Marmorat (p. 266-276).

III

À la chaîne.



Lord Rundely faisait partie de plusieurs cercles, mais c’était ordinairement au Reform-Club qu’il se retrouvait le soir avec ses amis, après le théâtre. C’est là où il se fit conduire en quittant Thurloe square.

Son amour ne lui avait pas fait oublier son pari et il tenait à le gagner, non par intérêt, nous venons de voir combien l’argent lui coûtait peu, mais par vanité.

En moins d’un quart d’heure, il eut atteint Pall-Mall, où se trouvait Reform-Club, et ses amis, qui l’attendaient, le reçurent avec des sourires ironiques, car, depuis deux jours, il leur promettait de prouver qu’il était vainqueur dans l’étrange lutte qu’il avait engagée avec eux.

Ces messieurs avaient bien cherché également l’adresse et le nom de la belle inconnue, mais soit qu’ils s’y fussent maladroitement pris, soit que la chance ne les eût pas favorisés, ils n’avaient rien trouvé.

— Souriez, plaisantez, moquez-vous, mes très chers, leur dit lord Rundely, mais soyez assez bons pour me suivre dans le fumoir ; j’ai une petite explication à vous donner.

— Auriez-vous réussi, mon cher Morris ? demanda Stanley.

— Vous le saurez dans un instant. Venez.

En disant ces mots, le membre du Parlement avait précédé ses amis dans un salon voisin.

— Là, reprit-il après avoir fermé la porte, maintenant que nous sommes seuls, écoutez-moi. Qu’avons-nous parié à Covent-Garden ? Cent livres pour celui de nous qui, le premier, découvrirait l’adresse, le nom et la position sociale de la belle étrangère. C’est bien cela, je ne me trompe pas ?

— Oui, oui, c’est parfaitement exact, répondirent en chœur les parieurs.

— Eh bien ! messieurs, la belle étrangère s’appelle la comtesse Iwacheff, demeure Thurloe square, no 4 et elle est veuve. Chacun de vous me doit vingt livres.

— Hurrah ! s’écrièrent les compagnons de plaisir de lord Rundely.

— Ce n’est pas tout, poursuivit ce dernier, et ceci, mon cher William, s’adresse plus particulièrement à vous, car je crois que, seul, vous vous êtes mis sérieusement à la recherche de notre inconnue.

Nous avons encore parié mille livres pour celui de nous qui, le premier, inviterait ses amis à prendre le thé chez la mystérieuse apparition de Covent-Garden.

— C’est vrai, répondit sir William.

— Alors, mon cher Stanley, vous voudrez bien vous cotiser avec ces messieurs pour me remettre mille livres de plus, car je vous invite tous les cinq à passer demain la soirée chez Mme la comtesse Iwacheff.

De nouveaux hurrahs accueillirent cette invitation. Stanley s’avoua vaincu, mais il se vengea de sa défaite en murmurant à l’oreille de l’un de ses amis :

— Cette aventure nous coûte un peu cher, mais je crois qu’elle coûtera davantage encore à Morris.

Sir William ne croyait pas si bien dire, puisque lord Rundely avait déjà payé près d’un demi-million la conquête de Jeanne Reboul.

Le lendemain, à dix heures du soir, la petite troupe, sous la conduite de son vainqueur, franchissait le seuil de l’hôtel de la comtesse Iwacheff.

La soirée se prolongea de façon à bien prouver que lord Rundely avait gagné son pari.

Jeanne fut charmante pour lui, et ses amis, en proclamant que la maîtresse de la maison était une des plus séduisantes femmes qu’il fût possible de rencontrer ne doutèrent pas un seul instant que la victoire de Morris ne fût complète.

Un mois plus tard, il n’était question, parmi les clubmen de Londres que de la folle passion de lord Rundely pour la belle étrangère. Après avoir installé sa maîtresse avec le plus grand luxe, il lui avait acheté de superbes attelages et, contre l’habitude des gentilshommes anglais, il se montrait partout avec elle.

Le ravissant hôtel de Thurloe square était devenu le théâtre des fêtes les plus élégantes, dont on se disputait les invitations, et c’était aussi, certains jours de la semaine, un salon politique où se réunissaient les coreligionnaires du jeune lord, c’est-à-dire les membres de l’opposition au Parlement.

