Marmorat (p. 254-266).

II

Lord Rundely.



Le petit hôtel qu’habitait Jeanne Reboul était une de ces demeures élégantes et confortables que Londres tient toujours à la disposition des étrangers.

Il se composait, au rez-de-chaussée, d’un salon d’attente, d’une salle à manger et d’un office ; au premier étage, d’un boudoir et de deux salons. C’est au-dessus que se trouvaient les chambres à coucher.

Tout cela avait été luxueusement meublé par le propriétaire de l’immeuble, un des grands tapissiers de Londres.

C’était en quittant Clarendon-hôtel, où elle était descendue pour n’y demeurer que soixante-douze heures, que notre héroïne s’était installée à Thurloe square, une quinzaine de jours peut-être avant la soirée de Covent-Garden, où Justin Delon l’avait reconnue.

D’où venait Jeanne Reboul ? Personne ne le savait.

Elle avait signé son bail : « comtesse Vanda Iwacheff », et n’était accompagnée que d’une seule femme de chambre, toute jeune fille, Russe d’origine, qui ne comprenait pas un seul mot d’anglais.

En moins d’une semaine, Jeanne, car nous lui conserverons ce nom, monta complètement sa maison, mais elle continua cependant à vivre en recluse, jusqu’à ce soir où nous l’avons retrouvée à la représentation de Covent-Garden, à laquelle, on peut aisément le deviner, elle ne s’était pas rendue sans but bien arrêté dans son esprit.

Mais, avant d’aller plus loin, nous devons dire rapidement ce qu’avait fait Mme de Ferney depuis ce jour où, vaincue par M. Dormeuil, forcée de s’exiler, elle avait dû quitter la France, le cœur gonflé de haine ; haine qui devait s’accroître en raison même de l’impuissance de celle qui en était possédée.

La sœur de Françoise Moral se réfugia d’abord à Bruxelles, où, sept mois plus tard, lorsqu’elle accoucha d’une petite fille, elle eut soin de déclarer cette enfant avec toutes les formalités exigées par la loi, afin de sauvegarder ses droits dans l’héritage de M. de Ferney.

Sachant que le désaveu d’un enfant adultérin ne peut être poursuivi que par l’époux, et rien, d’ailleurs, ne pouvant prouver que cette fille ne fût pas de son mari défunt, elle était sans inquiétude sur l’avenir de ce petit être, qu’elle ne considéra d’abord que comme un instrument de fortune nouvelle pour l’avenir.

Elle ne fit donc pas même part de sa naissance à M. Dormeuil, se réservant de produire cet acte au moment où cela deviendrait nécessaire, c’est-à-dire à l’époque de la majorité de Raoul, lorsque le moment serait venu de faire la part de chacun des héritiers du malheureux magistrat.

Puis, comme cette petite fille, qu’elle avait nommée Gabrielle, l’aurait embarrassée dans la vie nomade qu’elle était décidée à mener, elle la mit en nourrice aux environs de Bruxelles, chez de braves gens auxquels elle la recommanda avec toute la sollicitude de la meilleure des mères.

Et d’ailleurs, nous devons le dire, soit en raison de l’isolement auquel elle était condamnée, soit en raison de ce que représentait cette enfant, soit enfin parce que Dieu ne voulait pas que le cœur de cette femme fût fermé à tout bon sentiment, afin que, plus tard, elle pût au moins connaître la douleur, et d’ailleurs, disons-nous, Jeanne n’était pas indifférente aux sourires naissants de sa fille.

Lorsqu’elle s’en sépara, en la laissant dans les bras de cette femme qui allait en prendre soin, elle éprouva une sorte d’émotion dont elle hésita à se rendre compte, tant cette émotion lui parut étrange et inconnue.

Mais c’était là, dans l’âme de la fille Méral, un bégaiement trop incertain pour qu’elle le pût comprendre. Elle n’en fut qu’étonnée et n’en partit pas moins pour l’Italie, qu’elle désirait visiter depuis longtemps.

Nous ne suivrons pas Jeanne dans ses stations à Florence, à Rome, à Naples à Venise, où elle passa plus de trois ans, semant sur sa route des passions folles, des ruines et des désespoirs ; nous la retrouverons, six ans après son départ de Paris, à Saint-Pétersbourg, maîtresse de l’un des plus grands soigneurs de la cour de Russie, le comte Pierre Iwacheff.

