Marmorat (p. 535-546).

XIII

Anges et démons.



Conduit de chez lui à la Préfecture de police, M. de Serville ne comparut pas devant Raoul Rigault, mais tout simplement devant un de ses secrétaires.

Lorsqu’il se vit en présence d’un jeune homme imberbe, à la physionomie fine, intelligente, gouailleuse, il ne s’imagina pas un seul instant qu’il y eût rien de grave dans son arrestation, et il dut croire forcément qu’elle n’était que le résultat d’une erreur, dont le fonctionnaire de la Commune allait aussitôt s’excuser.

Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’il l’entendit au contraire lui demander sèchement son nom et sa profession !

— Vous devez me connaître, répondit-il en s’efforçant de se rendre maître de son indignation, puisque le mandat d’amener qui a été mis sous vos yeux est signé : Raoul Rigault.

— C’est possible que je vous connaisse, riposta l’étrange secrétaire, mais si je vous interroge, c’est que j’ai mes raisons pour cela !

Armand eut d’abord l’idée de tourner le dos à son interlocuteur, tant il lui semblait indigne d’un homme tel que lui de discuter avec un personnage qui semblait si peu sérieux ; mais en pensant à Mme de Rennepont, il se contint encore et répondit :

— Armand de Serville, peintre, 124, rue d’Assas.

— Vous êtes décoré, sans doute par l’ex-empereur ?

— Je suis décoré parce que je me suis battu contre les ennemis de la France ; parce que, à l’affaire du Bourget, j’ai reçu une blessure qui m’a retenu deux mois au lit. Comme je suppose, en tout cas, que je n’ai pas été arrêté parce que je suis chevalier de la Légion d’honneur, je vous serai obligé de m’instruire des motifs de cet acte arbitraire.

— La Commune ne fait rien d’arbitraire, s’écria le jeune homme d’un ton théâtral, et puisque vous le prenez de la sorte, citoyen, on va tout simplement vous coffrer… en attendant mieux.

— Dites-moi au moins !…

— Rien du tout !

Et il poursuivit, en s’adressant aux gardes qui entouraient le prisonnier :

— Écrouez le citoyen Serville à la prison de la Santé. S’il résiste ou tente de s’enfuir, brûlez-lui la cervelle !

L’artiste était pâle de colère et certes, s’il n’avait pas songé à celle qu’il aimait il se serait jeté sur le jeune communard pour l’étrangler, au risque de payer de sa vie cet acte de justice, mais il comprit que toute lutte serait inutile. Le représentant de Raoul Rigault avait sur sa table un revolver dont il n’aurait pas hésité à se servir, et il se sentait serré de près par ses gardes.

Alors, sans ajouter un seul mot, il fit signe aux fédérés qu’il était prêt à les suivre, et, reprenant sa place au milieu d’eux, il sortit la tête haute.

Que le lecteur ne s’imagine pas que nous traçons ici un tableau de fantaisie et que, par esprit de parti ou pour le besoin de notre drame, nous assombrissons les teintes.

C’est absolument ainsi que les choses se passaient dès les premiers jours à la Préfecture de police, mais aujourd’hui que bien des années se sont écoulées depuis cette époque, nous ne voulons pas revenir sur ce passé douloureux, étant de ceux qui préfèrent oublier le mal.

M. de Serville, qui ne se doutait pas de la situation où était Paris depuis deux jours, fut aussi surpris que furieux d’être ainsi séparé, pour longtemps peut-être, de ceux qui comptaient sur lui.

Quand il se vit enfermé à la Santé, après avoir reconnu dans celui qui l’avait arrêté l’ex-intendant de la Marnière, il pensa devenir fou. Il ne reprit un peu de courage qu’en s’apercevant du nombre d’hommes honorables, qui, comme lui, étaient prisonniers, sans connaître les causes de leur arrestation. Néanmoins, il passa une nuit terrible.

La pensée que Fernande était seule, livrée aux misérables qui avaient juré sa perte, le torturait, et il est certain qu’il se serait livré à quelque acte de violence pour tenter de fuir, s’il n’avait reçu le lendemain matin quelques lignes qui le rassurèrent un peu.

