Marmorat (p. 546-564).

XIV

Où le lecteur retrouve le bon Philidor.



Marie Dutan occupait, au 54 de la rue La Bruyère, un charmant hôtel où elle vivait absolument seule depuis le commencement de la guerre, car celui qui le lui avait offert, le colonel comte de Nillis, fait prisonnier au début des hostilités, était toujours en Allemagne, et si Marie, qui n’avait pu se faire aimer de maître Petrus, vivait d’une façon irrégulière, elle n’était pas du moins femme à oublier et à trahir l’homme qui souffrait loin de son pays.

Dès les premiers jours du siège, elle avait résilié son engagement au Gymnase, où elle avait déjà fait plusieurs créations heureuses, pour ne s’occuper que de l’ambulance à laquelle elle était attachée et de sa mère, toujours privée de raison, qu’elle avait fait entrer chez le docteur Blanche, où elle se rendait deux ou trois fois par semaine.

Dès qu’elle fut chez elle, livrée à ses réflexions, la courageuse jeune femme comprit toutes les difficultés de la tâche qu’elle s’était imposée, et elle se demanda alors avec épouvante comment seule, sans auxiliaires, elle pourrait lutter contre les bandits qui menaçaient ceux qu’elle aimait.

Son but était d’abord de s’assurer de Louis pour obtenir de lui, de gré ou de force, tous les renseignements qu’elle désirait. Mais comment attirer dans son hôtel le jeune misérable ? Si elle y parvenait, comment le contraindre à parler ?

Marie était adorée de ses domestiques et il y avait parmi eux un cocher sur lequel elle pouvait absolument compter : mais il lui répugnait de faire de cet homme son confident ou à peu près, et elle ne savait vraiment que décider, lorsque tout à coup un éclair de satisfaction illumina sa physionomie.

— Oui, c’est cela ! s’écria-t-elle. Je lui dirai qu’il faut sauver M. de Serville, et il se dévouera comme je suis, moi, prête à me dévouer. Comment n’y ai-je pas songé tout de suite ! Pourvu que je le trouve !

Elle se coiffa rapidement et sortit pour descendre à pied jusqu’à la rue Laffitte.

Arrivée au no 47, dont la porte était surmontée d’un panonceau, elle demanda au concierge :

M. Philidor est-il à l’étude ?

— Oui, madame, lui répondit cet homme ; heureusement pour l’étude, car…

Sans en écouter davantage, la jeune femme monta au premier et sonna.

On lui ouvrit immédiatement ; elle traversa l’antichambre et pénétra dans une pièce dont la porte était ouverte et où elle aperçut, accoudé sur une table, celui qu’elle venait chercher.

— Monsieur Philidor ? dit-elle, en relevant son voile.

Le travailleur leva la tête et s’écria :

— Vous, Marie, vous ! Pardon, madame !

— Oh ! appelez-moi Marie, mon bon Philidor, comme autrefois. J’ai besoin de vous. Il faut m’aider à sauver M. Armand de Serville.

Elle avait tendu à l’ancien clerc de Marius Pergous une main que le brave garçon serrait timidement dans les siennes.

Philidor n’était plus le pauvre diable long, maigre, famélique, que l’agent d’affaires avait tenu si longtemps sous son autorité aussi grotesque que despotique.

La souffrance en avait fait un homme ; son esprit s’était ouvert aux luttes de la vie ; son amour pour Marie Dutan, demeuré le même que jadis, l’avait éloigné des milieux mauvais ; il s’était efforcé de travailler pour oublier, et il était rapidement devenu pour Me Labbé, l’officier ministériel chez qui l’avait fait entrer M. de Serville, le plus précieux auxiliaire.

Marie savait tout cela, car elle ne l’avait pas absolument perdu de vue. Il lui était même arrivé parfois de le rencontrer et de lui adresser un sourire affectueux, ce qui le comblait de joie, tout en rouvrant sa blessure à demi fermée.

Des années s’étaient passées ainsi, lorsque, la guerre ayant éclaté, le clerc de Me Labbé avait payé sa dette en prenant place dans un des bataillons de la garde nationale, et, pendant le siège, il avait souvent entendu parler de la jolie ambulancière de l’hôtel Bibesco.

S’il avait été certain d’y être transporté, Philidor eût été capable de quelque acte d’héroïsme pour se faire blesser, eût-il dû risquer sa vie.

On conçoit donc avec quelle joie il voyait apparaître tout à coup celle qu’il adorait toujours, et avec quel enthousiasme il lui répondit, lorsque l’émotion ne l’empêcha plus de parler :

— Sauver M. de Serville ! Quel danger court-il donc ? Ma vie ne lui appartient-elle pas ainsi qu’à vous !

— J’avais bien raison de ne pas douter de votre dévouement, mon ami, reprit la comédienne vivement émue. Pouvez-vous quitter votre travail ?

— Oui, certes. À cette heure, il ne viendra plus personne et je suis libre. Me Labbé est à Versailles et m’a confié son étude, que je n’ai qu’à défendre contre les étranges autorités nouvelles. Du reste, j’ai mis à l’abri tout ce qu’il y avait ici de précieux.

— Alors sortons ensemble ; je vous dirai chez moi ce que je veux réclamer de votre amitié.

Cinq minutes après, Marie Dutan et Philidor remontaient la rue Notre-Dame-de-Lorette pour gagner la rue La Bruyère.

Pendant ce temps-là le neveu de la Fismoise, ainsi que nous l’avons dit plus haut, s’en allait tranquillement aux Batignolles.

Si pressé qu’il fût d’arriver chez sa tante, il ralentit cependant le pas dès qu’il eut atteint le boulevard de Clichy.

Là, il ne continua sa route qu’en interrogeant, pour ainsi dire, chaque coin de rue, tant il craignait à chaque instant de voir apparaître le terrible Pierre.

