Marmorat (p. 398-411).

II

Le salon de la Louve.



Peu de jours après les scènes que nous venons de décrire, et bien que Paris fût encore en deuil, il y avait cependant soirée dans ce petit hôtel de la comtesse Iwacheff, rue de Monceau, où nous avons jadis introduit nos lecteurs.

Il est vrai que c’était une soirée discrète, honteuse pour ainsi dire, car les épais rideaux des salons laissaient à peine filtrer au dehors quelques rayons de lumière, et les invités ne paraissaient se glisser qu’en se dissimulant dans cette élégante demeure, qui, après être restée close pendant plus de six mois, rouvrait pour la première fois sa porte à ceux de ses anciens visiteurs que les champs de bataille ou l’exil n’avaient pas gardés.

Après avoir passé le temps du siège en Belgique, la maîtresse du logis s’était hâtée de rentrer chez elle aussitôt que l’armistice le lui avait permis, et en retrouvant sa maison en fort bon état, — les boulets prussiens l’avaient épargnée et ses gardiens s’étaient trouvés d’honnêtes gens, — elle s’était dit que les Parisiens avaient exagéré les maux causées par l’investissement, et elle s’était alors applaudie de ne pas y avoir ajouté foi outre mesure pendant qu’elle ne manquait de rien à l’étranger.

Nous devons avouer, d’ailleurs, que le sort de ses chevaux, de ses meubles, de ses objets d’art et de certaines gens l’avait intéressée bien plus que le général Trochu et les efforts héroïques des défenseurs de Paris.

Ses chevaux avaient été réquisitionnés et mangés, il est vrai, mais elle se proposait d’en réclamer le prix. Quant, à son mobilier, il était intact. Sa cave même avait été respectée.

De ses amis, il en manquait, le plus grand nombre. Quelques-uns étaient morts bravement, en face de l’ennemi. Quelques autres étaient encore prisonniers en Allemagne ; mais bien que la plupart, de ceux qui ne répondaient pas à l’appel fussent des plus intéressants, elle ne songeait pas à les pleurer trop longtemps.

Elle ne pensait qu’à ces ennemis d’autrefois dont elle n’avait pu encore se venger ; elle s’inquiétait surtout d’Armand de Serville, qu’elle savait vivant et heureux, malgré le piège qu’elle avait tendu à son cœur avant la guerre, en poussant vers lui une jeune femme, sa complice, dont l’artiste ne s’était débarrassé qu’à la suite d’une scène violente qui avait fait grand bruit.

C’est que, plus encore qu’autrefois, celle qui, née Rose Méral, la fille du guillotiné, avait été successivement Jeanne Reboul, Mme de Ferney et la comtesse Iwacheff, était une femme forte dans l’acception parisienne du mot, c’est-à-dire égoïste et sceptique.

Du drame judiciaire dont elle avait été l’héroïne, elle ne s’était pas souvenue longtemps.

Graciée scandaleusement après n’avoir subi que quelques mois de prison, elle était rentrée dans son hôtel, vieillie, il est vrai, car la mort de sa fille lui avait causé un immense chagrin ; mais, comme si elle se fût imposé quelque nouvelle œuvre ténébreuse à accomplir, elle avait aussitôt repris son existence galante.

Ses amis, Russes et, Parisiens, auprès desquels elle avait eu l’habileté de se faire passer pour une victime, lui étaient restés fidèles. Jusqu’à son départ pour l’étranger, à la veille de l’investissement de Paris, son salon avait été fort à la mode.

On y rencontrait ce Tout-Paris léger, frivole, spirituel, élégant, plein de vices et de qualités, qui forme comme un monde à part dans notre société moderne : des publicistes célèbres, des artistes de valeur, de vrais et de faux gentilshommes, et surtout de fort jolies femmes, quelques comédiennes du Théâtre-Français et des étrangères titrées, parfois avec trop de fantaisie.

Cependant, tel qu’il était, le salon de la comtesse Iwacheff, qu’on avait surnommée la Louve, à cause de son air sombre et parfois farouche, était fort couru, car on était sûr d’y être mieux renseigné que par la lecture de vingt journaux sur tous les faits intéressants du jour.

On comprend donc aisément que ceux des amis de la comtesse qui étaient rentrés à Paris et ceux qui ne l’avaient pas quitté s’étaient empressés de se rendre à sa première invitation.

Ils allaient retrouver, rue de Monceau, de vieilles connaissances, savoir ce qu’étaient devenus les disparus et apprendre ce qui s’était passé à l’étranger pendant ces six mortels mois de séparation.