Jeanne faisait les honneurs de sa maison en femme aussi distinguée qu’intelligente. Moins de six mois plus tard, elle jouait un de ces rôles qu’elle avait toujours ambitionnés.

Mais ce triomphe ne lui faisait pas perdre de vue le but qu’elle s’était proposé d’atteindre : se venger tôt ou tard, non seulement d’Armand de Serville, mais encore de M. Dormeuil, qui l’avait si impitoyablement humiliée.

Chaque jour elle pensait avec des frémissements de colère à l’époque où elle pourrait enfin rentrer en France.

C’est dans cette disposition d’esprit que la surprit un jour une lettre de sa sœur, avec laquelle elle était toujours en correspondance.


« Ma chère amie, lui écrivait Françoise, je ne puis te donner exactement que l’un des renseignements que tu me demandes : Raoul de Ferney, après être sorti de l’École de Saint-Cyr, a passé deux ans en garnison à Orléans, puis il est revenu à Paris, où il est lieutenant dans le 81e de ligne. Quant à sa sœur Louise, je n’ai pu découvrir l’endroit où elle se trouve.

« En ce qui concerne l’hôtel de Rifay, il est toujours habité par M. Billy.

« Je ne sais pas du tout ce que sont devenus Pergous et Justin.

« Le premier a quitté Reims. On ignore où il est. Pour Manouret, je n’en ai plus entendu parler depuis le jour où, ayant osé revenir à Paris et se présenter chez moi, il a failli être arrêté.

« Ah ! je t’assure bien que, sans la crainte de te voir compromettre par ce misérable, je l’aurais volontiers dénoncé moi-même afin qu’on le mît à l’ombre pour longtemps.

« Mais, ma bonne Jeanne, ce qu’il faut que je le dise, quoique je sache combien ce sujet-là t’ennuie, c’est la conduite de ton fils Louis-Armand.

« Je ne t’ai pas raconté les tourments qu’il m’a causés. Il a tous les défauts ; il est vicieux comme s’il avait trente ans et j’ai eu beau faire pour le ramener à bien, il n’a que plus mal tourné. C’est à peine, si, dans ces derniers temps, il rentrait à la maison une fois par semaine, pour me demander de l’argent, et lorsque je lui en refusais, le malheureux me menaçait.

« J’ai dû le prévenir que je m’adresserais au commissaire de police. Alors, il est devenu un peu plus raisonnable, mais pour mieux me tromper, car, il y a une quinzaine de jours, profitant d’une soirée que j’étais allée passer à l’Ambigu, il a enfoncé mon armoire, m’a volé douze cents francs d’économies que j’y avais cachés, ma montre, mes bijoux, et il a disparu.

« Depuis ce jour-là, je ne l’ai plus revu. Dieu veuille qu’il ne revienne jamais et que nous n’entendions pas dire un jour qu’il est en cour d’assises.

« Je ne sais pas si tout cela te fera beaucoup de chagrin ; tu n’aimes pas Louis et tu ne t’es jamais occupée de lui, mais moi, je l’avoue, j’avais un faible pour ce petit chenapan, et sa mauvaise conduite me cause une véritable peine.

« Ne crains rien, d’ailleurs, il ne connaît pas sa mère, même de nom. C’est heureux pour toi, car, bien certainement, il te coûterait cher.

« J’ai acheté, avec l’argent que tu m’as envoyé, un magasin de marchande à la toilette, et les affaires vont assez bien.

« Voilà, ma chère sœur, tout ce que j’avais à le dire ; il ne me reste plus qu’à t’embrasser.

« Françoise Fismoise.


« P. S. — Fismoise est un nom que j’ai pris. Tu comprends que je me soucie peu qu’on m’appelle Méral et encore moins peut-être la Manouret ; tandis que, la Fismoise, ça me rappelle les environs de Reims.

« Mon magasin est 107, rue Blanche, tout près de mon ancien quartier. »


Jeanne attachait sans doute une grande importance aux nouvelles qu’elle attendait de sa sœur, car cette lettre lui arracha plusieurs mouvements de rage, mais elle parcourut rapidement les lignes où il était question de son fils et se contenta, aux expressions de chagrin de Françoise à ce sujet, de hausser les épaules.