Un des gardiens, en ouvrant sa cellule, lui glissa un billet qu’il reconnut aussitôt pour être de l’écriture de Mlle Dutan.


« Du calme, de la patience, lui écrivait la jeune fille ; j’ai vu votre amie et je vous sauverai tous deux. »


C’est que Marie, elle, n’avait pas perdu la tête.


— Vous dites ? Un affreux bossu du nom de Pierre. Sapristi ! c’est mon oncle !


La volonté de sauver Armand et d’être utile à Mme de Rennepont, de lui prouver sa reconnaissance ainsi que son affection, l’armait d’une énergie virile. Avec son imagination romanesque, elle remerciait le ciel de lui donner un semblable rôle à jouer.

Elle ne considérait pas les obstacles ; elle était prête à affronter toutes les colères et tous les dangers. Elle ne voyait que le but à atteindre…

Il lui sembla d’abord que la femme du général devait être mise au courant de ce qui s’était passé. Aussi, sans perdre un instant, alla-t-elle la trouver.

Elle n’avait pas oublié de glisser dans son corsage un petit revolver, afin de se défendre en cas de besoin.

Bien convaincue maintenant que le docteur Harris n’était pas étranger aux malheurs qui accablaient ses amis, elle était décidée à le démasquer.

Le récit des scènes terribles qui s’étaient passées rue de Monceau glaça d’épouvante Mme de Rennepont. En apprenant l’arrestation de M. de Serville, elle se mit à fondre en larmes et se pensa perdue.

Ce n’était pas seulement l’ami dévoué qu’on lui avait enlevé, c’était aussi le protecteur sur lequel elle comptait, et cette séparation avait lieu juste au moment où elle se disposait à quitter Paris, car elle ne s’y croyait plus en sûreté.

Le peintre lui avait fait comprendre que si les fédérés apprenaient qu’elle était la femme de l’un des généraux appelés à les combattre, ils seraient pour elle sans pitié. Il l’avait ainsi décidée à aller rejoindre son mari.

Partir maintenant ne lui était plus possible ; elle ne voulait pas même, au prix de sa vie, abandonner Armand à ceux qui avaient osé le jeter en prison sans même avoir l’ombre d’un prétexte à invoquer.

M. de Serville, en effet, était loin d’être un homme politique, à quelque titre que ce fût.

Tout entier à son art, il n’avait jamais songé à se mettre en avant. Donnant à ses confrères, moins connus que lui, une leçon de bon sens et de modestie, il était resté loin de toutes les manifestations. Il avait horreur de la réclame et du bruit. Plein de dignité et de respect pour lui-même, il n’admettait pas qu’un artiste se fit un marchepied de son nom pour arriver à des fonctions publiques, afin de se faire ensuite un levier de ces mêmes fonctions dans le but d’augmenter le prix de ses œuvres.

Il n’était enfin d’aucun parti. Ses opinions pouvaient se résumer ainsi : l’amour du beau ! On ne lui connaissait pas d’ennemis. Son arrestation ne pouvait donc pas avoir une cause politique.

Voilà ce que Mme de Rennepont, en proie au plus violent désespoir, déclara tout d’abord à Marie Dutan.

— Tant mieux ! dit la jeune fille en s’efforçant de rendre quelque courage à son amie, tant mieux ! Moins le champ sera vaste, plus nos recherches seront faciles. Il me paraît certain que le vol de vos lettres n’est qu’une vengeance toute personnelle, et que M. de Serville n’a été arrêté que pour vous priver de son aide.

— Pauvre Armand ! soupira Fernande, j’en suis bien convaincue.

— Cependant, poursuivit Marie, je ne crois pas qu’il s’agisse là d’une simple vengeance de femme. Je parierais que ce n’est pas Mme Bernier qui a eu l’idée de cette infamie. Il est possible qu’on ait excité sa jalousie, sa haine, tous ses mauvais sentiments enfin ; mais dans quel but ? C’est ce qu’il faudrait savoir ! Où est le général ?

— Il est à Versailles et doit prendre le commandement, s’il ne l’a pas déjà pris, d’une des divisions destinées à opérer contre l’insurrection.