Aussi, le soir dont nous parlons, vers dix heures, une vingtaine de visiteurs au moins faisaient-ils cercle autour de la maîtresse de la maison causant plus, hélas ! d’aventures galantes que des événements terribles dont la France souffrait si cruellement.

Nonchalamment blottie dans un fauteuil, auprès duquel se tenait une jeune femme blonde, assez jolie, mais à la bouche moqueuse et aux regards mauvais, la Louve criblait de ses sarcasmes un de ses invités que nous connaissons déjà, M. de Fressantel, qui, du reste, ripostait sans trop d’aigreur et avec une certaine liberté d’esprit aux attaques de la méchante créature.

— Ainsi, c’en est donc fait, mon pauvre Gaston, lui dit la comtesse en manière de péroraison ; il vous faut renoncer à l’héritage du général. À votre place, je ne m’en consolerais jamais !

— Moi, je suis tout consolé, répondit le jeune homme, et je vous assure que je n’en veux pas du tout à mon pauvre oncle. Il est probable qu’il s’était marié un peu dans l’espoir d’avoir des enfants. Le véritable malheur, c’est que sa femme ne lui ait pas donné un fils.

— Pourquoi ? N’êtes-vous pas là pour que le nom de Fressantel ne tombe pas en quenouille ? Maintenant que nous voilà en République, profitez-en vite pour épouser quelque riche fille de roturier, dont la dot vous permettra de redorer votre blason.

— Il y a un moyen bien simple, interrompu la jeune femme assise auprès de la Louve : que Gaston épouse la veuve de son oncle !

— C’est vrai ! voilà une solution. Cette chère Sarah a toujours d’excellentes idées ! Avec cela que Mme de Fressantel perdra au change ! Votre oncle, mon cher ami, n’était plus jeune. Tôt ou tard, votre jolie tante lui aurait donné pour suppléant l’un de ses aides de camp. Les événements, au contraire, protègent sa vertu en lui permettant de prendre un nouveau mari. Tout est donc pour le mieux !

La comtesse Iwacheff fut interrompue dans ces plaisanteries cyniques par l’entrée d’un valet de pied, qui lui remit sur un plateau d’argent une carte de visite qu’elle lut deux fois avec étonnement. Le nom qu’elle portait lui était inconnu.

— Le docteur Harris ? dit-elle en épelant ce nom pour la troisième fois. Connaissez-vous ce médecin-là, ma chère Sarah ?

— Oui, certes, répondit la jeune femme. C’est un étranger, un Américain, dit-on ; mais j’ai quelque idée qu’il dissimule sa véritable nationalité, car il parle l’allemand comme un Berlinois. En tout cas, c’est un praticien fort habile ; il a passé tout le siège à Paris. Il dirigeait l’ambulance que le prince Georges Bibesco a fait installer dans son hôtel de l’avenue de La Tour-Maubourg. Je l’ai souvent rencontré là, car, moi aussi, j’ai été ambulancière avec cette Marie Dutan, dont l’imbécile Pétrus a fait le superbe portrait que vous savez, et la femme du général de Rennepont, dont notre ex-amoureux, Armand de Serville, doit être l’amant.


Ils n’avaient pas remarqué dans l’embarcation suspendue à ses pistolets, au-dessus de leurs têtes…

 


— Que peut me vouloir ce médecin-là ? demanda la Louve en souriant de l’accent haineux avec lequel sa jeune amie avait prononcé ces paroles.

— Vous allez le savoir, répondit Sarah. On croit qu’il est membre de l’Internationale et agent secret de je ne sais quoi. C’est un homme tout mystérieux. Il a une grande influence dans le parti radical, cela est certain.

— Mais je ne m’occupe pas de politique, moi, Dieu merci ! Enfin, nous allons bien voir. Jean, faites entrer.

— C’est que cette personne n’est pas seule, observa le domestique à demi-voix ; elle est avec un de ses amis, et, comme ces messieurs désiraient être reçus en particulier, je les ai fait entrer dans le boudoir.

— C’est bien, j’y vais !

Et, après avoir prié son amie Sarah de la remplacer auprès de ses invités et de ne pas trop maltraiter M. de Fressantel, car il pourrait se faire, après tout, qu’il épousât sa tante un jour ou l’autre, c’est-à-dire qu’il redevînt riche et, par conséquent, intéressant, la Louve passa dans la pièce où les visiteurs inconnus avaient été introduits.

