III

Où le jeune et intéressant Louis trouve une position et retrouve une famille.



Ainsi que le jeune groom en disponibilité dont nous avons fait connaissance au commencement de ce récit sur le steamer le Prince-Impérial a daigné nous le faire savoir dans son aparté philosophique, la Fismoise, son honorable tante, demeurait Grande-Rue des Batignolles.

La digne femme occupait là, au no 82, une boutique d’une certaine étendue, où elle cumulait, comme l’avouait cyniquement son excellent neveu et malgré l’œil vigilant de la police, le triple métier de marchande à la toilette, de prêteuse sur gages et de receleuse.

Aussi son magasin avait-il un aspect étrange. C’était un capharnaüm rempli des objets les plus hétérogènes. On eût dit qu’un cataclysme arrivé au profit de la Fismoise avait jeté chez elle des échantillons de tout le commerce parisien.

Sur un carton entr’ouvert qui laissait voir un vrai cachemire presque neuf, il y avait des pistolets d’arçon ; sur un meuble de Boulle, plein de bibelots de prix, brillaient une casserole de cuivre et une paire de bottes vernies.

À côté d’un tableau d’une certaine valeur, c’étaient des gravures d’Épinal encadrées, puis des potiches et de la vaisselle, celle-ci dorée et armoriée, celle-là dépareillée et ébréchée ; des pendules artistiques et des statuettes coiffées de chapeaux de femmes.

Puis des pipes, des nécessaires de voyage, des nattes de rotins, une peau d’ours, et pêle-mêle, étalés sur les rayons qui faisaient le tour de la pièce, des robes de soie, des chemises de batiste, des jupons brodés et des vêtements de grosse toile sentant d’une lieue leur confection dans quelque maison centrale.

Enfin, au milieu de tout cela, un bon grand fauteuil, qui était le trône de la Fismoise et qu’elle n’offrait que rarement, à quelques clients privilégiés.

Les autres se tenaient debout ou devaient se contenter d’un simple siège.

Le hasard des opérations de la marchande à la toilette faisait, il est vrai, que parfois ce siège était une chaise capitonnée, mais d’autres fois aussi un modeste escabeau.

Derrière cette boutique, où il n’était pas toujours facile de se frayer un passage, il y avait une autre pièce.

C’était la salle à manger de la brocanteuse et en même temps son salon de réception, lorsqu’il s’agissait de traiter une affaire intéressante avec quelques-uns de ses clients : ceux qui, par prudence ou par pudeur, ne tenaient pas à être vus du dehors.

Enfin, au fond de cette chambre, on trouvait, s’étendant sous l’escalier, une espèce de soupente qui servait à remiser des malles ou autres objets inutiles et encombrants ; mais l’entrée de ce trou obscur était complètement dissimulée par une vieille tapisserie en assez bon état.

On pénétrait dans cette salle à manger par la boutique et par une petite porte donnant dans le couloir de la maison, couloir qui conduisait de la rue à la cour et au pied de l’escalier desservant les étages supérieurs.

C’était au premier que la sœur de Jeanne Reboul avait son appartement privé, appartement meublé avec un tel luxe de meubles, de glaces et de pendules, qu’il était une véritable succursale du rez-de-chaussée.

Lorsque la Fismoise sortait pendant le jour, la porte de son magasin était fermée, et le soir, de bons et solides volets défiaient toute tentative indiscrète.

Cela était d’autant plus nécessaire que la maison avait un concierge absolument insouciant et que la porte de la rue restait ouverte presque toute la nuit. Aussi la marchande n’avait-elle rien économisé pour mettre ses richesse en sûreté.

C’est que, depuis plusieurs années, ses affaires avaient marché à merveille, malgré les quelques démêlés qu’elle avait eus çà et là avec la justice, mais dont elle était toujours sortie sans grand accroc, on ne savait par quel bonheur ou à l’aide de quelle protection occulte. Elle passait donc pour fort à son aise.

L’aînée des Méral n’avait pas quitté Paris pendant le siège ; toutefois les rigueurs de l’investissement ne l’avaient pas fait maigrir.

