Marmorat (p. 241-253).


Ce soir-là, Mario et la Patti chantaient La Lucia à Covent-Garden.

DEUXIÈME PARTIE

LA COMTESSE IWACHEFF


I

Covent-Garden.



Ce soir-là, Mario et la Patti chantaient La Lucia à Covent-Garden, le théâtre consacré à Londres au répertoire italien. La salle était comble et présentait, dès le premier acte, le plus splendide coup d’œil, car nos voisins d’outre-Manche, qui se montrent si libres d’allures chez les autres, sont, chez eux, pleins de respect pour la forme.

En effet, l’Anglais qui se gêne peu pour se présenter partout à Paris, même à l’Opéra, en jaquette de voyage et la lorgnette en bandoulière, n’entre pas à Londres dans le plus petit théâtre sans être en toilette de soirée.

Du reste, en Angleterre, tout gentleman endosse l’habit noir et se cravate de blanc dès six heures du soir.

Dans nul pays on ne consomme autant de fleurs. Laissant aux élégants les gardénias et le lilas blanc, le plus modeste employé, dès la sortie de son bureau, orne sa boutonnière d’une rose ou d’une marguerite.

Covent-Garden était donc des plus brillants.

Les loges y étincelaient de jolies femmes et de diamants ; le prince de Galles occupait l’avant-scène de droite avec le grand-duc Constantin, son hôte depuis quelques jours.

Il n’y avait plus une place vide, sauf une loge de face. On s’étonnait beaucoup, pendant le premier entr’acte, qu’elle restât inoccupée, lorsqu’on y vit apparaître une femme sur laquelle se fixèrent immédiatement tous les yeux. Elle était, il est vrai, admirablement belle et mise avec un goût parfait.

D’une taille au-dessus de la moyenne, elle avait les plus splendides épaules du monde, et elle permettait de les admirer, décolletée, ainsi qu’elle l’était, avec cette pudeur provocante que possèdent seules certaines charmeresses.

À son cou et autour de ses bras, un collier et des bracelets d’un prix inestimable. Dans toute son attitude, dans l’expression de sa physionomie, dans le calme de son visage, il semblait régner quelque chose de fatal et de dominateur.

Quel était son âge ? Avait-elle plus ou moins de trente ans ! Il était impossible de le dire. Sa beauté était de celles qui échappent à toute affirmation de ce genre.

Mais ce qui, peut-être, excitait davantage encore la curiosité des habitués de Covent-Garden, c’est que la spectatrice retardataire était une inconnue pour ces gentlemen qui faisaient profession d’être au courant de tout ce qui intéressait le high-life et la galanterie londonienne.

Aussi les lorgnettes ne quittaient pas la loge de la belle étrangère, qui paraissait, d’ailleurs, complètement indifférente à l’admiration dont elle était l’objet.

Elle n’avait pas remarqué un spectateur qui, placé tout en haut, à la troisième galerie, la dévorait d’un regard fiévreux.

Cet individu, évidemment, n’était pas un Anglais. Cela se devinait à son teint, à la coupe de sa barbe, à son costume même. Après avoir brusquement séparé les spectateurs qui se trouvaient devant lui, il se tenait penché dans le vide.

Il ne fallut rien moins que les menaces de ceux qu’il avait dérangés pour qu’il se décidât à se rejeter en arrière lorsque l’orchestre eut commencé l’introduction au second acte du chef-d’œuvre de Donizetti.

Mais pendant tout ce second acte, notre personnage n’accorda pas la moindre attention à ce qui se passait sur la scène, et le rideau était à peine tombé qu’il quitta sa place pour s’élancer à travers les escaliers.

Une fois dans le vestibule du rez-de-chaussée, il le fouilla rapidement du regard et, ne trouvant pas sans doute, ce qu’il voulait, il franchit le seuil du théâtre et traversa la rue pour entrer, dix pas plus loin, dans un cabaret de bas étage, où fumaient et buvaient une quinzaine de ces individus qui vivent à Londres, ainsi qu’à Paris, aux alentours des salles de spectacle : commissionnaires, ouvreurs de portières, marchands de journaux et de contremarques, et pickpockets.