— Oh ! alors, je crois que je comprends tout !

— Que voulez-vous dire ?

— Rien ! Il faut rejoindre votre mari.

— Y pensez-vous ? Laisser seul M. de Serville !

— Il ne court aucun danger et sera plus calme dès qu’il vous saura partie. D’ailleurs, il est indispensable que vous surveilliez l’entourage de M. de Rennepont pour le cas où on voudrait lui faire parvenir vos lettres. De plus, réfléchissez : que dirait le général s’il ne vous voyait pas arriver ?

— C’est juste ! Mais comment partir ?

— Les femmes et les enfants peuvent encore quitter Paris assez facilement par le chemin de fer du Nord. Vous vous arrêterez à Saint-Denis, d’où vous gagnerez aisément Versailles. Croyez-moi, partez ce soir même ou demain matin. N’ayez sur vous aucun papier portant votre nom ; c’est la seule précaution à prendre.

— Soit ! je partirai demain.

— Encore autre chose ! Je vous ai dit que Mme Sarah, avant de mourir, avait prononcé certains noms, ces même noms d’ailleurs que murmure la comtesse Iwacheff dans sa folie : « Louis, de Fressantel, le docteur », et plusieurs autres. Ce M. de Fressantel était l’ami de Mme Bernier ; le connaissez-vous ? C’est un homme de votre monde.

— Non, je ne l’ai jamais vu. C’est peut-être un parent du pauvre général de Fressantel, un des héros de Reichshoffen ; il a été blessé mortellement dans cette terrible journée.

— Il faut cependant que je trouve son adresse.

— La veuve du général de Fressantel doit la connaître, si ce M. de Fressantel que vous cherchez est son parent. Elle est à Paris ; du moins, elle y était encore hier. C’est ce que m’a dit Me Leroux, son notaire, qui est aussi le mien.

— Où demeure-t-elle ?

— Rue de l’Université, 82 ou 84.

— J’y cours. Si M. de Fressantel est son parent, tout espoir n’est peut-être pas perdu. Bon courage ! Je vous verrai ce soir, mais faites tous vos préparatifs pour fuir demain.

Moins d’un quart d’heure plus tard, Mlle Dutan sonnait à la porte de Mme de Fressantel dont elle avait facilement trouvé l’hôtel. La jeune veuve était chez elle.

Afin d’être reçue sans difficulté, la jolie comédienne fit passer sa carte sur laquelle elle avait écrit, au-dessous de son nom : « De la part de Mme la générale de Rennepont. »

Mathilde, qui savait que M. de Rennepont avait été l’ami et le frère d’armes de son mari, s’empressa, en effet, de donner l’ordre d’introduire l’envoyée de la générale, bien qu’elle ne se doutât pas de ce que celle-ci pouvait lui vouloir.

— Je vous demande pardon, madame, dit gracieusement Marie, en refusant du geste le fauteuil que Mme de Fressantel lui offrait ; je n’ai qu’un simple renseignement à réclamer de votre obligeance.

— Je serais trop heureuse, mademoiselle, d’être agréable à Mme de Rennepont et à vous-même, répondit Mathilde. De quoi s’agit-il ?

— Ma question va vous sembler bien étrange, à cause même de sa simplicité : Mme de Rennepont désirerait savoir si vous avez à Paris un parent portant le même nom que vous.

— Oui, parfaitement, fit la jeune femme assez intriguée : M. Gaston de Fressantel, mon neveu.

— Où demeure-t-il, je vous prie ? Oh ! ne craignez rien pour votre parent ; il ne s’agit que de lui demander ce qu’est devenu un de ses amis dont le sort préoccupe la générale.

Marie Dutan avait un trop complet sentiment des convenances pour vouloir instruire Mme de Fressantel des relations que son neveu avait eues avec Sarah Bernier ; elle ne voulait pas même prononcer ce nom.

— M. de Fressantel demeure rue du Helder, 6.

— Pensez-vous qu’il soit chez lui en ce moment ?

— Je le crois, car nous devons quitter Paris demain. Comme moi, il fait ses préparatifs de départ. Si vous étiez venue quelques instants plus tôt, vous auriez rencontré ici Louis, son valet de chambre, qui vous eût plus exactement renseignée.