Elle avait plus de cinquante ans, mais c’était, après la guerre aussi bien qu’avant, une grosse commère, haute en couleur, aux allures carrées, au parler épicé de marchande à la Halle, et sachant tenir tête, sans reculer d’une semelle, aux gens de toute sorte que lui amenait son industrie ; que ces gens-là appartinssent à la clientèle des emprunteurs élégants, à celle des femmes de théâtre dont elle achetait les toilettes pour les revendre à des filles de bas étage, ou qu’ils fussent même des courtiers de recel, intermédiaires des voleurs de profession.

Ses amis, elle en avait quelques-uns, car elle aimait le mot pour rire et, à l’occasion, ne refusait pas une pièce de cent sous à un pauvre diable, ses amis ne l’avaient jamais vue faible que pour une seule personne, c’était pour ce gamin qu’elle appelait son neveu, bien que, dans le quartier, on ne lui connût ni frère, ni sœur, ni même aucun parent.

De son ancien amant, Claude Manouret, elle n’avait plus entendu parler.

De ce côté, elle était tranquille. Après sa condamnation à dix ans de travaux forcés, l’ex-cabaretier avait été expédié à Cayenne, où il était mort tragiquement, dans les forêts de la Guyane, après s’être évadé du bagne.

Elle était également sans nouvelles de son frère Pierre le bossu, mais comme il n’avait été condamné qu’à trois ans de prison pour la séquestration de l’agent d’affaires Marius Pergous, elle craignait chaque jour de le voir reparaître.

Quant à son cher neveu Louis, qui s’était envolé après l’avoir dévalisée, la Fismoise s’en inquiétait médiocrement, bien que parfois son souvenir lui revînt, car la marchande à la toilette n’était pas une mauvaise femme. Elle eût même été pour le fils de sa sœur une excellente tante, s’il avait seulement tenu un peu de celui qu’elle croyait son père, Armand de Serville, au lieu de n’avoir dans ses veines que le sang maudit des Méral.

Mais le jeune chenapan avait disparu depuis longtemps et la sœur de Jeanne Reboul y songeait de moins en moins, lorsqu’un soir, à l’heure à peu près où le docteur Harris avait avec la Louve l’entretien que nous avons raconté, la vieille brocanteuse vit apparaître tout à coup, sur le pas de sa porte, ce neveu qu’elle croyait mort ou tout au moins en Chine.

— Comment, mauvais sujet, te voilà ! s’écria-t-elle, toute stupéfaite.

— Moi-même, ma bonne tante, moi-même, répondit Louis sur un ton dolent. Bien changé, n’est-ce pas ? Que voulez-vous ? Trois mois de casemate à Mayence avec mon pauvre maître. Ah ! ces Allemands maudits ! Pauvre armée ! pauvre France !

— Qu’est-ce que tu me racontes là, mauvais garnement ? Mayence, les casemates, ton maître !

— La vérité, tante Françoise, la vérité pure. Seulement, permettez-moi d’entrer chez vous ; je meurs de fatigue. Savez-vous que j’ai fait plus de trois cents lieues à pied ?

En disant ces mots, Louis s’était tout doucement glissé entre la grosse femme et le montant de sa porte ; puis, une fois dans le magasin, il avait aperçu le grand fauteuil et s’y était jeté avec un soupir de satisfaction.

— Oui, ma bonne, mon excellente tante, continua le jeune homme, que la Fismoise avait laissé faire, tant la surprise la paralysait ; oui, plus de trois cents lieues à pied. Au moment de la guerre, j’ai voulu, moi aussi, servir mon pays, et j’ai suivi mon pauvre maître, le capitaine de Flersy, sur le champ de bataille. Nous avons été faits prisonniers, traînés en captivité. Mon capitaine est mort dans mes bras, j’ai reçu son dernier soupir. Ah ! quel tableau ! Mais enfin, me voilà sauvé.