Ses terreurs augmentaient naturellement au fur et à mesure qu’il se rapprochait du domicile de la Fismoise, et, lorsqu’il l’eut atteint, prudent et rusé comme un chasseur indien, il ne se décida à entrer dans la boutique qu’après s’être assuré par la vue et par l’ouïe que sa tante s’y trouvait tout à fait seule.

— Quoi ! te voilà, vaurien ! s’écria-t-elle en reconnaissant son digne neveu.

— Moi-même, ma bonne tante, répondit Louis ; mais ne perdons pas de temps à nous dire des choses désagréables. Avez-vous vu mon oncle ?

— Il était resté plusieurs jours sans mettre les pieds ici, mais il est venu il y a une heure. C’est maintenant un gros personnage. Il est galonné sur toutes les coutures et a de l’argent plein ses poches. Il a dû faire quelque mauvais coup.

On voit que Françoise ignorait le drame qui s’était passé rue de Monceau.

Aucun des domestiques de la comtesse Iwacheff ne connaissant ses liens de parenté avec la marchande à la toilette, celle-ci n’avait pu être informée de rien, et on conçoit aisément que le forçat ne s’était pas vanté de sa monstrueuse expédition, car il savait que la Fismoise avait une véritable affection pour sa sœur.

— Est-ce que tu cherches Pierre ? demanda la brocanteuse.

— Au contraire, s’écria Louis, bien qu’il fût un peu rassuré sur les dispositions de son oncle depuis qu’il le savait en fonds. Saperlipopette ! s’il est riche et galonné, il ne doit plus avoir de regards que pour les femmes, monsieur l’Adonis.

— C’est qu’il m’a promis de revenir ce soir après son dîner, avant de partir pour Versailles.

— Comment, pour Versailles ! Que diable mon excellent oncle va-t-il faire là-bas ? Il ne s’imagine pas qu’il passera inaperçu aux barrières.

— Je n’en sais rien. Quelque mission ! Il a un air tout mystérieux. Je voulais le faire dîner avec moi, il a refusé. Un de ses amis l’attendait. Reste ici, tu le verras !

— Bien obligé, je n’y tiens pas du tout, et c’est justement parce que je ne veux pas le rencontrer que j’arrive droit à mon affaire, afin de filer le plus vite possible. Voulez-vous gagner trois mille francs ?

— Trois mille francs ! Certainement.

— Et ça, sans faire du mal à une mouche. Il ne s’agit que d’une petite promenade à la gare du Nord, côté du départ, demain, à huit heures et demie du matin. Sans compter que, du même coup, vous assurerez le paiement des vingt-cinq mille francs que vous avez prêtés à M. de Fressantel.

— Ah ! bah ! Qu’est-ce que M. de Fressantel fait dans tout cela ?

— Ce qu’il fait ! Rien encore, mais, moi, je veux lui faire épouser sa jolie tante, qui a cent mille livres de rente.

— Il faut, pour arriver à ce résultat, que j’aille à la gare du Nord ? Je n’y comprends rien du tout.

— Vous allez saisir, mon aimable tante. Jusqu’à présent, Mme de Fressantel a envoyé promener son neveu ; mais, grâce à moi, elle l’appellera bientôt son sauveur, en lui offrant son cœur, sa main et sa fortune. Cela tout simplement parce que demain matin, je vous confierai une jolie fillette de quinze à dix-huit mois que j’aurai enlevée à Mme de Fressantel ; fillette dont vous prendrez le plus grand soin, que vous cacherez à la campagne, et que nous remettrons à la maman lorsque mon honoré maître, M. Gaston de Fressantel, aura informé sa tante qu’il a retrouvé sa fille au péril de sa vie. Hein ! qu’en dites-vous ?

— Je dis que tu es un malin. Et qu’est-ce qui me donnera les trois mille francs ?

— Moi, parbleu !

— Alors, c’est qu’on l’en donnera, à toi, dix fois autant.

— J’ai là, dans mon portefeuille, un bel et bon engagement de M. de Fressantel. Ainsi, c’est entendu : demain matin, à huit heures et demie, gare du Nord, côté du départ. Ayez une voiture dans la cour pour filer rondement avec le bébé.

— C’est entendu.

— À propos, vous savez que mon bel oncle a fait des siennes !

— Quoi donc ?

— Il a tout simplement tué Mme Sarah Bernier ; vous savez, la jolie femme qui est venue un soir vous proposer l’affaire des lettres.

— Ce n’est pas possible !

— C’est si possible qu’elle est morte d’une balle qu’il lui a envoyée en pleine poitrine. Il était allé faire une descente rue de Monceau, chez la comtesse Iwacheff. Mme Bernier s’est trouvée là. Pan ! ça n’a pas été long.

— Et ma… la comtesse, il ne lui est rien arrivé ? demanda la Fismoise, pâle et tremblante.

Elle se souvenait des menaces qu’elle avait entendu proférer par le forçat contre sa sœur, et elle savait qu’il était homme à les tenir.

— La comtesse ! fit Louis en haussant les épaules, je ne crois pas, je n’en sais rien. C’est ça qui m’est égal, maintenant qu’elle m’a payé ! Il paraît que ce n’est pas d’ailleurs quelque chose de propre que cette grande dame-là !

— Malheureux ! interrompit la brocanteuse avec effroi, la comtesse est…

Mais elle arrêta à temps l’exclamation qui lui était venue aux lèvres.

Si peu respectable que fût son industrie, si peu respectable qu’elle fût elle-même, Françoise n’était pas une méchante créature ; il lui restait surtout au cœur des sentiments de famille, et ce fils qui traitait ainsi sa mère l’épouvantait.

Toutefois elle ne voulait pas livrer à Louis le secret de sa naissance ; elle craignait trop qu’il n’en abusât.

