Marmorat (p. 391-398).

TROISIÈME PARTIE

LA LOUVE


I

Revenants et oiseaux de proie.



Nous ne savons pas de tableau plus attristant et plus honteux que celui qui fut offert, pendant la guerre franco-prussienne, par ce coin de Londres qu’on avait surnommé avec mépris « le quartier français ». Commençant à Regent’s street, à la hauteur du Café Royal, et s’étendant autour de Leicester square, on eût dit une succursale du faubourg Montmartre, avec ses escadrons de filles et de gens vivant des plus inavouables métiers.

Ce n’était dans Tichborne, Arundel, Panton et Duck’s streets, ainsi que dans Saint-Martin’s lane, que cabarets, hôtels borgnes, passages obscurs, mauvais lieux de toutes sortes fréquentés par la lie des exilés.

Pour ceux qui passaient le soir, rapides et inquiets, le long des trottoirs de Haymarket et de Regent’s street c’était un navrant spectacle que celui que leur donnaient ces hommes jeunes et robustes qui, après avoir fui les privations du siège, échangeaient avec des femmes les plus obscènes plaisanteries, en argot parisien.

Nous pourrions en citer un trop grand nombre de ces francs-fileurs qui, sans souci de la patrie en deuil, paradèrent pendant six mois dans les salons du West-End ou se grisèrent dans les bouges de Leicester square, au lieu de se battre à l’armée de la Loire, dans laquelle leurs amis croient peut-être encore aujourd’hui qu’ils ont servi jadis.

Ce sont ceux-là surtout qui, dès que la paix fut faite, se hâtèrent de rentrer en France, de regagner Paris, examinant curieusement, le long du chemin et sans que le rouge leur montât au front, les villes dévastées par ces Prussiens… dont ils avaient tant entendu parler.

Aussi, dès la première semaine du mois de février 1871, peu de jours après la signature de cet impitoyable armistice que nous valut le patriotisme aveugle des partisans de la guerre à outrance, que la France signa de son sang et que Me Jules Favre arrosa de ses larmes, les bateaux à vapeur qui faisaient le service des voyageurs entre les côtes de France et celles d’Angleterre transportèrent-ils l’assemblage de passagers le plus étrange et le plus hétérogène.

Londres et les villes du littoral anglais ne se débarrassaient pas seulement des nombreux Français que la guerre avait exilés, les uns parce qu’ils n’avaient pu rejoindre leur poste, les autres parce qu’ils avaient fui comme des lâches la patrie en danger ; mais la libre Angleterre rendait encore à sa voisine d’outre-mer, en même temps que ses réfugiés politiques dont la seule faute était de s’être trompés, les vagabonds, les voleurs et les repris de justice, dont elle est depuis si longtemps la terre classique de refuge.

Le 8 février 1871, vers dix heures du soir, le steamer le Prince Impérial, — le capitaine de ce bâtiment avait tout simplement refusé, malgré le Quatre-Septembre, de le débaptiser, — le Prince Impérial, disons-nous, embarqua à Douvres une centaine de ces voyageurs dont nous venons de parler et fit route pour Calais.

La mer était belle, le ciel parsemé d’étoiles. Après le premier moment de cohue qui suit toujours un départ ; lorsque les femmes, les enfants et les délicats furent descendus dans la chambre, ceux des passagers qui ne craignaient pas la fraîcheur de la nuit s’installèrent sur le pont, ceux-ci derrière la chaudière pour se mettre à l’abri du vent, ceux-là à l’arrière, sur le coffre aux pavillons, enveloppés dans leurs manteaux et le cigare aux lèvres.

Bientôt le léger steamer quitta la jetée et s’élança vers la pleine mer.

Son commandant qui, jusque-là, s’était tenu auprès du matelot de barre, lui donna la route, et il s’apprêtait à descendre dans sa cabine lorsqu’il croisa sur le pont deux voyageurs qui s’y promenaient depuis leur embarquement.

La physionomie de l’un de ces individus frappa si vivement le marin qu’il s’arrêta brusquement en face de lui.

C’était un homme maigre, d’une taille au-dessus de la moyenne et d’une soixantaine d’années au moins, à en juger par sa barbe grise et les rides profondes sillonnant son front. Il était coiffé d’un chapeau mou et vêtu d’un paletot d’étoffe grossière.