Le gentilhomme russe, qui ne savait du passé de la jeune femme qu’une seule chose, c’est qu’elle était veuve d’un magistrat français fort honorable, en était follement épris, et il vivait avec elle, presque publiquement, depuis trois ans, lorsqu’il perdit son père.

Certaine de sa toute-puissance sur son amant, Jeanne se hâta de profiter de cet événement pour lui rappeler sa promesse de lui donner son nom dès qu’il serait libre, et le comte, trois mois plus tard, épousait secrètement celle dont il croyait ne pouvoir assez payer l’affection.

En échange de son nom, le comte ne demanda à sa femme qu’un sacrifice : celui de ne rendre public son mariage que lorsqu’une année se serait écoulée.

L’ex-madame de Ferney qui avait atteint son but en reprenant dans le monde la place que voulait son orgueil, accepta cette condition, et comme elle n’avait pas caché à son mari qu’elle avait une fille de son premier mari, elle fit venir Gabrielle à Saint-Pétersbourg.

Installée dans un délicieux hôtel du canal de la Fontanka, la comtesse Iwacheff semblait avoir oublié le passé, entre son époux qui l’adorait toujours et son enfant, la plus ravissante fillette qui se pût voir.

On eût dit qu’elle ne se souvenait plus d’Armand de Serville ni de Justin Delon ; on eût juré enfin qu’elle avait abandonné toutes ses idées de vengeance et qu’elle était une tout autre femme, lorsqu’un matin, au moment où elle demandait au valet de chambre du comte où était son maître, elle vit entrer dans son salon, sans même qu’il se fût fait annoncer, le chef de la police de Saint-Pétersbourg, le général Lemanoff.

— Madame, lui dit ce fonctionnaire après avoir décliné ses titres et qualités, en la saluant à peine, vous avez une heure pour préparer vos malles ; j’ai ordre de vous faire conduire à la frontière.

— À la frontière ! répéta la comtesse en bondissant de son fauteuil ; moi ! pourquoi donc ?

— C’est l’ordre du tsar. Lisez, madame.

Le terrible et inattendu visiteur lui tendait une grande feuille de papier où ses yeux, chargés d’éclairs, parcoururent ces lignes :


« La nommée Jeanne Reboul, veuve de Ferney, se disant comtesse Iwacheff, sera conduite immédiatement hors de l’empire, sans qu’il lui soit permis de communiquer avec personne.

« Le chef de la police ne lui laissera emporter que ses effets et ses bijoux, mais aucuns papiers, sauf ceux qui sont relatifs à ses intérêts à l’étranger. »


— Mais c’est une infamie, monsieur ; mon mari, je veux le voir, s’écria la jeune femme après avoir lu cet ordre implacable.

— M. le comte Iwacheff est en route pour le Caucase, madame, dit le fonctionnaire ; moi, je vous attends. Toute rébellion de votre part serait immédiatement suivie de votre arrestation.

— Puis-je, du moins, connaître le motif de cet exil ?

— Je ne dois vous donner aucune explication.

— J’ai été calomniée auprès de Sa Majesté ; cela est horrible ! Je désire, avant de partir, voir mon ambassadeur.

Son Excellence l’ambassadeur de France sait ce qui se passe et l’approuve.

Atterrée, Mme de Ferney se laissa retomber dans son fauteuil. Vivant depuis trop longtemps en Russie pour n’en pas connaître les mœurs administratives, elle savait qu’elle n’avait qu’à se soumettre, et son orgueil se révoltait moins encore de la mesure dont elle était l’objet que de l’impossibilité d’y résister.

— Vous me permettrez, je l’espère, d’écrire à mon mari ? demanda-t-elle.

— J’ignore où il se rend et il l’ignore lui-même, répondit le chef de la police. Le lieu de sa résidence ne lui sera désigné que lorsqu’il sera arrivé dans la ville pour laquelle il est parti.

— C’est bien, monsieur. Pourrai-je emmener Sonia, ma femme de chambre ?


— Excepté votre acte de mariage qui, bien certainement, est entre vos mains.


— Je n’ai pas l’ordre de m’y opposer.

Mme de Ferney se leva et sonna cette domestique, qui arriva aussitôt, la physionomie bouleversée. Elle savait qui était auprès de sa maîtresse, et cela l’effrayait.