— C’est toi que je cherche, dit-il en français à un grand gaillard d’assez mauvaise mine qui, le dos au comptoir du bar, buvait un verre de gin.

— Comme tu es pâle, lui répondit celui-ci dans la même langue. Qu’as-tu donc ?

— Sortons, je vais te le dire.

L’interpellé lampa d’un trait ce qui restait de liquide brûlant dans son verre et suivit son compatriote.

— Sais-tu qui je viens de voir ? dit notre inconnu à son ami dès qu’ils furent dans la rue.

— Qui tu viens de voir ? Où ça, d’abord ? Ah ! au théâtre, car monsieur va au spectacle comme un gentleman.

— Oui, au théâtre, dans une loge des premières, couverte de diamants, objet de l’admiration de toute la salle. J’ai cru d’abord que j’avais une hallucination.

— Enfin, qui ? Je ne suis pas devin, que diable !

— Jeanne Reboul ! Oui, Jeanne, plus belle que jamais !

— Jeanne Reboul ! Allons, décidément, mon pauvre Justin, tu finiras par devenir fou ! Comment veux-tu que ta Jeanne Reboul soit en Angleterre, à Londres, dans une loge à Covent-Garden ? Tu la vois toujours et partout ! Tu n’es pas guéri au bout de dix ans et après tant de misère !

— Je l’ai bien reconnue ! Ah ! je ne me suis pas trompé !

— Eh bien ! soit ! Et après ? Je suppose que tu n’es pas venu me chercher pour que je te présente à elle !

— Oh ! je t’en prie, ne plaisante pas, car en la voyant toutes mes idées de vengeance me sont revenues. Ce que je veux, c’est savoir où elle demeure. Il faut que je lui parle. Je la croyais loin et je l’oubliais, à peu près du moins ; maintenant que je la sais près de moi, je sens que ma haine et mon amour n’étaient qu’endormis.

— Bref, que veux-tu faire ?

— La suivre ! Et, pour cela, il me faut ton aide, mon brave Claude. Je vais rentrer au théâtre pour guetter le moment de sa sortie. Toi, pendant ce temps-là, découvre sa voiture, interroge ses gens. Si tu ne peux te faire dire son adresse, nous la suivrons. Retiens un cab et fais-le nous attendre au coin de Garrick-street.

— Soit ! Il faut toujours faire ce que tu veux. Mais que le diable vous emporte tous deux ! Elle avait bien besoin de venir ici pour que tu en redeviennes amoureux ! Rentre dans la salle ; tu me retrouveras sous le péristyle, à la sortie.

— N’attends pas la fin du spectacle, car peut-être partira-t-elle plus tôt.

— Sois tranquille. Je vais me mettre à la recherche de sa voiture. Ensuite je retiendrai un cab et prendrai la faction.

Tout ainsi convenu, Justin Delon remonta rapidement à sa place, pendant que Claude Manouret se dirigeait en haussant les épaules vers Garrick-street, où stationnaient les voitures des habitués de Covent-Garden.

On se souvient qu’après le monstrueux attentat qu’il avait commis à l’hôtel de Rifay en étranglant la petite Berthe, Manouret s’était sauvé à Londres, où il se cachait sous le nom de Jack Bertrand.

Là, tout naturellement, il avait retrouvé Justin qui s’y était réfugié depuis déjà plusieurs mois, car ainsi que Françoise en avait émis l’opinion à sa sœur, en lui disant : ces gens-là, ça revient toujours sur l’eau, l’ex-intendant de la Marnière ne s’était pas noyé, lorsque, pour échapper aux conséquences de son attentat contre Jeanne Reboul, il s’était jeté à la Seine.

Le train de bois sous lequel on l’avait cru englouti avait, au contraire, été son salut, car il s’y était accroché, sans même être vu de ceux qui le dirigeaient, et il avait ainsi descendu le fleuve jusqu’à Billancourt, où il avait gagné à la nage la berge déserte.