— Louis, dites-vous, madame ?

— Oui, Louis.

Ce qui surprenait Marie, c’était que le valet de chambre de M. de Fressantel, l’amant de Sarah Bernier, portât un des noms que la Louve, l’amie de la morte, répétait dans sa folie.

Il lui semblait que, pas à pas, elle retrouvait les anneaux de cette chaîne mystérieuse dont on enveloppait Mme de Rennepont et qu’elle les reliait les uns aux autres. Mais comme elle ne voulait pas que la jeune veuve pût se douter du curieux travail qui se faisait dans son esprit, elle s’empressa de lui répondre :

— Enfin, qu’importe ! Il ne me reste plus qu’à vous remercier et à vous réitérer toutes mes excuses.

Ces mots prononcés, Marie Dutan prit congé de Mme de Fressantel et remonta en voiture, en donnant à son cocher l’ordre de la conduire rue du Helder.

Arrivée là, elle baissa son voile de dentelle, voile si épais qu’il était presque un masque, sauta à terre et demanda au concierge si le baron était chez lui.

— Je l’ignore, répondit cet homme ; si madame veut monter au premier, le valet de chambre y est.

Sans hésiter, elle gravit l’escalier et sonna.

On lui ouvrit aussitôt et, à la vue du domestique de Gaston, elle réprima un mouvement involontaire de stupeur.

Bien qu’elle ne l’eût vu que deux fois rue d’Assas, la première devant l’hôtel d’Armand, le jour où elle y était allée avec Mme de Rennepont pour retrouver le général, et la seconde le lendemain, alors qu’il était installé dans la maison, elle reconnut de suite le faux marin qui s’était introduit chez M. de Serville sous le nom et le costume du neveu de Kervan, c’est-à-dire le voleur des lettres de la générale et le complice de la tentative d’assassinat dont le peintre avait été l’objet.

Pleine de résolution et d’énergie, elle eut d’abord la pensée de refermer vivement la porte derrière elle et d’exiger du misérable l’aveu de son crime ; mais elle réfléchit que Louis n’était peut-être pas seul dans l’appartement ; qu’un acte de violence pourrait, de plus, ne rien lui apprendre de ce qu’il lui importait tant de savoir, et elle se contint pour lui demander simplement si M. de Fressantel était chez lui.

— Non, madame, répondit le neveu de la Fismoise, monsieur vient de sortir. Je ne pense pas qu’il rentre avant ce soir, fort tard.

C’était bien la voix du faux Jean-Marie Kervan ; aucun doute n’était plus possible.

— Si madame veut laisser sa carte ou dire son nom ? reprit le valet de chambre.

— Non, c’est inutile. J’écrirai à M. de Fressantel.

Et, retenant soigneusement sa voilette sur son visage, elle se hâta de regagner sa voiture, dans laquelle elle monta en donnant l’ordre de la conduire rue de La Bruyère, où elle demeurait.

Louis, que la visite de la jeune femme n’avait pas autrement préoccupé, continuait pendant ce temps-là à préparer les bagages de son maître, car celui-ci, grâce au sauf-conduit que lui avait procuré du Charmil, espérait bien quitter Paris en même temps que sa tante, par le chemin de fer du Nord, et ne pas en être réduit à se grimer, à se laisser glisser du haut des remparts, ou à s’échapper par les égouts, ainsi que le projetaient quelques-uns de ses amis aux abois.

La Commune venait, en effet, de décréter que tous les hommes de vingt à trente-cinq ans feraient partie des régiments de marche, et ces innombrables inutiles, que les débuts du mouvement insurrectionnel avaient si fort égayés, ne riaient plus. Ils en comprenaient enfin les dangers ; mais, au lieu de se grouper pour les combattre, ils ne songeaient qu’à la fuite.

Le jeune valet de chambre fut tout à coup surpris au milieu de ses emballages par la rentrée de son maître, qu’il n’attendait pas aussi tôt.

M. de Fressantel était pâle et défait, au point que son domestique s’en aperçut immédiatement et lui demanda ce qui lui était arrivé,

— Il m’est arrivé que tu as fait tuer Sarah, lui répondit sèchement le baron.