Tout d’abord, la comtesse Iwacheff pensa que ces deux hommes lui étaient, en effet, étrangers, et après avoir répondu au salut de celui qui se trouvait en pleine lumière, elle leur offrait du geste des sièges, lorsqu’elle étouffa un cri de stupéfaction.

Dans le second de ces personnages, elle venait de reconnaître Justin Delon, ce premier amant qu’elle avait si odieusement trahi pour faire endosser à M. de Serville la paternité de l’enfant qu’elle portait dans son sein.

Entre elle et l’ex-intendant de la Marnière, il y avait trop de crimes et trop de sang pour que sa vue ne lui causât point une émotion terrible. Tout son passé de honte se dressait subitement devant elle.

Mais Justin Delon avait sans doute prévu l’effet que produirait son apparition sur son ancienne maîtresse, car il ne sourcilla pas, et le docteur Harris lui dit du ton le plus calme, comme s’il était indifférent à cette reconnaissance :

— Pardonnez-nous, madame, de venir ainsi chez vous sans parrains. Nous avons bien certainement des amis communs et j’aurais pu me munir de quelque lettre d’introduction, mais le temps presse, et ce dont je désire vous entretenir doit rester tout à fait entre nous. Permettez-moi donc de me présenter moi-même. Je suis le docteur américain Harris ; mon ami et compatriote est M. William Burton.

La comtesse Iwacheff, qui s’était laissée tomber dans un fauteuil, releva la tête en répétant machinalement :

— William Burton !

— Oui, madame, William Burton, dit Justin ; William Burton qui vient à Paris pour la première fois de sa vie, qui ne sait rien du monde où vous régnez en souveraine, et s’excuse de vous troubler ainsi, lui qui n’est pour vous qu’un étranger.

Malgré toute son énergie, la Louve restait interdite.

Il lui semblait qu’elle faisait un épouvantable rêve. Justin Delon, le condamné à mort, celui qu’elle avait conduit de l’amour au crime, était là, devant elle, froid, comme si elle lui était complètement inconnue.

Que pouvait-il lui vouloir ? Qu’allait-il lui demander ? Songeait-il à se venger, ou, comme il le disait, avait-il réellement oublié le passé ?

— Maintenant, reprit le docteur, que cette présentation un peu sommaire est faite, causons, si vous le voulez bien, madame la comtesse.

— Je vous écoute, monsieur, répondit Jeanne d’une voix assez ferme.

Peu à peu elle reprenait son sang-froid, afin d’être prête à la lutte, si cela devenait nécessaire.

— On m’a affirmé, madame, que vous avez beaucoup d’esprit, fit Harris avec un sourire.

Sans répondre, l’ex-madame de Ferney s’inclina.

— Or, comme je suis convaincu qu’on ne m’a pas trompé, je vais arriver droit au fait, en vous priant tout d’abord de me parler avec franchise, et en vous donnant ma parole de galant homme que si vous voulez bien répondre aux questions que je vais vous adresser, nous vous serons très reconnaissants, mon ami et moi.

— Vous commencez à m’inquiéter fort ; je ne sais trop jusqu’à quel point je dois m’engager.

— Je ne vous demande que de m’écouter ; vous resterez parfaitement libre de me répondre ou de ne pas le faire.

— Parlez !

— N’avez-vous pas, au nombre de vos intimes, une jeune et jolie femme du nom de Sarah Bernier ?

— Oui, monsieur.

— Qui, après avoir joué, non sans succès, à l’Odéon, est devenue la… l’amie de l’un de nos peintres célèbres, maître Pétrus.

— Il y a longtemps que Pétrus n’est plus qu’un ennemi pour Sarah !

— C’est bien cela ; leur rupture a été violente et je crois savoir que maître Pétrus, ou plutôt M. Armand de Serville a été cruel pour cette jeune femme.

— Vous êtes admirablement renseigné.

— Si bien que Mme Sarah déteste aujourd’hui celui qu’elle a aimé jadis.

— Je le crois ! Où voulez-vous en venir ?

— À savoir si votre amie, bien qu’il se soit déjà passé près de deux ans depuis ces événements, les a oubliés ?

— Oh ! je ne le pense pas, et puisque vous m’avez demandé de la franchise, je crois que Sarah n’est pas femme à jamais pardonner à celui qui l’a abandonnée durement.

— Alors elle ne demande pas mieux que de se venger un peu ?

— De lui et de sa rivale !

— Ah ! il y a une rivale ?