— Eh bien ! quoi ! reprit le chenapan assez étonné de l’émotion de sa tante, la comtesse vous tient au cœur à ce point-là. Alors, c’est bon, on ne l’appellera plus que « madame » et on dira que c’est la mère de l’enfant Jésus.

— Tais-toi, Louis, et rappelle-toi ce que je te dis : Ça te portera malheur de parler ainsi. La comtesse Iwacheff est une bonne femme, et si, un jour, il t’arrivait quelque chose, tu pourrais t’adresser à elle. Elle n’oubliera pas que tu lui as rendu service.

— Ah ! oui, les lettres. Ma tante, nous avons mieux que ça avec le bébé de Mme de Fressantel. Ainsi, c’est bien entendu ; à demain !

— Oui, à demain, vaurien !

Mais Louis était déjà loin.

Peu soucieux, somme toute, de revoir son oncle, il s’était décidé à ne pas demander à dîner à sa tante. Il se dirigea vers le restaurant Coquet, où il se mit à table pour attendre, en s’offrant un repas confortable, l’heure du rendez-vous du docteur qu’il n’avait pas oublié.

Vers huit heures et demie, il eut terminé et descendit, le cigare aux lèvres, les mains dans les poches et l’esprit plein de riantes pensées, vers la rue La Bruyère.

Dix minutes après, il prenait faction devant la maison que l’Américain lui avait désignée dans son billet.

Il était là depuis quelques instants à peine, songeant à ses petites affaires et souriant d’avance au succès de son expédition du lendemain, à la gare du Nord, lorsqu’il vit s’approcher de lui, sortant de l’hôtel portant le no 54, un individu dont le costume pouvait être celui d’un valet de chambre, qui lui demanda poliment :

— Vous êtes monsieur Louis ?

— Moi-même, répondit-il, flatté de ce « monsieur ».

— Le docteur vous attend.

— À ses ordres.

Et, emboîtant le pas à l’inconnu, il disparut avec lui sous la voûte de l’une des portes latérales de la maison.

L’endroit n’était d’ailleurs ni sombre ni mystérieux. C’était tout simplement le passage qui menait de la rue aux communs, et Louis, supposant que le docteur désirait qu’il ne fût vu de personne, suivait son guide sans la moindre hésitation.

Celui-ci le conduisit ainsi jusqu’à un escalier de service et, de là, au premier étage, où il lui fit prendre un long couloir, traverser deux ou trois pièces luxueusement meublées, puis l’introduisit dans un élégant boudoir, en lui disant :

— Attendez ici, je vais prévenir monsieur.

Le neveu de la Fismoise remarqua seulement alors que le personnage auquel il avait affaire était un grand diable bien découplé, quoique fort maigre, et d’une physionomie triste et sévère.

Il n’eut pas le loisir de l’examiner davantage, car celui qu’il prenait pour un des serviteurs du médecin américain sortit aussitôt en fermant la porte à clef derrière lui.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? ne put-il s’empêcher de murmurer, — il aimait à se rendre compte de toutes choses. — Bah ! le docteur ne veut pas sans doute qu’on entre ici avant lui. Voyons un peu cependant.

Et il s’approcha d’une fenêtre, pour tenter de découvrir dans quelle partie de l’hôtel il se trouvait.

Mais il venait à peine de soulever le rideau qu’il entendit la porte se rouvrir. Il se retourna vivement pour ne pas être surpris en flagrant délit d’inspection.

À son étonnement, il aperçut devant lui, au lieu du docteur Harris, une jolie personne dont le regard incisif le fit tressaillir. Il lui semblait avoir déjà rencontré ces yeux-là. Mais où et comment ? Il ne pouvait s’en souvenir.

Le même personnage qui l’avait introduit dans le boudoir était revenu avec cette étrangère, et il se tenait debout, près de la porte fermée.

Le valet de chambre de M. de Fressantel eut immédiatement le pressentiment qu’il allait lui arriver quelque chose de fâcheux.

— Vous ne me reconnaissez pas ? lui demanda jeune femme, qui était Marie Dutan.

— Non, madame, répondit-il fort troublé, car il avait déjà entendu, il en était certain, la voix de celle qui lui parlait.

— Eh bien ! moi, je vous reconnais, vous êtes le faux Jean-Marie Kervan, le voleur des lettres de maître Petrus, et vous êtes aujourd’hui au service de M. de Fressantel.

— Pincé ! gronda Louis, en reculant jusqu’au fond du boudoir ; pris au piège comme un imbécile !

— Ces lettres, vous allez me les rendre ou me dire ce qu’elles sont devenues. Pas de mensonge ou d’hésitation, ou vous êtes mort ! Philidor, vous savez ce que vous avez à faire.

Le brave clerc, car c’était lui qui jouait le second rôle dans cette scène étrange, s’approcha du jeune homme et lui mit son revolver près de la poitrine.

D’une horrible pâleur, le misérable tremblait. Comprenant que cette femme serait impitoyable, qu’elle n’avait qu’un geste à faire, il se sentait perdu.

— Mais, madame, balbutia-t-il, je n’ai plus ces lettres ; je les ai remises à la personne qui m’avait ordonné de les prendre.

— Quelle est cette personne ?

— La comtesse Iwacheff.

— La comtesse n’avait que faire de cette correspondance. Cette infamie lui a été commandée par quelqu’un. Qui est-ce ?

— Le docteur Harris, je crois, qui doit avoir les lettres.

— Savez-vous ce qu’il en a fait ?

— Je l’ignore.

— Et cet homme qui a tenté d’assassiner M. de Serville, où est-il ? Où peut-on le trouver ?

— Je ne sais pas, et je vous jure que je ne suis pour rien dans ce meurtre. J’avais même dit à la Fismoise de ne pas parler de l’affaire à Pierre, car je craignais ce qui est arrivé.