— Je pars dans une heure, Sonia, lui dit Jeanne, fais mes malles. Si tu le veux, tu m’accompagneras.

— J’irai avec madame, répondit la jeune fille, sans hésitation.

Ainsi que tous ceux qui approchaient la terrible charmeuse, Sonia avait été séduite et lui était entièrement dévouée.

— Vous savez, madame, reprit le général Lemanoff, que mes instructions m’ordonnent d’assister à vos préparatifs de départ et que, sauf les papiers relatifs à vos affaires personnelles en France, vous ne devez en emporter aucun.

— Je n’en ai pas d’autres.

— Excepté votre acte de mariage qui, bien certainement, est entre vos mains.

— Cet acte doit être chez le comte ; moi, je ne l’ai pas. Si vous voulez me suivre, je ne prendrai que les objets que vous m’autoriserez à emporter.

En disant ces mots, Mme de Ferney passa la première et monta dans son appartement.

Le général la suivit dans sa chambre à coucher, et rien n’entra dans les cinq grandes malles que Jeanne fit remplir de robes et de linge sans qu’il l’eût examiné avec un soin de commissaire-priseur.

Pendant tout le temps que nécessitèrent ces préparatifs, la jeune femme n’adressa pas la parole à son surveillant. Les quelques mots qu’il lui avait dits à propos de son acte de mariage lui avaient fait comprendre le motif de son expulsion de l’empire.

Elle succombait, c’était évident pour elle, à un complot de famille, à la tête duquel s’était mise la comtesse douairière Iwacheff, qui s’était toujours opposée à son union avec son fils et n’avait jamais voulu la voir.

— Maintenant, dit-elle au directeur de la police lorsqu’elle eut terminé et en ouvrant un petit meuble de Boulle dans lequel se trouvaient des lettres et divers papiers, voulez-vous examiner tout cela et voir ce que je puis prendre ?

— Parfaitement, madame, répondit le fonctionnaire.

Et, feuilletant l’une après l’autre les lettres, lisant tous les papiers, il ne laissa à la disposition de sa prisonnière que ce qui était étranger à ses relations avec son mari. Des autres documents, il fit un paquet qu’il glissa dans une large poche de sa pelisse.

Cette étrange besogne achevée, il dit à Mme de Ferney :

— Si vous êtes prête, nous pouvons partir.

— Il me reste, monsieur, à régler les comptes de mes gens et de quelques-uns de mes fournisseurs, observa Jeanne.

— N’en prenez pas souci, tout cela sera fait par mes soins.

— Alors partons.

Le général lui fit signe de descendre la première ; elle obéit et arriva dans le vestibule du rez-de-chaussée sans avoir aperçu aucun de ses domestiques, quoique Sonia, bien certainement, dût leur avoir annoncé le départ de leur maîtresse.

Mais tous les gens de la maison, par ordre, se tenaient à l’écart.

Une voiture était sur le pas de la porte.

Jeanne y prit place avec sa fille, sa femme de chambre et son geôlier, et le cocher, qui avait reçu ses instructions, partit aussitôt.

Un quart d’heure après, le général Lemanoff offrait sa main à Mme de Ferney pour l’aider à mettre pied à terre devant le bateau à vapeur de Dantzig.

— Ah ! c’est par mer que vous m’expédiez, monsieur, fit-elle ironiquement, en se dirigeant vers la passerelle qui mettait le steamer en communication avec le quai.

— On a pensé que le voyage serait de la sorte moins fatigant pour vous, répondit le fonctionnaire du même ton flegmatique dont chacune de ses phrases avait toujours été accompagnée.

Et, montrant le chemin à l’exilée, il la conduisit à bord dans la cabine retenue pour elle à l’avance.

Arrivée là, il lui dit, en désignant un individu d’assez mauvaise tournure qu’il avait trouvé sur le pont du bâtiment et qui l’avait suivi :

— Monsieur que voici est l’agent chargé de vous accompagner à Dantzig. Il a l’ordre de ne pas vous laisser descendre à terre à Riga, où le bateau à vapeur fait escale.