Son compagnon était moins âgé et plus petit. On eût dit à son accent qu’il était Anglais ou Américain, bien qu’il s’exprimât très purement en français. Il portait entière sa barbe brune ; ses yeux noirs, enfoncés sous l’arcade sourcilière, avaient des regards inquiets ; sa physionomie, qu’un sourire moqueur animait parfois, était celle d’un sceptique ou d’un désillusionné.

— Vous me reconnaissez donc, capitaine ? dit le vieillard au commandant du steamer.


Saphir


— Oui, répondit sèchement celui-ci. J’étais d’ailleurs étonné de ne pas vous avoir déjà vu. J’espérais que vous aviez pris ou que vous prendriez un autre bateau que le Prince-Impérial.

— Ah ! votre bâtiment s’appelle toujours ainsi !

— Il ne changera pas de nom tant que je le commanderai.

— Il pourrait se faire que ce fût plus tôt que vous ne vous y attendez.

— Vous dites ?

— Je dis qu’en arrivant à Calais, je vous ferai payer votre insolence. Je n’aurais qu’à donner un ordre à vos hommes…

— Ne le donnez pas, je vous le conseille, car, moi, je leur donnerais celui de vous jeter à l’eau, ce qu’ils s’empresseraient de faire.

Et, sans attendre la réponse de son interlocuteur, que cette verte riposte avait d’ailleurs singulièrement adouci, le commandant laissa le révolutionnaire et son ami pour disparaître par le panneau de l’arrière.

— Triple brute ! murmura le vieillard en reprenant sa promenade avec son compagnon ; voilà, ce que vingt années de despotisme impérial ont fait de nos marins et d’une grande partie de nos soldats. Heureusement que le peuple de Paris est plus intelligent.

— Croyez-vous qu’il soit aussi prêt que vous le pensez ?

— J’en suis certain.

— Moi, j’en doute. Karl Marx, dont je suis, vous le savez, un des confidents, n’a qu’une médiocre confiance dans les hommes qui sont disposés à se mettre, en France, à la tête du mouvement de l’Internationale. Ceux des membres de notre association qui ont une valeur réelle semblent vouloir s’en retirer. Les autres sont pour la plupart illettrés, ignorants et poussés seulement par une ambition toute personnelle. Vous ferez une révolution, mais la question sociale n’y gagnera rien. Du reste, mon compatriote, le docteur Harris, qui n’a pas quitté Paris, me mettra bientôt au courant de l’état des esprits.

— Faisons d’abord cette révolution, nous verrons ensuite.

— Il faut des armes.

— Grâce à Jules Favre, la garde nationale a conservé ses fusils et sa paie. Nous avons trois cent mille hommes armés.

— Et des chefs ?

— Nous n’en manquerons point parmi nous, sans compter certains officiers de l’armée que le mécontentement fera nôtres. Ils entraîneront des régiments entiers.

— Je crois le sentiment de l’honneur militaire et du devoir plus grand que cela dans l’armée française. Mais soit ! Et de l’argent ?

— Soyons les maîtres et nous en trouverons.

— Vous parlez de vos chefs. Vous oubliez que Barbès est mourant et Blanqui en prison.

— Moi, je serai là !

Et comme si cette fière réponse devait mettre fin à toute objection, l’auteur de « l’ode à la balle », Félix Pyat, car c’était lui, s’accouda sur le plat-bord du navire, en jetant des regards orgueilleux vers l’horizon, où le phare de Calais apparaissait au-dessus des flots comme une étoile.

Il ne s’aperçut pas du sourire de mépris et du haussement d’épaules de son interlocuteur.

Pendant ce temps-là, il se tenait une conversation d’un tout autre genre à l’avant du Prince-Impérial, entre deux jeunes hommes qui avaient bien évidemment cherché l’isolement en se réfugiant dans cette partie du navire, car ils étaient passagers de première classe. Il était facile de le deviner aux chaudes pelisses de fourrure dont ils étaient enveloppés.

Jeunes et élégants, ils avaient un certain air de ressemblance, bien qu’ils ne fussent pas parents. Ils le devaient sans doute à ce qu’ils étaient blonds tous deux, de la même taille et qu’ils avaient vécu ensemble de la même vie désœuvrée depuis plusieurs années.

Nos lecteurs, nous l’espérons du moins, n’ont pas oublié ces deux personnages, MM. du Charmil et de Fressantel, qui ont joué un si triste rôle dans le duel entre le comte de Platen et Raoul de Ferney, l’un des épisodes les plus dramatiques de la Comtesse Iwacheff, dont cette troisième partie de Sang-Maudit est la suite.