— Que dites-vous là, monsieur ?

— Ce qui n’est que trop vrai. Je voulais bien me débarrasser d’elle, mais non point au prix d’un assassinat, car voilà le résultat de ta lettre à M. de Serville. Il a couru après Mlle Bernier, l’a trouvée chez la comtesse Iwacheff, et comme, au moment même, l’hôtel a été envahi, il a voulu défendre ces deux femmes, et Sarah a été tuée par l’officier qui commandait les fédérés, un affreux bossu du nom de Pierre.

— Vous dites ?

— Un affreux bossu du nom de Pierre.

— Sapristi ! c’est mon oncle ! murmura Louis en devenant tout pâle ; que le diable l’emporte !

— Qu’as-tu donc à ton tour ? fit Gaston,

— Rien, répondit le chenapan ; je suis tout simplement abruti de ce que vous me racontez là.

La vérité est qu’il était épouvanté. Il sentait déjà le forçat à ses trousses, et, sans chercher à s’expliquer comment son oncle était devenu subitement officier de fédérés, ni pourquoi il s’était introduit chez la comtesse Iwacheff, il ne voyait qu’une chose : qu’il était vivant ; il n’en craignait qu’une autre : qu’il cherchât à se venger de lui comme il s’était vengé de Sarah Bernier.

— Tu comprends, reprit le baron en arrachant le neveu de la Fismoise à ses réflexions, que j’ai maintenant une raison de plus pour quitter Paris sans retard. Que t’a dit Mme de Fressantel ?

Mme de Fressantel est prête à partir demain.

— Mes malles sont-elles faites ?

— À peu près ; tout sera bientôt fini.

— Alors nous prendrons le premier train, celui de neuf heures, demain matin, à la gare du Nord. J’irai prévenir ma tante ce soir.

— C’est entendu, monsieur ; seulement j’ai à faire ce soir une course fort importante.

— Ah ! où cela ?

— Je le dirai plus tard à monsieur ; mais si je ne le revois pas aujourd’hui, il peut être certain que ce n’est pas moi qui le retarderai. Je serai ici de bonne heure.

Le fait est que Louis ne tenait pas moins que son maître à s’éloigner ; il y tenait même davantage, pour les raisons que nous venons de dire ; seulement, comme c’était un garçon absolument pratique, la terreur qu’il avait de Pierre ne lui faisait rien abandonner de ce qu’il avait arrêté dans son esprit à l’égard de Mme de Fressantel, et il avait à voir son excellente tante, pour la prier de l’aider dans l’exécution de son projet.

— Alors, à ce soir ou à demain matin ! lui dit son maître en rentrant dans sa chambre,

— Pardon, monsieur, fit-il en le suivant ; nous avons un petit compte à régler.

— Quel compte ?

— Mais pour l’affaire en question.

— Quelle affaire ?

— Celle de Mme de Fressantel ! Vous voulez toujours l’épouser ?

— Plus que jamais.

— Alors monsieur le baron n’a pas oublié que je lui ai promis de faire réussir son mariage ?

— C’est vrai, mais tes moyens me semblent violents, et je ne sais trop si je dois continuer à accepter les services. La fin de cette pauvre Sarah me pèse sur le cœur. Si je ne t’avais pas dit combien je tenais à en être débarrassé, tu n’aurais pas écrit à son ancien amant… et elle vivrait encore.

— Oh ! n’ayez nulle crainte, monsieur ; il ne s’agit ni de voler, ni de tuer personne ; mais dans huit jours, votre tante vous offrira elle-même sa main et ses cent mille livres de rente.

— Tu es fou ! Comment t’y prendras-tu ?

— Ceci est mon secret.

— Et sans qu’elle y soit contrainte, en toute liberté, Mme de Fressantel m’épousera ?

— Sans qu’elle y soit contrainte. Elle vous aura, au contraire, une reconnaissance immense.

— Alors, agis à ta guise, mais tu sais ! pas la moindre violence envers Mme de Fressantel.

— C’est promis et convenu. Seulement, monsieur comprend qu’un service semblable ne se rend pas pour rien.