Jeanne leva sur l’agent ses grands yeux dont elle connaissait la toute-puissance ; mais le général Lemanoff surprit au passage le regard de Mme de Ferney et il ajouta avec un sourire ironique :

— Oh ! ne cherchez pas à acheter la complaisance de cet homme, car je vous assure que vous n’y parviendriez jamais. Pendant le voyage, sa surveillance n’aura rien de vexatoire, et il ne tient qu’à vous de passer à bord pour une voyageuse ordinaire ; personne, pas même le capitaine, ne connaît rien de ce qui vous concerne. Vous êtes inscrite sur le livre des passagers sous le nom de Mme de Ferney. À Dantzig, vous serez libre, mais je dois vous faire une dernière recommandation : ne tentez pas de rentrer en Russie, car vous seriez immédiatement arrêtée et dirigée vers la Sibérie.

Ces mots prononcés, le chef de la police salua et sortit avec son agent.

Quelques minutes après, le steamer, qui était sous pression, démarrait pour descendre le fleuve.

Restée seule dans sa cabine avec Sonia, Jeanne demeura quelques instants pensive, les sourcils contractés et ses petites mains crispées, puis elle releva la tête, fit un de ces gestes de résolution qui lui étaient familiers, donna quelques ordres à sa femme de chambre au sujet de Gabrielle, qui, ne comprenant rien à tout ce qui se passait, était heureuse de voyager, et elle monta sur le pont en murmurant :

— Encore une partie perdue ; car, je ne me le dissimule pas, la lutte est impossible, et lors même que je pourrais correspondre avec mon mari, lors même qu’il pourrait venir me rejoindre, ce ne serait plus, pour moi, à l’étranger, qu’une existence médiocre qui ne saurait me satisfaire. Eh bien ! tant pis pour ceux qui sont restés en France et que j’avais oubliés ! Il faudra que Paris me rende ce que m’a pris Saint-Pétersbourg.

Le bateau filait à toute vapeur.

Deux jours plus tard, Mme de Ferney débarquait à Dantzig et se faisait conduire dans un des principaux hôtels de la ville.

De là, elle écrivit au comte Kicheneff, qui était un des amis de son mari et aussi un très grand ami à elle-même ; puis, trois jours après, elle partit pour Berlin, où la réponse du comte lui parvint le surlendemain de son arrivée.


« Madame, lui écrivait le gentilhomme, j’ai une nouvelle bien triste à vous annoncer. On raconte ici, et je crains que cela ne soit vrai, que le comte Iwacheff a succombé dans la lutte qu’il a engagée avec les gardes qui étaient chargés de le conduire à l’armée du Caucase.

« Cette affaire fait beaucoup de bruit à Saint-Pétersbourg et y cause la plus pénible impression. Si la mort, de votre mari vient par bonheur à être démentie, je ne manquerai pas de vous le faire savoir à l’adresse que vous m’indiquerez, car je pense bien que vous n’allez pas habiter l’Allemagne.

« Quant aux motifs de la mesure sévère qui a été prise à votre égard, ce n’est ici un secret pour personne, et je dois avouer qu’on prévoyait un peu ce qui est arrivé.

« Vous n’ignorez pas qu’un gentilhomme russe, attaché à la personne de Sa Majesté, ne peut se marier sans son autorisation ; or, le comte Iwacheff, bien qu’en congé illimité, n’était pas moins au service, et, depuis plusieurs mois, sa mère, qui ne lui avait pas pardonné son mariage avec vous, était en instance auprès du tsar pour qu’il prononçât la nullité de votre union.

« Je le savais, ainsi que la plupart de vos amis. Si je ne vous ai pas prévenue, ce n’a été que pour ne pas vous inquiéter, peut-être inutilement, car nous espérions tous que Sa Majesté reculerait devant ce scandale et n’userait pas envers une femme telle que vous de son droit rigoureux.

« Mais la comtesse douairière Iwacheff a été la plus forte. Elle est aujourd’hui cruellement punie, si véritablement son fils est mort.

« Ai-je besoin de vous dire, madame, combien je vous plains et aussi de vous affirmer que mon dévouement pour vous n’a pu que s’accroître du malheur immérité qui vous frappe ? »


On voit que le comte Kicheneff gardait à l’égard de la jeune femme toutes ses illusions.

— Allons ! c’est bien, se dit Jeanne après avoir lu cette lettre sans qu’il s’éveillât en son cœur un mouvement de compassion ou de regret pour l’homme auquel son amour avait coûté la vie ; me voilà, du même coup, veuve et ruinée, du moins à peu près. Un mari, je n’en chercherai certes pas d’autre ; mais c’est une fortune à refaire !