— Avec cela que vous ne le savez pas ! Personne n’ignore que Pétrus était l’amant de la générale de Rennepont au moment où il s’est séparé de Sarah, et qu’il l’est encore aujourd’hui.

— Le général n’a rien dit ?

— Le brave homme croit à la vertu de sa femme. Que voulez-vous ? il y a des grâces d’état.

La Louve avait prononcé ces derniers mots avec cet accent jaloux et haineux qu’emploient certaines créatures lorsqu’elles parlent des femmes du monde, dans leur joie de les dire coupables, qu’elles le soient ou non.

— Maître Pétrus et la générale doivent donc se voir souvent et s’écrire plus souvent encore ? reprit le docteur en affectant de ne pas s’être aperçu des sentiments qui animaient la comtesse.

— C’est probable, fit celle-ci avec son mauvais sourire.

— Eh bien ! madame, c’est cette correspondance que nous serions heureux de posséder.

— Cette correspondance !

— Parfaitement. Le général de Rennepont commande un des corps en réorganisation aux environs de Paris, sa femme est donc à peu près libre, et, de son hôtel de la rue de Varenne à l’atelier de maître Pétrus, les lettres doivent être fréquentes. Procurez-nous-en une douzaine, et nous ne croirons pas trop reconnaître vos bons soins en mettant à votre disposition une trentaine de mille francs.

— Trente mille francs ! répéta la Louve, que cette proposition surprenait un peu, trente mille francs ! Mais pourquoi vous adressez-vous à moi ? Quel intérêt avez-vous à vouloir posséder cette correspondance ?

— Je m’adresse à vous, chère madame, parce que, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, vous avez beaucoup d’esprit, que Mlle Sarah est de vos amies et qu’elle doit être à peu près au courant des habitudes de son ancien amant. Les femmes savent toujours ce que font, les hommes qu’elles aiment et ceux qu’elles haïssent. Quant à l’intérêt que nous avons à nous rendre maîtres de ces lettres, peu vous importe ! À moins toutefois que maître Pétrus ne soit à ce point de vos amis que vous ne craigniez de lui être désagréable !

— Moi !

L’accent avec lequel la Louve avait jeté cette exclamation, ce moi, ne saurait se rendre.

Elle, Jeanne Reboul, on pouvait croire qu’elle avait pardonné à Armand de Serville, celui dont elle avait rêvé jadis de porter le nom, celui qui l’avait chassée comme on chasse une fille, celui qui jusqu’alors avait échappé à sa vengeance !

Cette supposition seule réveillait toute sa colère, toute sa haine.

— Oh ! non, messieurs, poursuivit-elle, je ne suis pas des amies de M. de Serville, je vous le jure !

Il s’en fallait de peu qu’elle n’ajoutât, en s’adressant directement à Justin Delon : « Monsieur le sait bien ! »

— Alors, je puis, nous pouvons compter sur vous ? demanda Harris.

— Tout à fait ! Cependant, il faut avant tout que j’interroge Sarah.

— N’est-elle pas chez vous ce soir ?

— Docteur, vous commencez à m’effrayer un peu ; je vous trouve trop bien renseigné. C’est vrai, Mlle Bernier est ici.

— Vous pourrez donc la questionner aujourd’hui même ?

— C’est mon intention.

— Et vous saurez immédiatement à quoi vous en tenir ?

— C’est probable !

— Moi, j’ai plus de confiance en vous ; je dis : C’est certain.

— Vous êtes donc pressés ?

— Nous avons hâte de terminer cette affaire. Ce dont vous pouvez être sûre, c’est qu’en poursuivant notre but, nous ne nous éloignons pas du vôtre, non plus que de celui que Mlle Sarah vise peut-être depuis longtemps.

— Vous avez raison. Aussitôt mes invités partis, je ferai part à mon amie de votre proposition. Où pourrai-je vous répondre ?

— Chez moi, 28, boulevard des Italiens.

— C’est là aussi l’adresse de votre ami ?

— Non, madame, répondit William Burton, ou plutôt Justin Delon. Arrivé seulement d’hier, je suis descendu à l’hôtel de Rade, mais je compte bien avoir le plaisir de vous revoir, si toutefois vous ne me fermez pas votre porte.

— Tout au contraire, car je pense que nous avons beaucoup à nous raconter.

Sans paraître surpris de ces paroles, le docteur se leva et prit, ainsi que son ami, congé de la Louve, en lui disant :

— Allons, madame, c’est entendu, à demain !

Un instant après, calme et souriante comme si elle n’eût reçu qu’une visite insignifiante, la comtesse Iwacheff rentrait dans son salon.