Il était ensuite rentré à Paris, avait pris chez son logeur tout ce qu’il possédait et il était parti le lendemain matin sans donner de ses nouvelles à personne, même à Manouret.

Vingt-quatre heures plus tard, il était sorti de France par la frontière belge et il avait pu alors, sans être inquiété, se rendre en Angleterre par Ostende.

Mais à Londres, l’isolement, la misère, l’ambition, le vague espoir de se venger un jour l’avaient jeté au milieu de cette population française interlope, qui vit aux alentours de Leicester square et se compose en partie de condamnés politiques et aussi, sans que ceux-ci s’en doutent, de nombreux repris de justice, ou de misérables que la loi n’a pu encore atteindre, tels, par exemple que l’ancien amant de Françoise Méral.

Claude, toutefois, s’était bien gardé de faire connaître à Justin le véritable motif de son exil, car, si bas que fût tombé celui-ci, il aurait repoussé avec horreur la main du misérable.

Il lui avait dit que, compromis après son départ, dans des affaires de sociétés secrètes, il avait dû fuir Paris, et ce mensonge l’avait fait accueillir aussitôt comme un frère malheureux, non seulement par Delon, mais encore par tous ces réfugiés auxquels l’Angleterre donne si volontiers asile.

Puis, comme il avait dû expliquer la provenance de l’argent qu’il possédait, car il n’était pas homme à vivre de privations lorsqu’il avait le gousset garni, il avait prétendu que, juste au moment de son départ forcé, il s’était présenté, pour l’hôtel de Reims, un acquéreur qui avait payé cher et comptant.

La main facilement ouverte pour ses amis et même pour ses camarades les moins intimes, Manouret avait tiré Justin de la misère profonde dans laquelle il vivait à Londres, et l’avait nourri et vêtu jusqu’au moment où, recommandé par des républicains, il était entré comme secrétaire chez lord Rundely, membre du Parlement et surtout viveur fort en renom à cette époque.

Delon était chargé de lire les journaux français et de tenir son maître au courant de tous les événements politiques intéressants dont la France et Paris étaient le théâtre.

C’était là une position tout à la fois intelligente et lucrative, et Justin l’occupait depuis deux années à la satisfaction de lord Rundely, lorsque nous le retrouvons tout à coup à Covent-Garden, en face de cette femme qui l’avait trahi, déshonoré, et pour laquelle il avait voulu mourir.

Car c’était bien Jeanne qui assistait à cette représentation de gala ; son ancien amant ne s’était pas trompé.

Pendant que se passait, entre Manouret et Justin, cette scène que nous venons de raconter, on ne s’occupait pas moins de la belle étrangère dans une loge où étaient réunis une demi-douzaine des représentants les plus distingués de l’aristocratie anglaise.

Cette loge, située au rez-de-chaussée, était celle de lord Rundely, et les gentlemen qui s’y trouvaient, frappés, comme tous les autres spectateurs, de la beauté de l’inconnue, s’étaient mis aussitôt en campagne pour avoir des renseignements auprès de ceux de leurs amis qui assistaient à la représentation, mais inutilement ; personne ne la connaissait ; on ne l’avait jamais vue à Londres, dans aucun endroit public.

— Ma foi, messieurs, dit sir William Stanley, un des intimes de lord Rundely, voilà ou jamais l’occasion de faire un pari charmant, et je le propose : cent livres à celui de nous qui découvrira le premier l’adresse, le nom et l’état civil de cette femme.

— Accepté ! répondirent en riant ceux auxquels s’adressait sir William.

— Accepté, répéta celui dont Justin était le secrétaire, et j’ajoute : mille livres pour celui d’entre nous qui, le premier,… nous offrira le thé chez elle.

Cette excentrique proposition ayant été reçue avec un véritable enthousiasme, les parieurs se séparèrent aussitôt pour dresser leurs plans de campagne.