Et comme il fit mine, à cette péroraison, de s’essuyer les yeux, Françoise, qui était revenue à elle, se rapprocha de lui et, le regardant en face, répondit :

— Ah çà ! mon pauvre garçon, est-ce que tu t’imagines que ta tante est devenue une oie depuis le jour où tu as disparu après l’avoir volée ? Tâche donc de me laisser tranquille avec ton capitaine, ta prison et tes trois cents lieues à pied. Si tu veux te moquer de moi, prépare-toi à décamper, et plus vite que ça !

Louis réfléchit un instant, en se demandant s’il ne devait pas lutter contre les doutes de la brocanteuse ; mais quand il vit qu’elle allait se fâcher, il se décida à faire contre fortune bon cœur.

— Eh bien ! non, ma chère tante, vous n’êtes pas une sotte et je ne veux pas vous en conter. La vérité vraie, c’est que je m’ennuyais en Angleterre, si loin de vous !

— Pas possible ! Cependant tu ne t’imagines pas que je vais te garder chez moi à rien faire ? dit-elle un peu radoucie.

— À rien faire, jamais ! fit-il en jetant dans le magasin un regard dont frémit la marchande ; il doit y avoir furieusement à ranger ici.

— Ici, toi ! exclama la grosse femme avec épouvante.

Elle s’arrêta brusquement : on venait de frapper à la porte de la salle à manger, un coup d’abord, puis, après un certain intervalle, deux autres coups secs et précipités.

C’était là bien évidemment un signal de convention, car la Fismoise avait tressailli. Elle fit signe à son neveu de se taire et prêta l’oreille, espérant peut-être qu’elle avait mal entendu.

Mais le visiteur nocturne était sans doute pressé, car moins d’une minute après son premier avertissement, il frappa une seconde fois et toujours de la même façon. Seulement, il manifesta son impatience en mettant entre les trois coups un moins long intervalle que la première fois.

Ne dissimulant plus alors sa mauvaise humeur, la receleuse étouffa un juron que l’intelligent Louis devina.

— Eh bien ! allez ouvrir, lui dit-il ; ce n’est pas moi qui vous gêne.

— Toi ! j’aimerais autant que tu sois au diable ! reprit la marchande à la toilette avec un geste de colère.

— Merci bien, ma bonne tante, mais, pour de vrai, vous avez tort. Avec ça que je ne sais pas que tous vos amis ne sont pas des ministres et des ambassadeurs. Tenez, M. le comte s’impatiente.

On venait, en effet, de frapper de nouveau, mais, cette fois, en accompagnant les trois coups réglementaires d’un vigoureux coup de pied contre la porte.

La tante de Louis ne crut pas prudent de faire attendre plus longtemps son visiteur.

Reste là, dit-elle à son neveu, en emportant la petite lampe qui les éclairait ; si tu es raisonnable, tu ne t’en repentiras pas.

Et, tirant à elle la porte du magasin, elle s’empressa d’aller ouvrir celle de l’allée.

— Ah ! ma foi, ce n’est pas malheureux, dit l’individu qui avait frappé, en se glissant rapidement dans la pièce et en fermant la porte derrière lui. Encore une minute, et tu me faisais peut-être bien pincer par la rousse. En voilà une qui jouit de son reste !

— Comment, c’est toi, Pierre ! dit Françoise, qui, sur le premier moment, avait été si stupéfaite qu’elle n’avait pu prononcer un seul mot, bien qu’elle eût immédiatement reconnu ce frère Pierre, dont elle n’avait jamais cessé de craindre le retour.

Le hideux personnage n’était pas changé, si ce n’est qu’il semblait encore plus horrible et plus bossu que jadis. Clarisse, l’ex-maitresse de l’agent d’affaires, n’aurait plus osé l’appeler l’Adonis, tant il était monstrueux d’allure et de physionomie.

Ses trois années de détention ne l’avaient ni embelli ni redressé.

Sa sœur était réellement épouvantée de son apparition. Son neveu et son frère, c’était vraiment trop de famille qui lui revenait en un seul jour !