Celle-ci n’exagérait rien cependant en se plaignant d’Armand. C’était, à moins de seize ans, le vaurien le plus complet qui se pût voir.

Après avoir été chassé de toutes les écoles où sa tante l’avait successivement envoyé, le digne fils de Rose Méral s’était mis à vagabonder en compagnie des polissons dont il avait fait ses amis, et c’était bien ce qu’on pouvait appeler un gibier de potence.

Le plus pur sang maudit des Méral coulait dans ses veines.

D’une intelligence remarquable, malin comme un singe, mais fainéant, menteur, voleur, déjà débauché, Louis-Armand était le type de ces monstrueuses productions du vice dont Paris semble avoir le triste monopole.

Le petit misérable se doutait qu’il était le fruit de quelque amour coupable et il avait tout fait pour arracher à Françoise le secret de sa naissance, mais celle-ci n’avait pas trahi sa sœur.

On verra, dans la suite de ce récit, que c’était là certainement le plus grand service qu’elle pouvait lui rendre.

— Eh ! que me fait ce polisson, murmura la marâtre, après sa lecture terminée ; ce sont les autres qui m’intéressent. Oh ! ne pouvoir aller à Paris moi-même ! Si, du moins, j’y avais quelqu’un d’habile. Mais personne, personne ! Ce Pergous était bien l’homme qu’il me fallait. Je veux me venger cependant !

L’arrivée de lord Rundely enleva la mauvaise créature à ces pensées, et elle eut l’énergie de se faire aussitôt souriante pour celui qui l’adorait mais pendant plusieurs jours, elle dut en appeler à toute sa volonté pour dissimuler l’impression que lui avait causée la lettre de sa sœur.

Plusieurs mois s’écoulèrent ainsi et la fausse comtesse, dont la vie se passait en fêtes, semblait tout entière aux hommages dont elle était l’objet, lorsqu’un matin, en parcourant les journaux français, après son déjeuner, elle lut, dans le Figaro, un fait divers qui la fit tressaillir d’épouvante.

Le journal parisien disait :


« Encore un des vieux quartiers de Paris qui va disparaître : le tracé du nouveau boulevard de la rive gauche renverse, dans le faubourg Saint-Germain, des ruelles indignes de la capitale, et cela est parfait ; mais, malheureusement, des demeures historiques doivent être également sacrifiées : les hôtels de Verneuil, de Lozère et de Rifay.

« Ce dernier est habité par un de nos plus savants membres de l’Institut, M. Billy, et c’est là qu’est mort, il y a une dizaine d’années, le conseiller à la cour, de Ferney, des suites de son duel avec un de nos meilleurs peintres. Les motifs de cette rencontre sont restés ignorés. Elle avait été précédée, seulement de quelques jours, d’un vol et d’un rapt commis à l’hôtel de Rifay.

« Jamais on n’a connu les auteurs de ce double méfait, et jamais non plus on n’a retrouvé l’enfant, une charmante petite fille de trois à quatre ans, qui a si mystérieusement disparu.

« Dans un mois, Paris aura oublié l’hôtel de Rifay comme il a oublié depuis longtemps les événements dramatiques dont il a été le théâtre. »


Cette nouvelle était grosse de menaces, et Jeanne, le comprenant, était devenue livide.

— Si on démolit l’hôtel, se dit-elle, on découvrira ce coffret maudit : on reconnaîtra aisément, dans quelque état que puisse être le corps qu’il renferme, le cadavre de Berthe ; on interrogera le passé… et je serai perdue. Que faire, mon Dieu ! que faire ?

En prononçant ces mots, Mme de Ferney s’était levée, et, la tête en feu, arpentait fiévreusement sa chambre.

Tout à coup elle vit entrer Sonia, et, furieuse d’être surprise dans cet état d’exaltation, elle lui dit durement :

— Que veux-tu ? Je n’ai pas sonné !

— Pardon, madame, répondit en tremblant la jeune domestique, qui n’avait jamais été reçue de la sorte, mais il y a en bas un envoyé de lord Rundely, qui apporte pour madame une lettre qu’il ne doit remettre qu’à elle-même.

Jeanne se souvint que la veille, en effet, son amant, forcé de s’absenter pour quarante-huit heures, l’avait quittée en lui promettant de lui faire remettre une somme importante destinée à l’achat d’une villa dans l’île de Wight.