Elle ne considérait pas comme une fortune suffisante les rentes qu’elle touchait très exactement, tous les trois mois, par l’intermédiaire de son avoué de Paris.

Elle avait voulu qu’il en fût ainsi, afin que ni M. Dormeuil, l’exécuteur testamentaire de son premier mari, ni le notaire de la famille de Ferney, ne connussent jamais le lieu de sa résidence.

Quelques jours après la réception de la lettre du comte Kicheneff, à qui elle répondit quelques mots de remerciement, Mme de Ferney partit pour Bruxelles.

Son premier soin, en arrivant dans cette ville, fut de se mettre à la recherche d’un bon pensionnat, car elle ne voulait pas emmener sa fille à Londres.

Elle trouva aisément ce qu’elle cherchait dans le faubourg d’Ixelles, l’endroit le plus sain de la ville, et elle ne s’éloigna que lorsqu’elle fut bien certaine que Gabrielle, qui n’avait que huit ans, se ferait à cette existence nouvelle et aussi après l’avoir recommandée à la maîtresse de l’institution avec l’insistance de la meilleure mère.

Du reste, le sentiment maternel qui s’était éveillé dans le cœur de Jeanne, au lendemain de la naissance de sa fille, n’avait fait que grandir. Elle aimait réellement cette enfant, qui était adorable en tous points.

Gabrielle promettait d’être aussi belle que sa mère et elle avait dans le caractère la spontanéité et la sensibilité de celui qu’on croyait son père, Armand de Serville.

Jeanne, — cela se rencontre souvent chez les femmes les plus bas tombées, — rêvait pour sa fille un avenir tout de pureté.

Près d’elle, elle redevenait jeune, retrouvait les chastes sourires de son enfance et oubliait le passé.

Bien certainement, c’était surtout pour sa fille qu’elle maudissait la catastrophe qui l’avait, une seconde fois, chassée du monde honnête où elle espérait trouver plus tard un mari titré pour celle qui s’appelait Mlle de Ferney et était une riche héritière, car sa mère savait bien que, quoi que pût tenter M. Dormeuil, Gabrielle aurait sa part dans la succession de celui dont elle portait légalement le nom.

Aussi ne se sépara-t-elle de la fillette qu’avec un véritable déchirement et en se promettant de la faire venir auprès d’elle dès que les circonstances le lui permettraient.

C’est dans la situation sociale due aux événements que nous venons de raconter que nous retrouvons Jeanne à Thurloe square, après son succès à Covent-Garden.

Nous avons dit que notre héroïne, restée merveilleusement belle, bien qu’elle eût dépassé la trentaine depuis déjà quelques années, s’était étendue sur une chaise longue, après avoir quitté sa toilette de soirée.

Debout auprès d’elle, Sonia la contemplait avec le sourire sur les lèvres.

— Qu’as-tu donc ? lui demanda-t-elle ; je ne t’ai jamais vu la physionomie aussi joyeuse depuis notre départ de Russie.

— Pardonnez-moi, madame, répondit la jeune fille, mais je suis heureuse parce qu’il me semble que vous êtes moins préoccupée que ces jours derniers. Auriez-vous reçu une gentille lettre de Mlle Gabrielle ?

À ce nom de sa fille, Mme de Ferney ne put retenir un tressaillement ; une imperceptible rougeur envahit son front.

C’est, qu’elle songeait peu à son enfant, et son nom si pur, prononcé au moment où elle, sa mère, était toute à une œuvre inavouable, lui semblait un reproche.

Mais ce murmure de sa conscience ne dura qu’une seconde, et elle reprit aussitôt :

— Non, je n’ai pas de nouvelles de Bruxelles, — elle n’osait dire : de Gabrielle ; — mais j’ai diverses recommandations à le faire. Tu donneras l’ordre, demain matin, à l’antichambre, de t’appeler s’il venait un visiteur, et si quelqu’un, à la maison ou dehors, demandait des renseignements sur moi, qu’on réponde tout simplement et sans mystère que je m’appelle la comtesse Iwacheff et que je suis arrivée depuis un mois à peine. À partir de demain, j’ai l’intention de vivre moins retirée.

— Ah ! tant mieux ! madame, s’écria gaiement Sonia, qui, faite à la vie fastueuse et bruyante qu’on menait à l’hôtel du canal de Fontanka, avait peur que sa maîtresse ne s’isolât trop. Je n’oublierai pas de transmettre votre ordre en bas. Faudra-t-il qu’on selle Djali demain matin ?