Aussi, au comble de la terreur, ne put-elle que répéter, après avoir fermé sa porte derrière ce sinistre revenant :

— Comment ! toi, toi !

— Eh oui ! c’est moi, répondit-il à cette exclamation. Cela t’étonne. Est-ce que ma bonne sœur espérait ne plus me revoir jamais ?

— Dame ! je le croyais loin. D’où viens-tu donc ?

— De n’importe où, en passant par les carrières d’Amérique. Ça se voit, du reste.

La blouse, jadis bleue, dont Pierre était couvert, comme un fagot d’épines aurait pu l’être d’un sac, et son pantalon rouge, arraché peut-être à quelque soldat mourant sur le revers d’une route, étaient maculés de taches blanchâtres qui indiquaient par écrit, en effet, le lieu où l’échappé de la guillotine avait cherché un asile.

— Je te raconterai cela quelque jour, continua-t-il en fourrant entre ses lèvres lippues l’horrible tronçon d’une pipe qu’il avait flambée à l’aide d’une allumette frottée contre sa cuisse ; tu verras comment je me suis évadé, après un supplément de dix ans à Clairvaux pour avoir donné son compte à un des gardiens. Le gouvernement voulait me faire exécuter un voyage de long cours. Moi, je n’aime pas la mer et j’ai filé avec deux camarades. Seulement Paris n’est pas aussi tranquille qu’on me l’avait dit. Il y a toujours cette satanée police de sûreté avec ses mouchards. En attendant que toute cette engeance maudite disparaisse, — laisse faire, ça ne sera pas long, — je viens le demander de me cacher.

— Comment ! te cacher, ici, moi ?

— Dame ! Je ne peux pas me réfugier aux Tuileries, bien que l’empereur n’y soit plus.

Ne sachant que répondre, car elle craignait la colère de son frère, si elle le renvoyait, la Fismoise jetait des regards inquiets vers la porte qui séparait de son magasin la pièce où elle se trouvait.

Il lui semblait y voir son neveu appuyé contre la cloison, ne perdant pas un mot de cette conversation.

C’était la vérité, mais non pas complète, car Louis, qui n’avait qu’une médiocre confiance dans les promesses de sa tante, avait encore mieux employé ses loisirs.

Il s’était hâté de profiter de son premier moment de solitude dans la boutique pour faire main basse sur les menus objets qu’il avait rencontrés çà et là, à sa portée.

Seulement, comme l’obscurité l’avait forcé de manœuvrer au hasard, il avait glissé dans les immenses poches de sa longue livrée les choses les plus dissemblables : deux ou trois montres, tout désolé qu’il fût de ne pouvoir se rendre compte au toucher si elles étaient en or, en argent ou tout simplement en aluminium, métal pour lequel son mépris était profond, une demi-douzaine de foulards, une boîte de rasoirs, trois ou quatre chemises d’homme ou de femme, — il était sans préjugés, — une paire de pistolets et un cornet acoustique, qu’il avait pris pour une corne d’abondance.

Ce n’est qu’après cette razzia, opérée en un tour de main et qui lui procurait au-dessous des reins une gibbosité digne de rivaliser avec celle de son oncle, que l’excellent neveu de la Fismoise s’était rapproché de la porte et avait assisté, de auditu, à la reconnaissance de sa tante et de son frère.

— Ingrat que j’étais, avait murmuré l’aimable sujet, moi qui me disais sans famille !

Puis il était devenu attentif, comme s’il eût assisté à un drame de l’Ambigu.

— Tu ne me réponds pas, dit Pierre qui avait remarqué le trouble de sa sœur. Est-ce que tu ne serais pas seule ?

Le forçat venait de surprendre un second coup d’œil désespéré que Françoise avait jeté du côté de la porte.

— Si fait, je suis seule, fit-elle en balbutiant. Que veux-tu ?


— Quoi ! c’est toi, fichu môme, dit le forçat.


Mais le misérable était un trop vieux singe pour que toutes les grimaces ne lui fussent pas familières. Aussi, sans en demander davantage, convaincu que quel qu’un l’écoutait, prit-il la lampe et se précipita-t-il dans la boutique.