Resté seul, le membre du Parlement s’accouda sur le bord de sa loge et leva les yeux sur celle qu’il venait de traiter, ou à peu près, comme un cheval de course.

Ses regards se rencontrèrent aussitôt avec les siens.

On eût dit que l’étrangère avait deviné ce qui venait d’avoir lieu.

Bien que sa physionomie restât calme et même un peu dédaigneuse, ses yeux chargés d’éclairs demeuraient fixés avec une telle insistance sur le noble lord que toute la salle le remarqua.

Morris Rundely avait à cette époque une quarantaine d’années. C’était un gentleman de grand air, colossalement riche, sceptique, et, quoique d’opinions libérales, ou peut-être même parce qu’il professait ces opinions, très autoritaire.

Menant de front les affaires et le plaisir, il passait pour un des viveurs les plus infatigables des Trois-Royaumes.

Rien ne lui coûtait, disait-on, pour arriver à ses fins, lorsqu’il s’agissait d’atteindre un but politique ou de réussir auprès d’une jolie femme.

Le pari qu’il venait d’accepter et celui qu’il avait ensuite proposé lui-même étaient bien dignes de lui. Seulement, après avoir examiné la splendide inconnue plus attentivement encore qu’il ne l’avait fait avant de s’en entretenir avec ses amis, il la trouva si merveilleusement belle et se mit à la désirer si vivement, qu’il se jura d’être vainqueur dans ce singulier steeple-chase dont une femme était le point d’arrivée.

Alors, après avoir, pour ainsi dire, échangé un dernier regard avec l’étrangère, car celle-ci continuait à ne pas le quitter des yeux, il sortit, descendit dans le vestibule où attendent les gens de maison, et, avisant là son valet de pied, lui fit signe de le suivre.

Le domestique ayant obéi, son maître l’emmena jusque dans sa loge où, lui montrant l’étrangère, il lui dit :

— Tom, vous aurez vingt livres si, demain matin, en m’éveillant, vous me donnez le nom et l’adresse de cette dame. Regardez-la bien, afin de la reconnaître à la sortie. Si vous ne découvrez ce que je désire qu’après-demain, vous n’aurez droit qu’à dix livres. Si vous n’avez pu réussir dans soixante-douze heures, vous ne ferez plus partie de ma maison. Allez ! Vous êtes libre pour toute la nuit.

Tom, qui était un de ces serviteurs flegmatiques, mais admirablement stylés, comme il s’en trouve en Angleterre, ne témoigna pas la moindre surprise : il regarda longuement la jeune femme et répondit :

— J’ai bien compris, milord.

— Ce n’est pas tout. Non seulement j’ai intérêt à découvrir le nom et l’adresse de cette dame, mais encore je voudrais savoir cela avant quelques-uns de mes amis, sir William Stanley entre autres. Or comme il est probable que ces messieurs, dont vous connaissez les gens, leur donneront les mêmes instructions que vous venez de recevoir, tâchez d’être le plus fin, c’est-à-dire d’arriver bon premier.

— J’espère que je satisferai complètement Votre Honneur.

Et, saluant respectueusement son maître, Tom sortit à reculons.

Il monta d’abord au premier étage pour voir si l’étrangère n’avait pas mis un de ses domestiques à la portée de sa voix.

Il n’y avait personne, et l’ouvreuse à laquelle il s’adressa ne put lui donner aucun renseignement à propos de la livrée des gens de l’inconnue. Celle-ci était arrivée seule.

Au contrôle, Tom ne fut pas plus heureux ; le coupon de la loge avait été acheté dans une agence ; il ne portait aucun nom. Il apprit là seulement que plusieurs personnes avaient déjà fait la même demande que lui.

Il redescendit alors au rez-de-chaussée, mais il questionna vainement les valets de pied qui attendaient la sortie.

— By God ! pensa-t-il, la chose est moins facile que je ne le supposais.

Puis, après un instant de réflexion, il se dit :

— Sot que je suis ! Eh bien ! je vais tout simplement agir comme si j’étais de la maison de cette belle dame : me mettre en faction près de sa loge. Lorsqu’elle sortira, je la suivrai jusqu’à sa voiture.