— Tu as raison, fais ton prix.

— Je veux vingt mille francs.

— Vingt mille francs ?

— Dame ! monsieur, ce n’est que la centième partie de la fortune que je vous aurai fait avoir.

— Tu comptes bien.

— Quand j’allais à l’école, je ne mordais qu’au calcul.

— Va pour vingt mille francs ! Tu n’exiges pas au moins que je le les donne d’avance ?

— Oh ! non. Seulement monsieur voudra bien me signer un petit papier ?

— Timbré ?

— Parfaitement ! J’en ai là un dans ma poche.

En disant ces mots, le chenapan avait tiré de son portefeuille une feuille de papier timbré qu’il mit sur le bureau.

— Décidément tu es un garçon de précaution, fit Gaston.

Caressé par l’idée d’épouser Mathilde, il avait déjà oublié la mort de Sarah !

— Alors, il faut que j’écrive là… ? poursuivit-il.

— Mon Dieu, tout simplement ceci : « Bon pour la somme de vingt mille francs que je payerai à mon valet de chambre Louis, en reconnaissance de ses services, dans les huit jours qui suivront mon mariage avec Mme Mathilde de Fressantel. » Je dis « dans les huit jours », monsieur, parce que je comprends qu’un mari ne peut pas demander la clef de la caisse à sa femme le lendemain de ses noces ; mais une semaine après !

Le digne représentant des Méral débitait tout cela avec un calme, un sang-froid, un aplomb qui stupéfiaient littéralement le baron.

Il réfléchit un instant, puis, pensant qu’après tout il ne courait pas de grands risques, puisqu’il ne devrait cette somme que s’il devenait riche, il rédigea rapidement la reconnaissance, la signa et la tendit au neveu de la Fismoise en lui disant :

— Est-ce bien cela ?

— Tout à fait, répondit le drôle, après s’être assuré que l’engagement du baron était tel qu’il le désirait. Nous sommes le 4 mai ; avant la fin du mois, monsieur sera le mari de sa tante. Maintenant, je vais à mes affaires, si monsieur n’a pas d’ordres à me donner.

Et, replaçant soigneusement le précieux papier dans son portefeuille, il salua respectueusement son maître, sortit du salon, prit son chapeau dans l’antichambre et descendit l’escalier quatre à quatre, en se frottant les mains.

Il allait atteindre la porte lorsqu’il entendit un commissionnaire qui demandait au concierge si ce n’était pas dans sa maison que demeurait M. Gaston de Fressantel.

— Qu’y a-t-il ? fit-il en s’approchant.

— C’est une lettre que je suis chargé de remettre à M. Louis, son valet de chambre, répondit l’Auvergnat ; la course est payée.

— Alors donnez, c’est moi qui suis Louis.

Le concierge ayant confirmé cette déclaration, le commissionnaire livra sa missive au jeune homme, qui se hâta d’en prendre connaissance.


— Pincé ! gronda Louis, en reculant jusqu’au fond du boudoir.


Elle ne se composait que de ces quelques lignes :


« Soyez sans faute ce soir, à neuf heures, rue La Bruyère, en face du no 54, j’ai besoin de vous voir. Vous serez satisfait.

« Le docteur Harris. »


— Tiens, ce brave docteur, murmura le vaurien ; je ne l’ai pas vu depuis l’histoire de la rue d’Assas. Que peut-il me vouloir ? Quelque nouvelle affaire à me proposer ? Peste ! c’est que je ne m’appartiens guère ! Enfin, il faut voir si ça en vaut la peine ! Son rendez-vous est pour neuf heures ; il n’en est que six ; j’ai le temps d’aller m’entendre avec ma bonne tante. Il s’agit maintenant de gagner mes vingt mille francs et de ne pas rencontrer l’oncle Pierre.

Tout en se livrant à ce petit aparté, Louis remontait la rue Taitbout et se dirigeait paisiblement vers les Batignolles.

Il eût été moins tranquille s’il avait soupçonné ce que cette jolie comédienne, qu’on avait surnommée Saphir à cause de ses grands yeux d’azur, tramait en ce moment contre lui.