Ces deux jeunes hommes, eux aussi, rentraient en France, après s’être réfugiés bravement en Angleterre, en emportant tout l’argent qu’ils avaient pu réunir.

Seulement, le siège de Paris ayant duré plus longtemps qu’ils ne l’avaient prévu, l’armistice était arrivé pour eux bien à propos. Huit jours plus tard, ils en eussent été réduits aux expédients pour vivre.

Du Charmil n’aurait pu s’adresser à son père, qui était sans fortune et, d’ailleurs, ne voulait plus entendre parler de lui. Quant à M. de Fressantel, il n’eût jamais osé écrire à sa famille ; elle devait le penser faisant le coup de feu contre les Prussiens.

De plus, enfin, il avait appris que la propriété restée son unique ressource, car il était à peu près ruiné, avait été pillée et incendiée, et pendant quelques jours, il s’était demandé si ce qu’il avait de plus simple à faire n’était pas de se brûler la cervelle.

Tout, même la mort, lui semblait préférable à une existence autre que celle qu’il avait menée jusque-là, et il allait peut-être en arriver à l’exécution de son projet, lorsque du Charmil le trouva un beau matin, alors qu’il l’avait laissé triste et désespéré la veille, bondissant de joie et chantant à tue-tête, dans la petite chambre qu’il occupait à Oxford’s hôtel.

L’explication de ce changement subi était tout entier dans un entrefilet du journal l’International, ainsi conçu :


« Le brave général de Fressantel vient de succomber aux suites des blessures qu’il avait reçues à Saint-Privat. »


Or, ce général de Fressantel était son oncle, et sa mort le faisait héritier de toute sa fortune ; plus de cent mille livres de rente.

C’est absolument là tout ce que le malheureux avait vu dans cette nouvelle de deuil.

On comprend donc si les deux amis avaient hâte de rentrer à Paris, et de quoi ils s’entretenaient à demi-voix à l’avant du steamer qui les ramenait en France.

Ils n’avaient pas remarqué, dans l’embarcation suspendue à ses pistolets, au-dessus de leurs têtes, un singulier personnage auquel n’échappait pas un mot de leur conversation.

On ne voyait, d’ailleurs, de l’indiscret qu’une tête ébouriffée qui, au moindre mouvement des deux causeurs, disparaissait sans bruit dans le canot comme celle d’une tortue sous sa carapace.

Croyant n’être entendus de personne, MM. de Fressantel et du Charmil ne se gênaient donc pas.

— Oui, mon cher, disait le premier ; mon oncle me laisse quelque chose comme cent mille livres de rente. Tu comprends si je suis prêt à remplir tous mes devoirs de neveu désolé.

— Je croyais qu’il était marié.

— Parfaitement, depuis un an déjà, lorsque la guerre a éclaté ; mais ma tante Mathilde ne lui a pas donné d’enfant.

— En es-tu certain au moins ?

— Tu es fou ! Est-ce que je n’en aurais pas été averti.

— C’est vrai, mon cher baron. Alors voilà ton tortil redoré.

— La pauvre petite femme doit être désolée, elle adorait son mari ; mais peut-être ignore-t-elle encore en ce moment qu’elle est veuve, car elle s’était retirée chez sa mère, près de Caen. Voilà, certes, une nouvelle que je ne me chargerai pas de lui donner. Je n’en aurais pas le courage !

Cette plaisanterie odieuse avait mis fin à l’entretien des deux amis. Il s’était fait à bord un mouvement indiquant que le Prince-Impérial allait entrer dans les jetées de Calais.

Ils s’en retournèrent alors vers l’arrière. Au même instant, celui qui avait recueilli leur conversation bondit sur le pont avec la légèreté d’un chat.

C’était un tout jeune homme de vingt ans à peine, petit, maigre, chétif et vêtu d’une espèce de livrée de groom encore suffisamment propre.

Il avait une de ces physionomies intelligentes et mauvaises, si communes aux enfants de Paris. Déjà sur son visage imberbe, on pouvait lire tous les stigmates du vice et de la débauche.