Djali était un fort beau cheval que Jeanne avait essayé quelques jours auparavant.

— Oui répondit-elle, j’irai faire un tour au parc vers dix heures. Tu peux te coucher, je n’ai plus besoin de toi. Viens ouvrir demain matin à neuf heures.

Sonia se retira après avoir baisé la main de sa maîtresse, qui resta seule, toute à ses rêves de séduction.

Ainsi que nous l’avons dit plus haut, c’était dans un but bien arrêté dans son esprit qu’elle s’était rendue à Covent-Garden.

Décidée à refaire la fortune que lui avait enlevée son expulsion de Russie, elle était venue à Londres dans l’intention formelle de séduire quelqu’un de ces gentlemen colossalement riches qui sont toujours disposés aux folies, aussi bien par orgueil que pour la satisfaction de leurs passions ; et c’était sur lord Rundely qu’elle avait jeté les yeux.

Elle avait pressenti que sa beauté et le mystère dont elle s’entourait l’attireraient vers elle. Nous savons que, du premier coup, elle avait réussi.

Le lendemain, vers dix heures, elle monta à cheval, et sa promenade à Hyde-Park fut un véritable triomphe. Elle rentra à Thurloe square suivie de plusieurs cavaliers qui ne la quittèrent que sur le pas de sa porte, et Sonia, lui remit, aussitôt après son arrivée, une carte sur laquelle étaient tracés ces mots : « Lord Rundely sollicite de madame la comtesse Iwacheff l’honneur de lui présenter ses respectueux hommages. »

Tom, on le voit, n’avait pas perdu son temps.

Dès l’aube, en effet, il était venu rôder autour des écuries de la comtesse, et les palefreniers qu’il avait accostés sous le prétexte de les complimenter sur la beauté de leurs chevaux lui avaient appris tout ce qu’il désirait savoir.

Quant à lord Rundely, à qui l’adroit domestique avait raconté avec force détails sa campagne de la veille, il s’était montré plus généreux encore qu’il ne l’avait promis. Au lieu de vingt livres Tom en avait reçu quarante, ce qui lui avait permis de ne pas regretter son pourboire au cocher de son cab.

Remontée dans son appartement, Jeanne répondit aussitôt :


« Bien que la comtesse Iwacheff vive dans une retraite presque absolue et qu’elle ne connaisse lord Rundely que de nom, elle aura l’honneur de le recevoir demain, dans l’après-midi, de trois à cinq heures. »


Une heure après, on lui apportait, avec un bouquet des fleurs les plus rares, une seconde carte où n’étaient écrits que ces mots :


« Remerciements et hommages. »


Le lendemain, à trois heures, Jeanne était sous les armes.

Rehaussée par une toilette de maison d’un goût exquis, jamais sa beauté n’avait été plus provocante. Lorsque lord Rundely, que son habitude des amours faciles et le peu de mal qu’il avait eu à se faire recevoir par l’étrangère disposaient à des idées de conquête cavalière, entra dans le salon où l’attendait la pseudo-comtesse, il demeura un instant sur le seuil, véritablement ébloui.

Puis, se remettant un peu, il ne trouva pour saluer la jeune femme qu’une phrase peut-être brutale, mais qui avait du moins le mérite d’exprimer bien complètement ce qu’il ressentait :

— Ah ! madame, dit-il en saluant : bien que je vous aie admirée l’autre soir, je ne vous croyais pas aussi merveilleusement belle.

Mme de Ferney ne répondit que par un sourire.

Une demi-heure après, Jeanne et le lord étaient les meilleurs amis du monde.

L’Anglais était un homme de beaucoup d’esprit, et Mme de Ferney possédait une érudition rare, même chez les femmes le mieux élevées, de sorte que le gentleman et son hôtesse purent prendre, pour arriver à parler d’amour, une de ces routes de traverse qui, quoique allongeant un peu le chemin, n’en conduisent que plus sûrement au but.

En s’éloignant après cette première visite, le gentleman était follement amoureux, et il laissait Jeanne bien assurée de sa victoire.

Morris Rundely revint le lendemain, puis les jours suivants, moins hardi qu’il ne s’était proposé de l’être, mais de plus en plus épris ; et une semaine s’était à peine écoulée, qu’il tombait aux pieds de la charmeresse en la suppliant de ne pas le faire languir plus longtemps.