Quelques minutes après, l’envoyé de l’amoureux gentleman apparaissait sur le seuil du boudoir.

Mme de Ferney avait repris place sur sa chaise longue.

— Madame la comtesse Iwacheff ? demanda cet homme, qui tenait à la main un large pli.

— C’est moi ; donnez !

Mais aussitôt, bondissant de son siège, elle étouffa un cri de stupeur et peut-être aussi d’épouvante.

Après une seconde d’hésitation, le nouveau venu s’était élancé vers elle en s’écriant :

— Vous, vous, enfin !

Jeanne et Justin s’étaient reconnus.

Il se fit entre eux un instant de silence terrible.

Ce fut Mme de Ferney, qui, la première, prit la parole.

En voyant celui qu’elle avait indignement trompé et sacrifié retourner sur ses pas pour fermer la porte de la chambre, elle avait immédiatement compris que, si elle manquait un seul instant d’énergie, elle serait perdue.

— Eh bien ! oui, c’est moi, fit-elle, d’un ton hautain en se rapprochant de la cheminée, afin de pouvoir sonner si cela devenait nécessaire ; que me voulez-vous ?

— Je veux d’abord faire mon métier de valet, répondit Justin d’une voix ferme, quoique son visage fût d’une horrible pâleur, car nous avons le même maître, madame. Ainsi que vous, lord Rundely me paye. Je suis son secrétaire et vous la femme qu’il entretient. J’ai là, sous cette enveloppe, une somme à vous remettre, mais faites-m’en d’abord un reçu ; vous m’avez accusé jadis d’avoir volé des couverts d’argent à la Marnière. Je…

— Vous êtes un sot, interrompit Jeanne en haussant les épaules et en fixant Delon de ce regard étrange qui troublait ceux qui l’affrontaient, et si votre apparition subite m’a causé une surprise bien naturelle, n’en augurez pas que vous m’effrayez. Vous savez bien que je n’ai peur ni de vous ni de personne. Vous voulez un reçu ; c’est votre droit de commissionnaire ; je vais vous en faire un.

Elle avait sonné, avant même que Justin eût prévu son mouvement.

Sonia, qui était dans la pièce voisine, entra aussitôt.

— Donne-moi ce qu’il faut pour écrire, lui commanda sa maîtresse, et reste ici.

Ces mots avaient été prononcés en russe, langue que Delon ne comprenait pas, tandis que Sonia, elle, n’en connaissait pas d’autre.

La jeune servante obéit.

Mme de Ferney s’assit dans un fauteuil, prit son buvard sur ses genoux, puis, au moment d’écrire, levant de nouveau les yeux sur son ancien amant :

— Ah ! comment vous appelez-vous ici ? lui demanda-t-elle.

— Je n’ai pas les mêmes raisons que vous pour changer de nom, répondit sèchement l’ex-intendant de Mme de Serville ; je me nomme comme à la Marnière.

— Justin Delon ?

— Oui, Justin Delon, répéta le malheureux, dont la colère allait croissant, mais qui s’efforçait de se contenir en présence de la femme de chambre.

À l’attitude du secrétaire de lord Rundely, Sonia comprenait vaguement qu’il y avait entre sa maîtresse et cet homme un échange de paroles blessantes, et, lors même qu’elle n’eût pas reçu l’ordre de rester, elle ne serait pas sortie.

— Voici votre reçu, dit Jeanne à Justin, en tendant à sa domestique la feuille de papier sur laquelle elle avait rapidement tracé deux ou trois lignes, et que la jeune fille remit à l’envoyé du lord. Est-ce bien cela ?

— C’est cela, répondit Delon après avoir lu.

Puis, au lieu de donner à Sonia la lettre dont il était chargé, il la lança à Jeanne en s’écriant :

— Et vous, Rose Méral, une fois de plus, vous êtes payée !

À cet outrage, la jeune femme bondit comme une lionne blessée ; on eût dit qu’elle allait s’élancer sur Justin pour le déchirer de ses ongles.

Sa physionomie était effrayante à ce point que Sonia jeta un cri et que l’ami de Manouret fit un pas en arrière.