Son mouvement fut si rapide et il ouvrit si brusquement la porte que Louis, qui y était appuyé, n’eut pas le temps de se rejeter en arrière, mais perdit l’équilibre et roula sur le sol en étouffant un cri de désespoir ; non pas qu’il eût grand’peur de son oncle, mais parce qu’en tombant, ses poches avaient résonné de façon à le trahir.

Cependant la marchande à la toilette, que la colère de son frère effrayait, ne s’aperçut pas du volume inaccoutumé des poches de son neveu, que Pierre avait brutalement relevé et serrait au cou de sa main nerveuse.

— Ah çà ! pas de bêtises, mon oncle, fit le gamin en se dégageant avec l’agilité d’un chat et en se mettant d’un seul bond hors d’atteinte. Sapristi ! vous avez une drôle de façon de renouer connaissance avec votre famille.

— Quoi ! c’est toi, fichu môme ! dit le forçat en reconnaissant Louis, bien qu’il ne l’eût pas vu depuis plusieurs années. Tu nous écoutais ?

— Dame ! je ne suis pas sourd.

— Pourquoi ne m’as-tu pas dit qu’il était là ? demanda le forçat en s’adressant à sa sœur.

— Avec ça que tu m’en as laissé le temps ! répondit-elle. Il m’est tombé ce soir des nues ; je ne l’attendais pas plus que toi.

Bien que cette affirmation de la Fismoise eût un peu calmé son frère, dont l’emportement avait menacé de devenir terrible, il ne dit pas moins d’un ton farouche à son neveu qui n’oubliait pas, malgré sa situation critique, de ne se présenter à sa tante que de face :

— C’est possible, mais alors, mon garçon, je n’ai qu’une recommandation à te faire, c’est de taire la langue, ou sinon tu auras affaire à moi. Et toi aussi, Françoise ! Tu penses bien que j’ai une dent contre toi pour m’avoir laissé là-bas comme un chien. Quant à ta sœur, elle aura bientôt de mes nouvelles.

— Quelle sœur ? demanda curieusement Louis.

— Ça ne te regarde pas, polisson ; souviens-toi seulement de ce que je viens de te dire.

— Que vous êtes bête, mon oncle ! répondit irrévérencieusement le fils de Jeanne Reboul qui avait retrouvé son aplomb ordinaire et repris son air gouailleur. Qu’est-ce que ça me rapporterait de vous dénoncer ?

— Chut ! interrompit tout à coup la brocanteuse, il me semble qu’une voiture vient de s’arrêter devant la maison.

— C’est même un équipage de maître, observa son neveu. Entendez-vous le cheval qui piaffe ? Je connais ça !

— Mais tais-toi donc !

En disant ces mots, la Fismoise, l’oreille collée contre la porte de la rue, écoutait les bruits du dehors.

Au même instant, on frappa doucement au volet.

— C’est bien ici, fit-elle à son frère et à Louis qui s’étaient rapprochés d’elle. Qui peut venir chez moi à cette heure ?

— Voulez-vous que j’aille voir par l’allée, ma tante ? hasarda le chenapan, qui peut-être n’avait d’autre intention que de se ménager ainsi une sortie toute naturelle.

— Je veux que tu me fiches la paix, murmura la marchande à la toilette, et toi aussi, Pierre. Que le diable vous emporte !

— Il n’y a personne ? demanda à ce moment une voix de femme dans la rue.

— Si fait, madame, répondit une autre voix, j’aperçois de la lumière.

— Une femme ! fit le forçat en relevant ses longs cheveux de ses mains osseuses, une femme ! Il faut ouvrir, il faut ouvrir !

— Filez-moi d’abord tous deux dans la pièce là-bas et restez-y sans bouger, répliqua Françoise en poussant son frère et son neveu dans la salle du fond, sinon, il n’y aura pas de menaces qui tiennent, vous n’aurez pas un sou.