Après s’être secoué, étiré, pour rendre un peu de souplesse à ses membres engourdis par l’immobilité et le froid, il fit, lui aussi, ses préparatifs de débarquement, en murmurant avec philosophie :

— Ah ! ce n’est pas toi, mon pauvre Louis, qui auras jamais la chance de perdre un oncle à cent mille livres de rente. Il est vrai que toute la famille se compose d’une tante, la mère Françoise, marchande à la toilette et un peu receleuse, dit-on, grande rue des Batignolles, si les obus des Prussiens n’ont pas démoli sa boutique. Tiens ! que je suis bête ; puisque ce monsieur va hériter, il a besoin d’un valet de chambre ; j’vas me présenter. Les jeunes gens, j’aime ça ! Ils laissent toujours traîner de la monnaie !

Et sans hésiter un instant de plus, le jeune passager se mit à la recherche de son futur maître, décidé à tout faire pour entrer à son service.

Grâce aux détails qu’il vient de donner lui-même sur sa famille, nos lecteurs ont reconnu dans ce dernier personnage ce gamin incorrigible dont la Fismoise, quelle que fût son indulgence pour lui, n’avait jamais pu rien faire.

Après l’avoir chassé dix fois, dix fois elle l’avait repris chez elle, puis un beau matin, le digne fils de Jeanne Reboul s’était complètement éclipsé, après avoir dévalisé sa tante, et il n’avait plus osé se représenter devant elle.

Au moment de la déclaration de guerre, il était au service d’un Anglais qui l’avait emmené à Londres ; mais, à la nouvelle de la signature de l’armistice, il s’était hâté, lui aussi, de rentrer en France, convaincu, comme tant d’autres, que c’était le moment d’y venir pêcher en eau trouble.

D’ailleurs, s’était-il dit parfois, il pouvait bien se faire que sa tante fût morte, et elle n’avait somme toute, d’autre héritier que lui.

Seulement, comme ce jeune chenapan était un garçon prévoyant, il songeait, ainsi que nous venons de le voir, à s’assurer d’une place, pour le cas où sa tante vivrait encore et, se souvenant trop bien du passé, refuserait de le recevoir.

Le bateau à vapeur venait d’accoster et les passagers se pressaient pour débarquer.

Le neveu de l’honorable sœur de Jeanne Reboul arriva à temps pour rejoindre M. de Fressantel et son ami. En hommes bien élevés, ils attendaient patiemment que les plus pressés des voyageurs eussent franchi l’échelle.

Pendant ce temps-là, ils examinaient en connaisseurs les passagères qui sortaient de la chambre où elles étaient restées durant la traversée.

Tout à coup Gaston de Fressantel étouffa un cri d’étonnement. Dans une de ces dames, il venait de reconnaître la veuve de son oncle. La jeune femme, toute vêtue de noir, l’avait également vu, car elle se rapprocha immédiatement de lui.

— Mathilde ! dit le jeune homme en se découvrant et en s’efforçant de dissimuler son émotion. Pardonnez-moi, ma chère tante, si j’avais su que vous fussiez à bord, j’aurais été vous présenter mes devoirs et vous offrir mon bras.

— J’arrive d’Allemagne, Gaston, répondit Mme  de Fressantel en étouffant un sanglot. Dieu m’a permis au moins de soigner mon mari jusqu’à son dernier moment. Avant de mourir, il a pu embrasser et bénir sa fille.

— Sa fille ! balbutia le compagnon de du Charmil, en jetant un regard autour de lui.

Il aperçut alors une jeune domestique, la nourrice sans doute, qui portait dans ses bras un enfant d’une année à peine.

C’en était assez pour M. de Fressantel, et, sans la pression de main de son ami, qui le rappela immédiatement à lui, il eût certainement perdu la tête et trahi ses impressions odieuses.

Faisant aussitôt un effort suprême, il se remit assez bien et offrit le bras à la jeune veuve, qui ne pouvait se douter de la haine qu’elle venait de faire naître.

— Avec tout ça, v’là ma position flambée ! dit Louis, qui n’avait rien perdu de cette scène. Pauvre jeune homme ! il n’aura pas eu longtemps les millions de son oncle ! J’aime autant ma tante Françoise ! Après tout, qui sait ? Les enfants, c’est pas immortel ! Il m’intéresse, moi, le petit baron ; je veux le servir tout de même.

Et grimpant l’échelle avec l’agilité d’un mousse, il passa irrévérencieusement entre Félix Pyat et son mystérieux ami, pendant que le brave capitaine du Prince-Impérial murmurait, en suivant des yeux quelques-uns de ses passagers :

— Malheureux pays ! ce n’était pas assez de la guerre et de l’invasion ; maintenant que tu es sans défense, voilà, comme toujours, les oiseaux de proie qui se jettent sur ton corps sanglant !