Mais, avec un de ces efforts de volonté qui étaient une des grandes puissances de Mme de Ferney, elle s’arrêta brusquement, éclata de rire et, d’une voix presque calme, ordonna à sa femme de chambre de s’éloigner.

Épouvanté de cette altitude nouvelle, Delon fit un mouvement pour suivre Sonia, mais Jeanne l’arrêta en lui disant :

— Si vous descendez une seule marche de l’escalier, je vous fais arrêter par mes gens et j’envoie chercher un constable. Puisque vous habitez l’Angleterre depuis longtemps, vous savez comment on sait y faire respecter le domicile de chacun.

À cette menace, dont l’exécution pouvait avoir pour lui des conséquences terribles, le malheureux n’osa franchir le seuil de la chambre.

La jeune femme passa près de lui, ferma la porte de son boudoir, revint prendre place sur un fauteuil et, après avoir arrêté un instant ses yeux sur Justin, qui détournait la tête, elle lui dit :

— Je pourrais, si je le voulais, vous livrer à la justice, et vous savez bien que, si je parlais, lord Rundely vous chasserait et que la France s’empresserait de vous réclamer, car vous avez là-bas des comptes à régler. Je n’en ferai rien… peut-être, mais je veux causer avec vous. De quel droit me poursuivez-vous de vos voies de faits et de vos outrages !


Aussi, lorsqu’il ne trouva rien au fond de la fosse, Delon s’enfuit-il fou de rage et de désespoir.


— Vous me le demandez ? fit l’ami de Manouret en reprenant un peu d’énergie.

— Certes ! et, comme vous n’avez que des niaiseries ou des sottises à mettre en avant, je vais, moi, répondre pour vous. Vous m’avez aimée jadis et, grâce à votre amour, je ne me suis pas appelée Mme de Serville.

— M. de Serville, vous le trompiez !

— En quoi cela vous regardait-il. Je l’aimais et je ne sache pas que je vous avais promis de devenir votre femme. Victime d’événements malheureux auxquels j’étais étrangère, vous êtes venu vous mettre brusquement en travers de mon bonheur. Vous avez, il est vrai, payé cher cette démarche, à la Marnière ; elle vous a coûté plusieurs années de prison.

— Grâce à votre abandon, à votre silence.

— Vous êtes fou ! Est-ce que je pouvais parler ? Est-ce que, quoi que j’eusse dit, on l’aurait cru ! Est-ce que les conséquences n’eussent pas été pour vous à peu près les mêmes ! Lorsque le juge d’instruction est venu à la Marnière pour m’interroger, j’étais mourante, on ne l’a pas laissé me parler. Votre introduction nocturne dans le château vous a coûté trois ans de liberté ; moi, je l’ai payée de la perte d’un nom honorable, d’une fortune et d’une position que j’ambitionnais. J’estime donc, quoi que vous pensiez, qu’à cette époque déjà vous êtes devenu mon débiteur, il n’est pas un honnête homme qui approuvera jamais la conduite que vous avez tenue. Lorsqu’on aime véritablement une femme, on ne la perd pas. Vous ne m’aimiez pas !

— Je ne vous aimais pas !

— Laissez-moi continuer. Plus tard, à Paris, vous me retrouvez encore. Ah ! cette fois, ce n’est pas pour me perdre, mais pour me frapper d’un coup de couteau. Et savez-vous quelles ont été les conséquences de cette tentative d’assassinat ? À force d’énergie et de volonté, j’avais reconquis la situation que je voulais dans le monde ; j’étais devenue la femme, vous entendez, la femme légitime d’un homme honorable ; j’avais un nom à moi, bien à moi ; eh bien ! votre agression aux Champs-Élysées m’a tout enlevé de nouveau : mon mari m’a chassée, il est mort et sa fortune même m’a été ravie, car, grâce au scandale dont vous avez été la cause, ses amis m’ont imposé silence et m’ont forcée de m’expatrier.

— Pourquoi m’avez-vous menacé de me faire arrêter à Paris ?