Et laissant Louis et Pierre dans l’obscurité, elle vint ouvrir la porte du magasin à ce troisième visiteur nocturne.

C’était en effet une femme, ainsi que l’avait deviné Méral, mais le visage couvert d’un voile épais et enveloppée dans un grand manteau qui ne permettait pas de la reconnaître à sa tournure.

La boutiquière lui livra passage, ferma la porte derrière elle et, déposant sa lampe sur un des nombreux meubles qui encombraient le magasin, attendit que l’étrangère voulût bien parler.

— Sommes-nous seules ? dit, celle-ci après avoir jeté un coup d’œil rapide autour d’elle.

— Parfaitement seules, madame, répondit la marchande à la toilette en soulevant la lumière pour éclairer le moindre recoin de la pièce.

— C’est que j’ai à vous parler de choses sérieuses, continua la nouvelle venue en relevant son voile.

— Mademoiselle Sarah ! fit la Fismoise avec surprise, en reconnaissant dans sa visiteuse une de ses plus anciennes pratiques qu’elle n’avait pas vue depuis longtemps. Par quel hasard ? Asseyez-vous donc.

Et elle roula avec empressement jusqu’à l’amie de la Louve le fameux fauteuil qu’elle se réservait ordinairement. Puis, se contentant d’un escabeau, elle se rapprocha curieusement de la jeune femme et l’interrogea du regard.

— Voilà ce que c’est, dit Sarah à demi-voix. Vous savez le tour infâme que m’a joué Pétrus ? M. de Serville, non content de se séparer de moi brutalement, sans motifs, pour être à son aise l’amant d’une autre femme, m’a empêchée d’entrer au Théâtre-Français, dans l’espoir que, froissée dans mon amour-propre d’artiste, j’accepterais un engagement à l’étranger. Il eût été débarrassé de moi.

— Oui, vous m’avez raconté cela jadis.

— Eh bien ! je veux me venger. Mme  de Rennepont, la femme du général, est toujours la maîtresse d’Armand. Ils se voient souvent et s’écrivent presque tous les jours. Ils me faut absolument quelques-unes de leurs lettres.

— Ça ne sera pas commode.

— Je le sais bien, et c’est pour cela que je viens vous trouver.

— Moi ! À quel titre voulez-vous que je m’introduise chez M. Pétrus ?

— Pas vous, mais un de vos amis, une de vos connaissances.

— Un de mes amis ! Tenez, mademoiselle Sarah, jouons cartes sur table : c’est ma sœur qui vous envoie. Si elle ne vous avait pas parlé de moi, vous n’auriez pas pensé à venir ici.

— Je vous jure…

— Ne jurez pas, ou rien de fait. Remontez en voiture et ne causons plus de votre projet.

En prononçant ces paroles d’un ton ferme, la Fismoise s’était levée et paraissait décidée à rompre l’entretien.

— Eh bien ! oui, c’est elle, répondit l’actrice, en forçant la brocanteuse à se rasseoir.

— Cette idée-là, reprit celle-ci, a dû être donnée à Jeanne par quelqu’un. Par qui ?

— Par le docteur Harris, un Américain.

— Le docteur Harris ? Attendez donc ; je connais ça, il me semble. Est-ce qu’il n’est pas le directeur de l’ambulance de La Tour-Maubourg, où je suis allée voir un de mes voisins, qui y avait été transporté blessé.

— Oui, c’est cela !

— Que diable le docteur Harris veut-il faire des lettres de Mme de Rennepont ?

— Il en est peut-être amoureux.

Cette explication était venue tout à coup à l’esprit de Sarah, et elle se disait à elle-même qu’il pouvait se faire que ce fût vrai. En effet, tout autre motif de nature à lui expliquer le désir de l’Américain lui échappait.

— Du reste, moi, ça m’est égal, reprit Françoise. On fera ce qu’on voudra des lettres de la générale… si on peut les avoir. Jeanne est donc à Paris ?

