Rhin, que les Goths s’apprêtent à passer le Danube et les Perses l’Euphrate. Les magiciens, hommes scélérats et abominables, ont persuadé à Valérien que ces malheurs sont dus à sa tolérance pour notre religion très sainte et aussi à sa complaisance pour les mages de Ctésiphon, leurs rivaux. Déjà, deux de ces derniers, accusés d’avoir prédit la pourpre à Macrianus, chef des armées d’Orient, ont été brûlés vifs. Chose horrible à dire, des sacrifices d’enfants ont eu lieu au Palatin. Les entrailles de ces victimes innocentes n’ayant pas révélé d’auspices intelligibles, les magiciens d’Egypte ont déclaré alors que la faute en était à nos sortilèges qui contrariaient les leurs. De là, un redoublement de haine contre les chrétiens. Un des nôtres, un carrier du nom d’Hippolyte, a été décapité avec toute sa famille, qu’il avait convertie à la foi du Christ. Quelque temps après, deux époux chrétiens, Chrysanthe et Daria, furent, par l’ordre du préfet de la Ville, enterrés vivants dans une carrière de sable, près de la voie Salaria nouvelle. Le bruit court enfin que, dans les conseils de l’Empereur, un édit se prépare contre nous, dont on veut confisquer les biens, et empêcher les réunions sous peine de la torture et du dernier supplice.

Nous avons jugé bon de te faire connaître ces choses, afin que tu règles ta conduite d’après elles, selon ta grande sagesse et pour le salut de ton troupeau. Nous souhaitons, vénérable Père, que tu te portes toujours bien en Dieu.


À travers les ternes expressions de ce style protocolaire, Cyprien avait entrevu les foules hurlantes brisant les stèles des cimetières, pillant les églises, lâchant dans les ruisseaux des rues les tonneaux de vin et d’huile, — et les files de confesseurs agenouillés, le cou tendu à la lame rouge du bourreau, les poteaux au milieu de l’arène, les bêtes fauves bondissant hors de leurs cages et les bûchers flambant aux portes des villes…

Quand Célérinus eut terminé la lecture de la lettre, l’évêque regarda Cécilius qui paraissait abasourdi, incapable de rassembler ses pensées, et il dit simplement :

« Voilà !… Toute l’horreur est là devant nous !.. Mes visions ne m’avaient pas trompé ! »

Et, soudain, avec une exaltation qui mit des éclairs dans son regard et comme un nimbe autour de son front :

« Ils peuvent crier maintenant : « Cyprien aux lions ! » Je suis prêt à rendre mon témoignage… Quand le Seigneur voudra… »

Un silence suivit ces paroles. Cécilius, comme frappé de stupeur par cette nouvelle que, pourtant, il aurait dû prévoir, n’osait pas lever les yeux vers Cyprien. Alors l’évêque, se penchant vers lui, dit avec douceur :

« Et toi, mon ami, que vas-tu faire ?

– Je ne sais ! »

Puis s’efforçant de dominer son trouble :

« Ces alertes sont fréquentes. Jusqu’ici nous avons été tranquilles à Cirta… D’ailleurs, je ne crains rien. Presque tous sont mes clients ou mes obligés.

– Tu dois avoir des ennemis, ou tout au moins des envieux, dit Cyprien. Tu ne peux pas savoir… Et si l’on te dénonce, que feras-tu ? »

Fièrement, celui qu’on avait comparé autrefois au césar Hadrien redressa sa tête sous sa couronne de cheveux gris :

« Je ne ferai rien, dit-il, dont tu doives rougir ! »

De nouveau, leurs volontés divergentes s’affrontaient et se défiaient. Enfin, Cécilius, avec un haussement d’épaules, comme s’il rejetait tout un fardeau de pensées importunes :

« Mais pourquoi t’émouvoir d’avance, sur des rumeurs peut-être infondées ? Ne pense plus à tout cela. Viens te reposer à Muguas : tu y seras en sûreté, tu verras Crescens et quelques-uns de tes collègues.

– Non ! dit Cyprien fermement, je retourne à Carthage. Un évêque doit mourir au milieu de son troupeau. Je vais partir sans tarder, ce soir même.

– Ce soir même ! Quelle hâte, quelle folie ! » dit Cécilius en laissant retomber ses mains, d’un air découragé.

Cyprien épiait le visage de son ami, avec des alternatives de révolte et de pitié. Il pensait à tout ce qui retenait Cécilius dans ce palais somptueux, auprès d’une fille adoptive trop aimée et trop belle… Soudain il se jeta dans ses bras, et, avec un accent où il mit tout son cœur, toutes ses angoisses, tout son désir de salut et d’immortalité glorieuse pour cette âme faible, il s’écria :

« Ah ! frère bien-aimé ! puisse la paix du Seigneur être toujours avec toi ! »