— La Fismoise ? Qui est-ce ?

— Ma tante, la sœur de Pierre.

— Alors on pourrait peut-être trouver son frère chez elle, ou du moins apprendre d’elle où il est en ce moment ?

Pour la courageuse amie de Mme de Rennepont, ce Pierre était évidemment l’homme dont parlait le billet du docteur Harris trouvé par Kervan. S’il n’était pas encore parti avec les lettres volées, tout espoir n’était pas perdu.

— Madame, répondit Louis, j’arrive de chez ma tante ; elle croit que Pierre ira chez elle ce soir, avant de partir pour Versailles.

Marie ne pouvait plus conserver aucun doute ; il fallait à tout prix empêcher l’assassin de quitter Paris.

— Vous n’avez gardé aucune des lettres de M. de Serville ?

— Aucune.


— Sapristi ! murmura Louis qui n’avait rien perdu de cette horrible scène.


— Philidor, fouillez ce garçon ; c’est moi qui vais le tenir en respect.

Pendant qu’elle menaçait de son revolver le neveu de la brocanteuse, le clerc lui enleva tout ce qu’il avait dans les poches.

Parmi ces objets se trouvait un portefeuille qu’ouvrit la jeune femme.

— Qu’est-ce cela ? demanda-t-elle à son prisonnier, en lui montrant l’engagement de M. de Fressantel.

— Rien, madame, répondit le jeune bandit effrayé de voir ainsi ses secrets lui échapper les uns après les autres. C’est une affaire entre mon maître et moi.

— Une affaire ! Quelque nouvelle infamie, quelque complot contre Mme de Fressantel. Je veux savoir ce dont il s’agit.

— Mais, madame.

— Oh ! pas de réticences, sinon je vous fais garrotter et renfermer dans un caveau d’où vous ne sortirez pas, je vous le jure. Voyons, qu’avez-vous promis à M. de Fressantel ?

— De lui faire épouser sa tante.

— Par quels moyens ?

— Ah bah ! tenez, j’aime autant tout vous dire, car je vois bien que vous êtes rudement forte.

Il comprenait qu’il n’échapperait pas à ceux qui s’étaient aussi adroitement emparés de lui, et il ne rêvait plus qu’une seule chose : se tirer de là le mieux possible.

— J’attends, fit Marie sèchement.

Il raconta alors quel projet il avait formé à propos de l’enfant de Mme de Fressantel.

— M. de Fressantel a accepté ce marché infâme ? demanda la jeune femme.

— Je n’ai pas dit à M. Gaston comment je comptais m’y prendre.

— Je veux le croire pour son honneur, mais vous allez lui faire savoir que vous renoncez à le servir à propos de son mariage. Écrivez.

Elle lui montrait sur une table un buvard ouvert, où se trouvait du papier.

Il obéit. Sous la dictée de Marie, il griffonna quelques lignes pour apprendre au baron qu’obligé de quitter Paris immédiatement, il cessait d’être son valet de chambre.

— C’est bien ! dit Mlle Dutan, en mettant sous la même enveloppe que la lettre du neveu de la Fismoise l’engagement de M. de Fressantel. C’est moi qui ferai parvenir cela à son adresse. Maintenant, écoutez-moi. Si vous voulez me servir, vous ne perdrez pas tout : je vous donnerai cinq mille francs. Oh ! vous pouvez avoir confiance en ma parole. Avec moi, au moins, vous ne risquerez pas le bagne.

— Que faut-il faire, madame ? interrompit vivement Louis alléché par la promesse d’une pareille aubaine.

— Il faut m’aider à découvrir votre oncle. Moi, j’en fais mon affaire.

— Si c’est ce soir même que je vous mets en face de Pierre ?

— Si vous faites cela, vous toucherez immédiatement la somme promise. Tenez, je l’aurai sur moi ; ce sera donnant, donnant.

Et prenant cinq billets de mille francs dans un tiroir, elle les lui montra avant de les glisser dans son corsage.

— Alors, ne perdons pas un instant, madame ; mon oncle est peut-être en ce moment même chez ma tante, Grande-Rue, aux Batignolles. Il ne faudrait pas le manquer.

— Et n’allez pas tenter quelque trahison, car, je vous le jure, au premier mouvement suspect vous recevrez deux balles dans la tête. Réfléchissez bien. À tout à l’heure.

Ces mots prononcés, Marie sortit brusquement en emmenant Philidor, qui ferma derrière lui la porte à double tour.

— Peste ! quelle gaillarde ! murmura Louis dès qu’il fut seul. Enfin, cinq mille francs, c’est toujours ça ! Quant à mon bon oncle, elle en fera ce qu’elle voudra. Si elle pouvait m’en débarrasser pour toujours !

L’ex-valet de chambre de M. de Fressantel n’eut pas le temps de se livrer à de longues réflexions. Moins d’un quart d’heure après leur départ, la comédienne et Philidor venaient le rejoindre.

Il ne put réprimer un mouvement de stupeur en les reconnaissant.

La première avait revêtu un élégant costume de vivandière sous lequel elle était plus jolie encore, et le second, coiffé d’un képi, portait une blouse serrée à la taille. En plus du revolver passé à sa ceinture, il était armé d’un chassepot.

Le neveu de Pierre n’avait pas vu qu’en rentrant dans le boudoir son intrépide geôlière avait placé sous sa tunique une épaisse et large enveloppe qu’elle tenait à la main.

— Allons, en route ! dit Mlle Dutan en faisant signe à son prisonnier de la suivre. Surtout, rappelez-vous vos promesses ! Moi, je n’oublie jamais aucune des miennes.

Moins de dix minutes après, l’étrange trio arrivait au boulevard des Batignolles.