M. de Fressantel avait pris sa place auprès de Sarah, et la jeune femme, pour suivre sans doute le conseil qui lui avait été donné, faisait le meilleur visage au déshérité.

— À la bonne heure, dit Jeanne au baron, vous voilà décidément consolé ; je vous en fais mon compliment sincère, mais je suis obligée de vous enlever Sarah. Nous avons à causer.

— Je n’attendais que votre retour pour me retirer, madame, répondit le jeune homme sur un ton un peu ironique ; je ne voulais pas m’en aller avant de vous avoir présenté mes devoirs. Vous voyez que je suis des derniers.

Ces mots prononcés, Gaston tendit la main à Sarah, et, après s’être incliné devant son amie, se dirigea vers la porte de sortie.

— Il est vexé, murmura la Louve ; mais c’est égal, tu lui as donné une bonne idée ; il fera tout au monde pour épouser sa cousine et te reviendra ensuite… avec cent mille livres de rente. Ne t’en va pas, laisse-moi congédier nos amis ; nous avons à parler sérieusement.

— Comment cela ? demanda la comédienne.

— Le docteur Harris, que tu connais, avec qui je viens de passer quelques instants, n’est venu que pour toi.

— Tu plaisantes ?

— Rien n’est plus exact. Je vais te raconter tout cela. Dis à Charlotte de nous faire servir à souper au coin du feu, dans ma chambre à coucher ; moi, je vais me débarrasser de tous ces gêneurs.

On voit que la comtesse avait une façon à elle de traiter ses fidèles. Mais ils y étaient faits, et elle s’y prit si bien pour leur faire comprendre qu’il était temps de se retirer, que, moins d’un quart d’heure après, elle rejoignait Sarah.

Celle-ci l’attendait assise auprès d’une petite table sur laquelle la femme de chambre avait servi un poulet froid, un pâté de foie gras, une bouteille de vieux Bordeaux et des fruits.

Les gens de la maison étaient stylés : ils savaient qu’ils devaient faire en sorte qu’on n’eût besoin d’eux que le moins fréquemment possible.

La Louve jeta un coup d’œil satisfait sur le souper et prit place dans un fauteuil au coin du feu, en priant son amie de lui découper une aile de volaille.

Celle-ci obéit, s’empressa même de verser à boire à la comtesse et l’interrogea ensuite du regard.

— Oui, ma chère enfant, se décida alors à dire l’ancienne maîtresse de Justin Delon, le docteur américain n’est venu me voir que pour me parler de toi. D’abord, une question : Détestes-tu toujours Pétrus autant qu’autrefois ?

— Parbleu ! répondit Sarah en mordant à belles dents dans une poire.

— Eh bien ! je crois que le moment est venu pour toi de te venger de lui et de Mme de Rennepont, et de me venger en même temps.

— Bien vrai ! fit la jeune femme avec un éclair de haine dans les yeux. Comment cela ?

— Je vais te le dire. Armand habite encore rue d’Assas ?

— Toujours.

— Son personnel, le connais-tu ?

— Non ; je sais seulement qu’il a toujours près de lui Kervan, ce vieux breton qu’il a pris à son service après la mort de son oncle l’amiral. C’est un homme qui lui est tout dévoué et dans lequel son maître a la confiance la plus illimitée. En voilà encore un que je ne porte pas dans mon cœur ! Lorsque j’ai rompu avec Armand, il a été brutal envers moi comme un bouledogue.

— Pétrus est-il à Paris en ce moment ?

— Il ne l’a pas quitté pendant la guerre.

— Que je suis sotte ! la générale y était. Comment vit-il ?

— Il ne sort de son atelier, depuis la paix, que pour faire, de quatre à cinq heures, une promenade à cheval ; puis il rentre chez lui, s’habille et va dîner à son cercle, où il reste jusqu’à dix heures.

— C’est admirable, et décidément le docteur Harris me plaît beaucoup. Il m’avait affirmé que tu savais l’emploi que ton ancien amant faisait de son temps, heure par heure…

— Mais, ma vengeance ! ma vengeance !

— Notre vengeance, veux-tu dire ! Patience ! Prends donc un doigt de ce Château-Laffitte ; il est parfait. Heureusement que les réquisitionnaires ne l’ont pas enlevé.


— William Burton ? — Oui, madame, William Burton, dit Justin.


— Jeanne, je t’en prie !