Enchanté de son idée, Tom regagna rapidement le couloir des premières et attendit.

Pendant ce temps-là, les spectateurs de Covent-Garden faisaient à la Patti et à Mario une ovation enthousiaste.


— Hein ! j’espère que ça y est, lui dit son automédon avec un gros rire de satisfaction.


À la fin du troisième acte, ce fut un tonnerre de bravos et une pluie de fleurs. Mais l’émissaire de lord Rundely n’avait d’yeux et d’oreilles que pour la loge qu’il surveillait.

Enfin la porte de cette loge s’ouvrit et celle qui l’occupait, enveloppée dans une pelisse de renard bleu, s’avança dans le couloir.

Sans hésitation et sans paraître attacher la moindre attention au murmure flatteur qui se faisait entendre sur son passage, elle se dirigea lentement vers l’escalier.

Sa sortie sans doute était guettée, car immédiatement, sans qu’elle eût donné aucun ordre, à peine était-elle arrivée sous le péristyle, que sa voiture parut.

Tom, qui marchait sur ses pas, comme s’il était à son service, eut à peine le temps de voir la portière s’ouvrir et l’inconnue s’élancer légèrement dans son coupé, qui remonta aussitôt vers Garrick-street.

Après avoir examiné d’un coup d’œil, afin de le reconnaître, l’équipage qui l’intéressait si vivement, le serviteur du jeune lord sortit du théâtre, certain que, grâce à l’encombrement, il atteindrait à temps l’extrémité de la rue.

En un instant, en effet, il gagna l’angle de Garrick-street, et là, arrêtant un cab au passage, il y bondit en ordonnant au cocher de se ranger sur la droite et d’être prêt à partir.

— Il y a deux livres pour vous, camarade, si je réussis, lui dit-il, en se tenant debout sur la plate-forme du cab.

Puis il ajouta aussitôt, en désignant à l’automédon le coupé qui entrait dans Garrick-street :

— C’est cette voiture qu’il faut suivre.

— Parfait, mon garçon, répondit le cabman en cinglant son cheval ; il serait attelé avec les trotteurs de lord Dudley qu’on ne le perdrait pas de vue, dût-il aller au diable !

Tom ne s’était pas plus aperçu que son cocher qu’un second cab, dans lequel s’étaient élancés deux individus, faisait absolument la même manœuvre.

Il ne s’en douta un peu que lorsque, en entrant dans Conventry, à toucher la caisse du coupé, il lui sembla que cet autre cab faisait la même route que le sien.

Deux minutes plus tard, à l’angle de Piccadilly, cette même voiture ayant failli accrocher la sienne, il fut certain qu’ils étaient deux à suivre le mystérieux équipage.

— C’est probablement, pensa Tom, le valet de chambre de sir William Stanley ou celui de quelque autre des amis de lord Rundely. Voyons un peu.

En disant ces mots, il se pencha au dehors de son cab, mais la nuit était obscure et la rue mal éclairée ; il ne put rien distinguer dans le véhicule qui marchait à fond de train, parallèlement au sien.

Celui de nos lecteurs qui ne connaît que les fiacres de Paris est certainement étonné de cette lutte à laquelle nous le faisons assister ; mais c’est qu’en Angleterre, et surtout à Londres, les chevaux des voitures de place n’ont rien de commun avec les pauvres bêtes efflanquées et poussives que les entrepreneurs de locomotion attèlent chez nous sans pitié.

À Londres, le premier cab venu, pour ainsi dire, peut suivre et même dépasser le meilleur attelage. Un cocher anglais aurait honte de conduire les haridelles que nous rencontrons si souvent sur nos boulevards.

Tom était donc bien assuré de ne pas perdre de vue le coupé de l’étrangère ; mais il se souvenait de ce que lui avait dit son maître, et, comme c’était un garçon plein d’amour-propre, il résolut non seulement d’atteindre son but, mais encore d’empêcher ses rivaux d’y parvenir.