Là, Philidor, qui avait reçu ses instructions, laissa Marie et Louis sous les arbres, pour entrer dans une sorte d’hôtel borgne que l’amie de Mme de Rennepont lui avait désigné du geste.

Resté seul avec la jeune femme, Louis eut peut-être un instant la pensée de se jeter sur elle et de lui arracher les cinq mille francs qu’elle devait avoir dans l’une de ses poches ; mais son regard, se croisa avec celui de la pseudo-cantinière, et il se tint coi. Le doigt sur la détente de son revolver, elle ne lui laisserait pas, c’était certain, le temps de faire un geste.

Décidément, le mieux était de se soumettre. Le boulevard était désert et à peine éclairé.

Pendant ce temps, Philidor retenait, dans le bouge où il était entré, deux chambres communiquant entre elles par une porte dont il eut soin de ne laisser la serrure retenue que par une seule vis.

Il avait dit au propriétaire de l’établissement que ces deux chambres étaient l’une pour lui et l’autre pour l’un de ses amis et sa femme, et comme il avait appuyé ces explications d’une pièce de dix francs, ce qui représentait le triple de la location ordinaire de ses cabinets, le maître de la maison s’était trouvé fort content et n’en avait pas demandé davantage.

— C’est fait ! dit le brave clerc, en venant retrouver ceux qui l’attendaient.

— Alors, veillez à votre tour, lui répondit Marie, je vais voir cela par moi-même. Il est nécessaire que je me rende bien compte de la disposition des lieux.

Elle disparut à son tour dans l’hôtel, pour en revenir quelques instants après et dire à Louis :

— Maintenant, conduisez-nous.

Cinq minutes plus tard, Marie et Philidor, qui — le neveu de la brocanteuse entre eux deux — étaient arrivés à l’angle de la place des Batignolles, s’arrêtèrent brusquement.

Leur guide venait de leur montrer son oncle Pierre, qui entrait dans la boutique de sa sœur. Grâce à sa phénoménale gibbosité, on aurait pu le reconnaître à plus longue distance.

— Alors, attendons, fit la jeune femme.

Elle se blottit derrière les arbres avec ses compagnons.

Il ne passait personne et le square, mal éclairé par les becs de gaz allumés seulement de loin en loin, était à peu près dans l’obscurité.

Ils étaient là tous trois depuis un quart d’heure à peu près, n’échangeant pas une parole, lorsque Louis dit tout à coup à Marie :

— Tenez, madame, je reconnais mon oncle quoiqu’il ait changé de costume ; mais, prenez garde, Pierre est aussi malin que brutal. Pour le double de ce que vous m’avez promis, je ne voudrais pas qu’il me trouvât avec vous et sût nos conventions.

— Sauvez-vous et allez nous attendre devant l’hôtel où je suis entrée tout à l’heure. J’y retournerai dans un instant. Lorsque j’en sortirai, je vous remettrai vos cinq mille francs.

Sans se le faire répéter une seconde fois, le vaurien se glissa dans l’ombre pour regagner le boulevard extérieur.

— Vous, mon brave Philidor, reprit Mlle Dutan, courez là-bas ; assurez-vous bien que la porte de communication des deux chambres s’ouvrira aisément et souvenez-vous de tout ce que nous avons décidé. Allez !

Elle avait tendu à son vieil ami une main que celui-ci pressa affectueusement dans les siennes, puis il s’éloigna.

Il était temps, Méral n’était plus qu’à une vingtaine de pas.

Marie s’avança bravement à sa rencontre.

Un instant après, elle était en face de lui.

Elle avait si bien pris ses mesures que c’est au moment même où les rayons d’un bec de gaz la frappaient en plein visage que le forçat l’aperçut.

Il n’avait conservé de son uniforme que son képi galonné. Sa tunique était remplacée par un ample vêtement qui ne dissimulait pas sa difformité, mais sous lequel elle paraissait moins exagérée.

À la vue de cette jolie cantinière qui se trouvait seule à cette heure, dans ce quartier désert, Pierre ne put s’empêcher de sourire et s’approcha vivement.

La jeune femme affecta d’être effrayée et fit un pas de retraite, ce qui décida l’Adonis à courir après elle et à l’arrêter par le bras, en lui disant :

— Eh quoi ! la belle enfant, on a peur d’un ami ! Où allez-vous donc comme ça ?

— Ma foi, répondit-elle du ton dégagé d’une fille du peuple, je n’en sais vraiment rien. Je suis sortie de chez moi pour rejoindre mon amant qui est à Montmartre, au Comité central, et je me suis perdue. Je vais rentrer tout simplement.

— Pas toute seule ? hasarda le bossu d’un air séducteur.

— Comment, pas toute seule ! riposta la vivandière en riant… Et avec qui donc ?

— Avec quelqu’un qui serait trop heureux de vous offrir son bras, un souper choisi et son cœur !

— Comme vous y allez ! Ce serait du joli si Ferdinand vous rencontrait.

— Qui ça, Ferdinand ?

— Mon homme, parbleu !

— Puisqu’il est au Comité central !

— C’est vrai, mais il m’attend.

— Eh bien ! je vous y conduirai… plus tard. Allons d’abord au café. Venez, je connais un bon petit endroit.

Tout en parlant ainsi, il serrait le bras de Marie sous le sien en l’entraînant vers le boulevard.

La cantinière, qui avait d’abord résisté, se laissait conduire ; mais en arrivant sur le pas de la porte du cabaret où son guide voulait la faire entrer, elle lui dit :

— Oh ! non, pas là ! J’y suis déjà venue avec Ferdinand : il le saurait et je recevrais demain mon affaire.

— Alors allons chez vous ! Ça vous va-t-il ? Je vais prendre des victuailles.

— Eh ! oui, fit-elle, comme si elle cédait subitement à l’un de ces entraînements qu’éprouvent parfois les filles. Faites vite.