— Vous allez bien vite, mon ami, répondit-elle en souriant et en le repoussant doucement ; vous m’aimez, je le crois, et je vous avoue que j’éprouve moi-même pour vous une certaine sympathie, mais pensez donc que, moi, je ne vous aime pas encore.

— Que faudrait-il faire pour que vous m’aimassiez un peu ?

— D’abord, mon cher lord, il faudrait que je vous aimasse beaucoup. Une femme comme moi, — je ne suis plus une jeune fille, — ne subit ni les entraînements de l’orgueil, ni ceux des sens. Ce qu’elle fait est sans excuse ; continuez donc courageusement votre cour, et attendez… sans désespérer.

En disant ces mots, Mme de Ferney tendit à son adorateur une petite main sur laquelle il imprima ses lèvres en gémissant :

— C’est bien, j’attendrai.

Une quinzaine de jours s’écoulèrent ainsi, et, à chacune de ses visites, lord Rundely devenait plus pressant, car il aimait Jeanne avec passion, lorsqu’il lui dit un soir :

— Vous savez que mes amis commencent à concevoir quelques inquiétudes à mon sujet.

— Oh ! mon Dieu ! et pourquoi ? demanda la jeune femme dans un éclat de rire.

— Parce que, ne me voyant plus au club, ils cherchent où je passe mes soirées.

— Vous n’avez pas fait, quelques confidences à sir William Stanley ?

— Aucune, répondit le maître de Tom en rougissant un peu, car il se souvenait du pari qu’il n’avait gagné encore qu’en partie.

— Oh ! ce n’est pas, reprit Mme de Ferney, que je tienne à ce que vous fassiez mystère de vos visites chez moi. Rassurez donc vos amis, je ne m’en formaliserai en rien.

— Soyez plus aimable encore ! Permettez-moi de vous présenter quelques-uns d’entre eux. Offrez-nous le thé un de ces soirs.

— Je ne connais pas ces messieurs, même de nom, même de vue, sauf M. Stanley.

— Alors, autorisez-moi à leur offrir le thé ici.

— Ah ! pardon, en France et en Russie, aussi bien qu’en Angleterre, je le crois du moins, on ne reçoit ses amis que chez soi où chez… sa maîtresse, disons le mot.

— Hélas ! pourquoi ce mot n’exprime-t-il pas une vérité qui me rendrait le plus heureux des hommes ! mais, en recevant ainsi mes amis, ils seraient un peu chez moi.

— Comment cela ?

— J’ai acheté cette maison telle qu’elle est. En voici l’acte de vente de John Burly, le tapissier, votre ex-propriétaire, il n’y manque plus que le nom du nouveau possesseur. J’ai voulu qu’il restât en blanc pour que vous puissiez l’écrire vous-même.


— Vous, vous, enfin ! — Jeanne et Justin s’étaient reconnus.


En prononçant ces mots d’une voix émue, Morris Rundely tendait à Jeanne un acte en bonne et due forme, qui se terminait par un reçu de quinze mille livres prix de l’immeuble portant le no 4 de Thurloe square.

— Mais, mon cher ami, dit en riant Mme de Ferney, qui, d’un seul coup d’œil, avait vu ces chiffres et aussi la place vide qui n’attendait plus qu’un nom, si je voulais, je serais chez moi.

— Absolument, pardonnez-moi !

L’amoureux s’était mis à genoux.

— Alors vous seriez vraiment un peu chez vous.

— Oh ! seulement si vous le vouliez bien ; comme les esclaves sont chez eux dans la maison de leur maître.

— Alors, invitez vos amis pour demain soir, vous leur offrirez le thé… chez nous.

Et, retirant ses deux mains que l’Anglais couvrait de baisers, Jeanne s’élança dans la pièce voisine dont elle ferma vivement la porte sur elle.

Le gentleman poussa un cri de joie et se releva, le visage rayonnant.

Puis, lorsque Sonia parut quelques secondes après pour l’accompagner jusqu’au rez-de-chaussée, il lui glissa une poignée de souverains et sortit, ivre de bonheur.

Pendant ce temps-là, la pseudo-comtesse relisait attentivement l’acte qui la rendait propriétaire de son hôtel et murmurait :

— Allons, la bonne chance est revenue. Près d’un demi-million pour son début, lord Rundely fera bien les choses.