Soulevant au-dessus de sa tête le petit judas qui, dans les cabs, met en communication le voyageur et le cocher, il dit à ce dernier :

— Nous sommes accompagnés, n’est-ce pas ?

— Depuis Garrick-street, répondit le cabman.

— Eh bien ! camarade, il faudrait s’y prendre adroitement pour que ces gaillards-là restent en route.

— Ça n’est pas facile. Comment faire ?

— En les accrochant habilement, par exemple. Au lieu de deux livres, ce sera cinq.

— Et si je fais des avaries à ma voiture ?

— Je doublerai la somme, je la triplerai.

Pour réussir à son gré, Tom aurait donné plus que ne lui avait promis son maître.

— Nous allons essayer la chose, reprit le cocher, tout à l’heure, le long de Hyde-Park, lorsque nous serons à peu près seuls sur la chaussée.

Convaincu que cet homme ne manquerait pas de tout tenter pour gagner son argent, Tom se rassit et attendit.

Un quart d’heure après, les voitures dépassaient Albert-Gate, une des entrées de Hyde-Park.

La voie était absolument déserte, du moins sur une certaine étendue.

Le valet de pied de lord Rundely s’aperçut alors que son cabman se laissait un peu dépasser, car l’autre voiture était en avant d’une longueur à peu près ; puis, tout à coup, cinglé par un vigoureux coup de fouet, le cheval de sa voiture, à lui, s’enleva ; il sentit une secousse violente, entendit des cris, des jurons, et, se penchant sur la plate-forme, il distingua à l’angle de Brompton road, immobile et faisant face aux maisons, le cab de ses inconnus.

— Hein ! j’espère que ça y est, lui dit son automédon avec un gros rire de satisfaction. Ça leur coûtera au moins une roue. Moi, je ne crois pas que j’aie grand’chose.

— C’est égal, vous avez déjà gagné vos cinq livres, répondit Tom, enchanté. Maintenant, ne perdons pas l’autre.

Mais ce danger n’était pas à craindre.

Ne voulant pas sans doute que ses chevaux arrivassent haletants, le cocher du coupé avait ralenti leur allure ; ils ne marchaient plus qu’au petit trot.

Soudain, au moment où le domestique de lord Rundely s’applaudissait de son triomphe, il lui sembla qu’une ombre passait en courant devant son cab.

— Eh ! l’ami, demanda-t-il à son cocher, avez-vous vu ?

— Parfaitement, répondit celui-ci ; ça doit être le bourgeois que nous avons roulé là-bas, car le voilà qui s’accroche aux ressorts de la voiture.

— Rattrapez-la vite et prévenez le cocher.

— Parfait ! Vous êtes un malin, tout de même !

En vingt secondes le cab rejoignit le coupé, et le cabman, en le dépassant, cria à celui qui le conduisait :

— Vous avez, suspendu à votre caisse, un valet de pied qui ne me parait pas de chez vous !

— Ah ! bah ! merci, mon garçon ; voilà pour lui !

En disant ces mots, le cocher de l’équipage avait lancé en arrière deux ou trois coups de fouet si bien dirigés que Tom entendit un juron et qu’en reprenant sa place derrière la voiture de l’étrangère, il n’y vit plus personne.

S’il était revenu sur ses pas, il aurait aperçu, appuyé contre une des maisons de Brompton road, un pauvre diable qui gémissait, le visage ensanglanté.

C’était Manouret.

Atteint en pleine figure par le coup de fouet du cocher de l’étrangère, il avait éprouvé une douleur si vive qu’il s’était laissé tomber. C’est en roulant sur le macadam qu’il s’était écorché le visage.

Mais ce spectacle n’aurait causé que peu d’émotion au domestique de lord Rundely. N’importe à quel prix, il avait éloigné son concurrent ; c’était tout ce qu’il voulait.

Le coupé continua de suivre Brompton road et enfila ensuite Old Brompton. Dix minutes après, il tourna à gauche.