— Vous n’allez pas vous sauver ?

— Que vous êtes bête !

Ravi de cette réponse, qui était pour lui une sorte de déclaration, l’amoureux disparut dans la boutique.

Restée seule, Marie fit appel à tout son courage.

Elle ne se dissimulait pas qu’elle allait jouer gros jeu, mais, de son cœur, les noms d’Armand et de Mme de Rennepont lui montèrent aux lèvres, et lorsque Pierre revint, il la trouva souriante.

Le monstre était chargé de vivres et de bouteilles. Elle prit son bras et l’entraîna vers l’hôtel où Philidor les attendait.

Parvenue sur le seuil du bouge, elle entra résolument et, disant à son odieux compagnon de la suivre, elle gravit l’escalier comme s’il lui était familier.

Arrivée au premier, elle se dirigea vers la chambre dont, quelques instants auparavant, elle avait laissé la porte entr’ouverte. Elle y entra, alluma la bougie qui était sur la cheminée et, après avoir introduit Pierre, poussa le verrou derrière lui.

L’endroit où la courageuse jeune fille s’enfermait en si bonne compagnie était une de ces chambres à demi meublées, comme on en trouve dans ces hôtels sordides où on loge à la nuit. Un lit, un mauvais canapé, appuyé justement sur la porte de communication avec la chambre voisine, un lavabo, une commode et, au milieu, un guéridon recouvert d’un tapis jadis rouge. À la croisée, un rideau de damas effrangé.

Mlle Dutan ne fît pas même attention à cette misère. Quant à Méral, il était superbe de fatuité. Cette chambre lui semblait un paradis. L’horrible personnage qui, nous le savons, avait toujours eu des prétentions au rôle de Lovelace, ne doutait pas qu’il eût séduit la jolie cantinière, et il ne songeait qu’à être digne de sa bonne fortune.

Il avait commencé par se débarrasser de ses victuailles et de ses bouteilles pour les aligner triomphalement sur la table.

Au même instant, un bruit de chaises dans la pièce d’à côté avertit Marie que Philidor était à son poste.

— Tiens, nous avons des voisins ! dit-elle. Parlons bas alors.

Pierre, qui s’était approché d’elle, l’avait prise galamment par la taille.

— Oh ! pas si vite, fit-elle en le repoussant doucement et en riant. Mangeons d’abord ; je meurs de faim.

— Et moi d’amour, soupira le forçat.

— Nous causerons de cela plus tard ! En attendant, soyez sage, gros farceur ! Tenez, asseyez-vous là sur le divan, en face de moi, et faites les honneurs.

Elle avait pris sur la commode des verres et des assiettes et les avait posés sur la table.

Au comble de la joie, car le ton et les façons de faire de sa conquête lui permettaient de tout espérer, le monstre s’assit à la place que sa compagne lui avait désignée.

Renversé sur le divan, il la dévorait des yeux. Son visage avait une expression hideuse de brutale lubricité. Bien qu’elle se sût à l’abri de tout outrage, Marie avait besoin d’en appeler à son énergie pour dissimuler son trouble.

— Allons, versez-moi à boire, lui dit-elle, en s’asseyant en face de lui.

Sans la quitter du regard, l’Adonis remplit le verre qu’elle lui tendait.

— Là, c’est fait ! cria-t-elle aussitôt, en portant le verre à ses lèvres.

Au même instant Pierre vit comme un nuage rouge lui passer devant les yeux et fut renversé brusquement en arrière.

Au signal, de la jeune femme, Philidor qui, depuis quelques instants, tenait la porte de communication entrouverte, avait jeté autour du cou du misérable un lacet de soie qui l’étranglait.

L’attaque avait été si soudaine que le frère de la Fismoise n’avait pu se rendre compte de rien.

Les yeux démesurément ouverts, les bras allongés sans force le long du corps, il suffoquait.

D’une main vigoureuse, l’intrépide clerc le maintenait renversé sur le canapé. Il râlait.

L’amie de Mme de Rennepont, qui avait repoussé la table de côté, se précipita sur Méral ; en dix secondes elle ouvrit son paletot et en visita les poches. L’une d’elle renfermait un pli volumineux.

Elle s’en saisit, déchira l’enveloppe et poussa un cri de joie.

Les papiers volés chez M. de Serville étaient entre ses mains. La générale était sauvée !

Sans perdre une minute, elle tira de son sein cette lettre qu’elle y avait cachée en venant rejoindre Louis dans son boudoir, et la glissa dans la poche du forçat.

— Est-ce qu’il est mort ? demanda-t-elle ensuite à Philidor.

— Non, répondit celui-ci : mais si je ne le délivre pas, il n’en a plus pour longtemps.

En effet, le bossu, d’une pâleur livide, ne faisait pas un mouvement.

On entendit au même instant des roulements de tambour.

C’était un régiment de fédérés qui rentrait dans Paris, après une désastreuse sortie sur Asnières.

— Alors, ordonna Marie, ôtez-lui ce filet et venez. N’oubliez pas que je suis votre femme ou votre maîtresse.

Et précédant son courageux auxiliaire, elle s’élança hors de la chambre pour descendre rapidement l’escalier.

Philidor la rejoignit sur le boulevard.

Les défenseurs de la Commune passaient devant l’hôtel.

— Où est votre commandant ? demanda la cantinière à l’un des soldats.

— C’est moi, citoyenne, fit un superbe colonel.

— Un mot, je vous prie.

— Bien volontiers, répondit galamment le chef fédéré, qui avait remarqué la beauté de son interlocutrice.

— Écoutez, poursuivit-elle, en attirant l’officier à l’écart ; je crois que vous pouvez rendre un grand service à la Commune. Il y a un instant, j’étais avec mon amant dans une chambre de cet hôtel en face, et nous avons entendu, dans la pièce voisine de la nôtre, deux hommes qui parlaient d’un complot pour livrer Paris.