— Nous y voilà. Notre ex-amant est donc toujours l’amant de la générale ; eh bien ! le docteur Harris te donnera trente mille francs si tu peux lui procurer une douzaine des lettres brûlantes et poétiques que Mme de Rennepont ne peut manquer d’adresser à maître Pétrus.

— Où veux-tu que je prenne ces lettres ?

— Chez Armand, tout simplement.

— Tu es folle ! je n’y mets jamais les pieds !

— Tu iras, ou tu y enverras quelqu’un. Ou alors, c’est que tu n’as pas envie de te venger.

— Tu sais bien le contraire !

— Enfin, avise à faire pour le mieux. C’est bien le diable si, à nous deux, nous ne trouvons pas le moyen d’avoir quelques pattes de mouches de la générale. Songes-y de ton côté, je vais y penser du mien.

Et la Louve, en guise de péroraison, se versa un verre de bordeaux qu’elle but lentement, pendant que Sarah se laissait retomber dans le fond de son fauteuil en fermant les yeux, comme pour être plus complètement à ses réflexions.

Pendant ce temps-là, Harris et William redescendaient en voiture vers Paris, et le docteur disait à son compagnon :

— Eh bien ! mon cher, que pensez-vous de ma petite combinaison ? Vous semble-t-elle assez adroite ?

— Je dis que cette femme sera une misérable si elle fait ce que vous lui avez demandé ! Je parle de Mlle Sarah Bernier, car l’autre, la comtesse Iwacheff, je sais ce dont elle est capable.

— J’y compte bien, et vous avez raison : Mlle Sarah sera une misérable ; mais nous aurons les lettres de Mme de Rennepont à son amant, et nous tiendrons alors le général. De tous les chefs de corps, il est de ceux qui ont le plus d’influence sur leurs soldats. Le moins que nous obtiendrons de lui, dans la juste crainte qu’il aura d’être déshonoré publiquement, ce sera de ne pas l’avoir contre nous. Jean, à Belleville ; vous arrêterez sur le boulevard, avant la Grande-Rue.

Cet ordre donné à son cocher, l’Américain se rejeta dans le fond de son coupé en se frottant joyeusement les mains, pendant que Justin Delon était tout entier aux horribles souvenirs du passé qu’avait réveillés en lui la vue de Jeanne Reboul.

Condamné par contumace à la peine capitale, comme assassin de Jérôme Dutan, le père de cette jolie enfant que maître Pétrus avait arrachée à la mort le soir où, pour fuir l’ignoble Marius Pergous, elle s’était jetée dans la Marne, Justin Delon était parvenu à échapper aux recherches de la justice.

Réfugié à Londres, lord Rundely, qui ignorait son véritable nom et sa mésaventure judiciaire, lui avait fourni les moyens de gagner l’Amérique, où il était resté deux ans et s’était fait citoyen américain. Il était venu ensuite en Allemagne, en avait appris la langue, et avait vécu à Francfort sous le nom de William Burton, enseignant l’anglais et le français.

C’est alors qu’après s’être affilié à l’Internationale, il était devenu l’un des agents les plus actifs de Karl Marx, dans l’espoir qu’à la faveur d’une révolution, il pourrait rentrer en France pour se venger.

On comprend donc aisément qu’il avait été des premiers à applaudir à la chute de l’Empire et ensuite à s’embarquer sur le Prince-Impérial pour revenir à Paris, où, d’après ce que lui avait écrit le docteur Harris, ami de Karl Marx et grand apôtre de la République universelle, un mouvement populaire était imminent.

Dans d’autres circonstances, l’assassin de Jérôme Dutan n’aurait osé venir ainsi affronter la justice de son pays, à laquelle il avait un terrible compte à rendre, mais, dans l’état de bouleversement où se trouvaient toutes choses, il ne pouvait courir aucun danger, et il cédait à ce désir irrésistible qui obsède parfois les âmes les plus viles : le besoin de revoir les lieux où l’on a vécu et souffert.

D’ailleurs, on l’a vu, Justin Delon n’était pas un criminel ordinaire.

Perdu par Jeanne Reboul, déshonoré grâce à elle, il avait suivi la pente fatale sur laquelle la misérable l’avait placé, et après avoir passé tant d’années à l’étranger, il avait souvent pensé au moment où il pourrait se trouver en face de son ancienne maîtresse et d’Armand de Serville qu’il accusait de tous ses malheurs.

Mais, en s’alliant avec ceux, qui complotaient la ruine de la France, il songeait à sa propre vengeance plus encore peut-être qu’à l’œuvre sociale dont il était devenu un des adeptes.