— Très bien, murmura Tom, nous demeurons dans Thurloe square.

La voiture s’arrêta, en effet, devant un des hôtels de cette place, mais le cabman, qui connaissait son métier, poursuivit jusqu’à une vingtaine de mètres au delà, pendant que son voyageur, debout sur la plate-forme du cab, assistait de loin à l’arrivée de la jeune femme.

Il la vit descendre de son coupé et disparaître dans la maison, dont la porte s’était ouverte au premier appel du cocher. Puis la voiture s’éloigna pour sortir du square et gagner sa remise, qui devait se trouver dans quelque ruelle voisine, ainsi que cela arrive souvent à Londres, où les écuries sont la plupart du temps en dehors des habitations.

— Le plus difficile est fait, se dit le valet de pied, en sautant à terre et en venant examiner l’hôtel de l’inconnue. Thurloe square, no 4. Demain matin, j’apprendrai du premier fournisseur venu le nom de la dame, et, à midi, en allant éveiller milord, je toucherai mes vingt livres ; sans compter ce que cette aventure pourra encore me rapporter plus tard.

Et, rejoignant son cocher, il lui cria gaiement, en lui remettant les cinq livres promises :

— Grosvenor square, no 12.

C’était là que demeurait lord Rundely.

Le cab reprit à fond de train la route qu’il venait de parcourir et Tom reconnut bientôt, à l’angle de Brompton, la voiture que son automédon avait si habilement jetée sur le trottoir, mais il ne remarqua pas, le long de la grille de Hyde-Park, deux hommes qui marchaient lentement, l’un soutenant l’autre.

Ces deux personnages n’étaient autres que Manouret et Delon.

Au moment où son cab avait été si violemment accroché, Manouret avait quitté son compagnon pour s’élancer à la poursuite du coupé, et quand, blessé lui-même, il avait dû renoncer à aller plus loin et était revenu sur ses pas, il avait retrouvé Justin, qui, dans sa chute, s’était luxé le poignet.

Ils s’en retournaient, furieux et désespérés.

— Oh ! c’est égal, disait l’ancien intendant de la Marnière, je le jure que je la retrouverai et que, ce jour-là, elle payera tout ce qu’elle me doit, tout ce qu’elle m’a fait souffrir.

— Si c’est elle, toutefois, grogna Claude. Avec ça que tu n’as pas pu te tromper ! Voilà des années que tu ne l’as vue.

— Oui, mais ces années-là ont passé sur elle sans l’atteindre. Elle est encore plus belle qu’autrefois. Entre mille, je la reconnaîtrais.

— En attendant, nous en sommes pour un bras démis et un œil en compote. Qui diable pouvait être dans ce cab qui nous a accrochés exprès, c’est évident, et dont le cocher a prévenu celui du coupé ? J’en suis certain, je l’ai entendu !

— Peu importe, car c’est à elle seule que je m’en prendrai.

Claude ne répondit qu’en haussant les épaules et, apercevant, à l’entrée de Piccadilly, un bar ouvert, il y entraîna son ami.

Fidèle à ses immuables principes, l’ex-cabaretier pensait que ce qu’il y avait de mieux à faire, pour le moment, c’était de boire afin d’oublier un peu et de se réconforter.

Pendant ce temps-là, Tom rentrait à Grosvenor square et Jeanne, car l’étrangère de Covent-Garden était bien la veuve de M. de Ferney, débarrassée de sa toilette de soirée, s’étendait voluptueusement sur une chaise longue, en murmurant :

— Si c’est lord Rundely qui m’a fait suivre, je ne quitterai l’Angleterre que riche, comme je veux l’être, afin de pouvoir me venger.

On voit que, de l’intérieur de sa voiture, la jeune femme avait assisté avec un véritable intérêt au steeple-chase dont elle était le but.

Une seule chose l’inquiétait : lequel des gentlemen était arrivé en même temps qu’elle à Thurloe square.

Elle devait être rapidement fixée à ce sujet.