— Ça n’est pas possible !

— C’est si possible que l’un d’eux doit partir cette nuit. N’est-ce pas, Ferdinand ? Ils parlaient de papiers à porter à Versailles.

— Certainement, affirma Philidor.

— Ils sont là tous deux ? demanda le commandant.

— Oui, dans cette chambre où vous voyez de la lumière. Il y en a encore au moins un, car, si j’ai bien entendu, il me semble que l’un des deux allait filer.

— Nous allons voir ça. Merci, citoyenne !

Et, ordonnant à une demi-douzaine de ses hommes de le suivre, le fédéré s’élança dans l’hôtel et en gravit lestement l’escalier.

— Venez, dit Marie au clerc de Me Labbé ; si le misérable se tire de là, c’est que Dieu lui-même voudra lui faire grâce.

Elle avait pris le bras de son compagnon et s’était éloignée déjà de quelques pas, lorsqu’elle reconnut Louis qui s’approchait d’elle.

Sans attendre qu’il lui adressât la parole, elle tira de son corsage cinq billets de banque et les lui tendit en disant :

— Vous avez tenu votre promesse, je tiens la mienne. Surtout ne tentez rien contre Mme de Fressantel.

— Il n’y a pas de danger, répondit le neveu de la Fismoise en faisant disparaître les précieux chiffons dans sa poche. Ce qui est juré est juré ! Et puis, voyez-vous, j’aime mieux être de vos amis que de vos ennemis, car vous êtes une rude petite femme !

Mlle Dutan s’était déjà éloignée. Il lui tardait d’aller rassurer Mme de Rennepont.

— Eh bien, bon voyage ! dit philosophiquement le jeune gredin. Mais qu’est-ce qu’elle a pu dire à l’officier ? J’ai idée que mon excellent oncle file là-bas un vilain coton. Allons donc voir ça jusqu’au bout.

Pendant ce temps-là, le chef des fédérés avait pénétré dans la chambre où l’horrible Pierre, à peu près revenu à lui, cherchait à se rendre compte de ce qui s’était passé.

La vue des soldats lui fit faire un soubresaut d’étonnement que leur chef prit pour un mouvement de terreur, et il ordonna aussitôt à ses hommes de se jeter sur le forçat.

— Que me voulez-vous donc ? grommela le hideux personnage qui ne s’expliquait pas cette agression. Je suis le capitaine Méral, du 73e.

— Je sais que tu es un traître, riposta le commandant. Tenez-le bien, vous autres !

Il se mit à le fouiller avec dextérité.

Le frère de la Fismoise tentait vainement de résister, et lorsque le fédéré tira de sa poche non seulement le pli dans lequel Pierre croyait que se trouvait la correspondance de Mme de Rennepont, mais encore les billets de banque et les rouleaux d’or qu’il avait volés chez la Louve, le misérable rugit de colère.


— Ma mère ! ma mère ! bégaya-t-il en tendant les bras.


— Ah ! traître ! canaille ! lui dit le communard, tu étais recommandé au général de Rennepont pour le renseigner sur l’état de la défense de Paris, et tu allais t’entendre avec lui pour livrer une de nos portes. De plus, tu es certainement un voleur. Ton affaire est claire. En route pour la cour martiale !

C’était, en effet, par une lettre des plus compromettantes adressée au général de Rennepont que Marie avait remplacé, dans la poche du bossu, la correspondance amoureuse de Fernande.

— Moi, traître ! Vendre Paris ! bégaya le monstre avec épouvante. Ça n’est pas vrai ! Ces lettres-là sont des lettres de femmes et…

— Assez ! Et cet argent, ces bijoux, c’est sans doute aussi une femme qui te les a donnés ! Marche, ou je vais le faire flanquer immédiatement une douzaine de balles dans la tête.

Méral se sentait perdu, car il comprenait bien que s’il disait la vérité à propos des billets de banque et des bijoux, les fédérés ne lui pardonneraient pas plus son vol que la trahison dont ils le croyaient coupable.

Il était tellement abattu par la terreur que deux hommes furent obligés de l’entraîner de force et de le porter jusque sur le boulevard.

Les soldats, qui savaient déjà ce dont il s’agissait, l’accueillirent par des imprécations de colère, et vingt fusils s’abaissèrent vers lui.

Leur chef parvint à les maintenir un instant.

— Grâce ! suppliait l’assassin d’Armand de Serville ; grâce ! conduisez-moi au Comité central, je dirai tout. Vous vous trompez, citoyens, grâce !

— Non, pas de grâce ! hurlèrent les fédérés, encore sous le coup de la défaite qu’ils avaient éprouvée à Asnières. À mort le traître ! À mort le voleur qui déshonore la Commune ! C’est le peuple qu’il a trahi, c’est au peuple à faire justice ! À mort !

L’officier chercha vainement à s’interposer entre ses hommes et le prisonnier. On le lui arracha des mains, on le traîna à travers le boulevard jusqu’au mur d’un jardin qui se trouvait justement en face de l’hôtel.

Aussitôt dix coups de feu retentirent, la foule y répondit par un cruel hurrah, et Pierre tomba foudroyé.

— Sapristi ! murmura Louis qui n’avait rien perdu de cette scène ; mon pauvre oncle qui narguait la guillotine ! En voilà une fin à laquelle il ne s’attendait pas ! Décidément, il vaut mieux être bien que mal avec la petite dame.

Et, plus ému qu’il ne voulait se l’avouer à lui-même, le neveu de la Fismoise descendit vers Paris en courant.