— Elle y est rentrée depuis huit jours, et m’a dit que vous connaîtriez peut-être quelqu’un d’habile qui se chargerait sans violence de… de se…

— De voler les lettres en question ; appelons les choses par leur nom. Qu’est-ce qu’il y aura pour ce quelqu’un-là ?

— Cinq cents francs d’abord et mille après.

— Il faudrait encore savoir où elles sont, ces fameuses lettres. On ne peut pas fouiller la maison de maître Pétrus de la cave au grenier.

— C’est vrai.

— Donnez-moi d’abord ce renseignement ; j’ai votre homme.

En bonne parente, la marchande à la toilette venait de penser à son frère ou à son neveu.

— Je tâcherai de m’informer, reprit Sarah, mais ce n’est pas tout.

— Ah ! voyons le reste ! demanda l’aînée des Méral en souriant.

— J’ai intérêt, à savoir ce que fait un de mes amis, M. de Fressantel, que vous connaissez, je crois.

— Gaston de Fressantel ? C’était un de mes clients avant la guerre.

— Dans ce moment, il est sans le sou ; seulement il a une jeune tante qui est veuve, a cent mille livres de rente et qu’il voudrait bien épouser.

— Je le comprends, ça le referait joliment. Vous n’allez pas l’en empêcher, au moins ?

— Du tout, mais je voudrais avoir près de lui quelqu’un à moi pour me tenir au courant de ses faits et gestes.

— Pour le coup, j’ai votre affaire.

Cette fois, c’était exclusivement à son neveu que la sœur de Jeanne venait de songer.

— Alors, je puis compter sur vous ? fit Sarah en se levant.

— Absolument, répondit la Fismoise. Envoyez-moi à propos de la correspondance de la générale les renseignements dont j’ai besoin, je trouverai votre homme, et demain matin, vous recevrez la visite d’un mien parent auquel vous pourrez confier en toute sûreté M. de Fressantel. Vous demeurez toujours rue de la Pépinière ?

— Oui, no 46. Alors, à demain ?

— À demain !

Après avoir rabattu son voile sur son visage, Sarah se glissa par la porte entrebâillée et sauta dans son coupé dont le cheval partit aussitôt.

En se retournant, après avoir barricadé son magasin, Françoise aperçut ses deux hôtes forcés. Devenus les meilleurs amis du monde, ils avaient quitté la pièce du fond pour la rejoindre.

Inutile de dire qu’ils avaient tout entendu, ce dont la brocanteuse était d’ailleurs parfaitement convaincue.

— Eh bien ! leur dit-elle, en les repoussant doucement dans l’arrière-boutique, car elle ne tenait pas à ce que son frère examinât de trop près ses richesses ; eh bien ! avez-vous assez de chance ? Voilà de l’ouvrage !

— Peuh ! quinze cents francs, c’est pas le Pérou, grommela Pierre ; cependant, on pourra voir.

— Quant à moi, chère tante, j’accepte. Le hasard fait justement que je connais M. de Fressantel. Il m’a plu tout de suite. J’irai le voir demain. Mais qu’est-ce que ce docteur Harris ?

— Qu’est-ce que cela te fait ?

— Ah ! moi, j’aime à savoir pour qui je travaille ; ça peut servir plus tard.

— En attendant, mes enfants, reprit Françoise, comme je ne peux pas vous loger ici tous les deux ; toi, Louis, voici dix francs, va nicher où tu voudras. Quant à toi, Pierre, monte avec moi, je te donnerai la chambre de ma bonne ; elle couchera dans la mienne.

Cet arrangement accepté par les deux intéressés, la marchande fit sortir devant elle ses deux dignes parents, mouvement que Louis n’oublia pas de faire à reculons, et, après avoir solidement fermé la porte de sa boutique, elle se dirigea avec son frère vers l’escalier qui conduisait au premier étage, où se trouvait sa chambre.

— Bonsoir, mon oncle, dit Louis du fond de l’allée qu’il avait prise, lui, pour gagner la rue ; n’allez pas au moins vous coucher en chien de fusil, il n’y a rien comme ça pour déformer les beaux hommes !