Une heure plus tard, Mme de Rennepont recevait de Marie elle-même ces lettres que le docteur Harris avait tenté de faire parvenir à son mari, dans l’espoir que le général, convaincu du départ des deux amoureux pour le Havre, quitterait son poste pour les poursuivre.

C’était compter sans le respect aveugle de M. de Rennepont pour ses devoirs de soldat.

Quoi qu’il en fût, la jeune femme n’avait plus d’inquiétude qu’à propos de M. de Serville, toujours détenu à la prison de la Santé.

Elle n’avait pas oublié non plus d’écrire à Mme de Fressantel et de lui faire parvenir l’étrange contrat qu’elle avait enlevé au domestique de son neveu.

Au même moment, Gaston fermait ses malles, tout surpris qu’il fût de ne pas revoir son valet de chambre qui lui avait promis, on s’en souvient, d’être rentré au point du jour.

Vers huit heures on sonna, le baron dut aller ouvrir lui-même à un commissionnaire, qui lui remit une large enveloppe dont le contenu lui causa immédiatement la plus violente émotion.

C’était d’abord l’engagement honteux qu’il avait si imprudemment signé la veille à Louis, puis le billet laconique que Marie Dutan avait dicté au neveu de la Fismoise, billet par lequel celui-ci annonçait à son maître qu’il ne devait plus compter sur lui, et enfin les deux lignes suivantes de Mme de Fressantel :


« Monsieur, je sais quelle lâche infamie vous aviez projetée de complicité avec votre domestique. Sans le secours d’une amie dévouée, je serais devenue votre victime.

« Je quitte Paris, en espérant de ne plus jamais vous rencontrer. »


— Ah ! le misérable ! s’écria Gaston en déchirant ces lettres avec colère. Ne sachant comment tenir sa promesse, il m’a trahi ! Cette fois, tout espoir est bien perdu ! Que faire ? Que devenir ? Eh bien ! tant pis. Moi aussi, comme du Charmil, je vais me jeter dans la mêlée. Peut-être y trouverai-je la balle que j’aurais dû depuis longtemps me loger dans la tête.

Et fou, désespéré, laissant là ses bagages, le baron sortit brusquement de chez lui pour rejoindre son ami au ministère de la Justice, dont il était devenu un des hauts fonctionnaires.

À la même heure à peu près, une discussion des plus violentes avait lieu, Grande-Rue, aux Batignolles, entre la Fismoise et son neveu.

Celui-ci était arrivé chez elle avant huit heures pour l’empêcher de se rendre à la gare du Nord, ainsi qu’elle devait le faire selon ce qui était convenu entre eux.

Il ignorait que sa tante, informée, avec force détails, par les gens du quartier, de l’exécution sommaire qui avait eu lieu la veille sur le boulevard extérieur, avait immédiatement reconnu son frère dans le fusillé, et que, prise d’une véritable épouvante, car elle craignait qu’on ne l’accusât d’être le complice du traître, elle avait tenté de se réfugier chez sa sœur, la comtesse Iwacheff, rue de Monceau.

Mais là, Jeanne, toujours en proie à une exaltation touchant à la folie, l’avait à peine reconnue, et, ne répondant à toutes ses questions que par les noms murmurés avec effroi de Justin, du docteur, d’Armand, de Pierre et de Louis, elle l’avait brutalement chassée.

Mise au courant de ce qui s’était passé vingt-quatre heures auparavant par les gens de l’hôtel, Françoise s’était alors enfuie pour retourner aux Batignolles, et, comme, en y arrivant, elle trouva Louis, elle s’écria :

— C’est toi, canaille, qui es cause de tout le mal ! Ton oncle, furieux, a maltraité sa… la comtesse Iwacheff ; il a voulu se venger sur elle du mauvais tour que tu lui as joué dans l’affaire des lettres ; il l’a maltraitée, volée. Et lui, on l’a fusillé hier soir.

— Ah bah ! fit le vaurien avec un mouvement de surprise admirablement joué. Pourquoi donc ?

— On a trouvé sur lui, dit-on, des papiers adressés à un général de Versailles et un tas de bijoux avec des billets de Banque. Il avait pris tout ça rue de Monceau. Alors, on l’a collé au mur comme un traître. Sans toi, Pierre n’aurait pas tué Sarah, ni volé ta mère !

— Comment, ma mère ?

— Oui, mauvais chenapan, ta mère, la comtesse Iwacheff, ma sœur ! Je t’avais bien dit que cela te porterait malheur de parler d’elle comme tu l’as fait.

Un instant abasourdi par cette révélation, Louis revint bientôt à son caractère de cynique gavroche, et il répondit :

— Eh bien ! tant pis, après tout ! Avec ça que l’oncle Pierre ne devait pas aller un jour ou l’autre rue de Monceau ! Je l’ai bien entendu un soir qu’il en parlait. C’est une drôle de maman tout de même que j’ai là. Il y a vingt ans qu’elle m’a abandonné, flanqué sur le pavé, et vous voudriez que j’aie pour elle de la reconnaissance, que je la bénisse, peut-être bien !

— Chenapan ! est-ce que je ne t’ai pas recueilli, moi ? Est-ce que je ne t’ai pas élevé, nourri, habillé ! Tu ne crois pas que j’ai fait tout, ça avec mon argent !

— Ah ! vous, ma bonne tante, vous, c’est autre chose ; mais elle !

— Tais-toi, tais-toi ! Tu n’es qu’un monstre. Tu finiras mal, c’est moi qui te le dis.

— En attendant, mon excellente tante, comme je n’aime pas les scènes de famille, bien le bonjour ! Je viendrai vous revoir quand vous serez plus aimable.

Et, sans attendre la réponse de la marchande à la toilette, le jeune misérable, dans les veines duquel coulait bien le sang maudit des Méral, ouvrit brusquement la porte de la boutique pour s’élancer dans la rue et redescendre dans Paris.