— Parce que vous exigiez que je vous suivisse. Ah ! vous avez peu de mémoire ; mais, moi, je n’oublie rien. Attendez, ce n’est pas tout. Je quitte la France, veuve, libre, toujours belle ; je fais en Russie un second mariage plus riche encore que celui que j’avais contracté à Paris ; puis des événements dont je n’ai pas à vous instruire me conduisent en Angleterre, où la fatalité vous met une troisième fois sur ma route, et cette troisième fois, comme les deux autres, vous vous arrogez le droit de me demander des comptes. Vous ne pouvez ni me perdre, ni m’assassiner, mais vous m’outragez grossièrement, tout cela par vengeance et non par amour. Ah ! vous me faites singulièrement regretter de vous avoir aimé jadis !

— Vous, m’avoir aimé !

— Je vous ai aimé, puisque je me suis donnée et que, certes, vous n’aviez aucune position sociale à m’offrir. Oui, je vous ai aimé et j’aurais continué à vous aimer, si vous aviez été un tout autre homme. Mais vous n’avez jamais eu ni force, ni courage, ni volonté. Vous n’étiez pas la nature vaillante que je voulais pour l’associer à ma destinée. Vous n’avez jamais su me défendre, vous n’avez su que m’attaquer. Les femmes comme moi n’aiment que ceux qui les dominent ou ceux dont elles font des instruments aveugles. Vous ne pouviez être mon maître et vous n’avez pas eu l’intelligence de devenir mon esclave.

— Jeanne ! Jeanne ! s’écria Justin ! vous me faites peur ?

En prononçant ces mots, il s’était appuyé sur le dossier d’un fauteuil. On eût dit qu’il ne pouvait se soutenir.

L’œil hagard, la bouche entr’ouverte, tout son visage exprimait autant d’admiration que de terreur pour cette créature dont le cynisme égalait la beauté.

Sa nature lâche et faible se courbait devant cette femme aux regards de feu, au geste dominateur, à la parole sèche et vibrante.

Sans rougir du sentiment monstrueux qui envahissait son âme avilie, il ne pensait, auprès de Jeanne, qu’à tout ce qu’il avait perdu de bonheur honteux en la perdant.

Il était livide et, tout à coup, se mit à trembler.

Son sourire satanique aux lèvres, Mme de Ferney s’avançait vers lui.

Il eût voulu fuir, mais ses pieds semblaient rivés au parquet.

— Aujourd’hui, je vous fais peur, lui dit-elle en mettant sa main sur son épaule. Vous êtes donc toujours le même, toujours sans courage et sans force ?

À ce contact, qui fit tressaillir tout son être, le misérable, dompté, haletant, fléchit les genoux, en murmurant :

— Grâce ! pardon ! dites un mot, ordonnez !

— Allons, relevez-vous, fit la jeune femme en le prenant par le bras ; je n’aime pas plus ceux qui plient comme des enfants que ceux qui menacent comme des sots. Voulez-vous être à moi, en aveugle, sans commenter mes ordres ?

— Oui, en esclave ! Mais que me donnerez-vous en échange d’une obéissance passive, en échange de ma vie, que je jouerai sur un geste de vous ?

— Lorsque j’aurai atteint mon but, lorsque je serai vengée de mes ennemis, lorsque je leur aurai rendu tout le mal qu’ils m’ont fait… je me souviendrai de nos premiers mois à la Marnière, et j’oublierai le reste.

Il n’en fallait pas davantage pour que Justin devînt fou de bonheur et d’espérance. Il saisit la main de l’infernale créature, qui ne la retira pas, et la couvrit de baisers.

— Maintenant, dit-elle après avoir permis au malheureux de s’enivrer pendant quelques secondes de cette caresse, asseyez-vous et écoutez-moi.

Delon se laissa tomber dans un fauteuil ; Jeanne s’assit en face de lui et reprit :

— Demain, vous donnerez votre démission à lord Rundely.

— Oui, s’empressa de répondre Delon.

— Vous lui direz que vous voulez retourner en France pour des raisons politiques. L’opposition s’agite contre l’Empire, qu’il déteste ; cela lui semblera tout naturel ; et lorsque vous serez libre, vous attendrez dans un hôtel, à Panton hôtel, Panton street, par exemple. Je sais que c’est là que descendent beaucoup de républicains français. Vous y attendrez que je vous écrive de venir. Jusque-là, mettez ordre à vos affaires à Londres, car vous partirez pour Paris dans quelques jours. Lorsque nous nous reverrons, je vous donnerai mes instructions. Vous me promettez de m’obéir aveuglément ?

— Je vous le jure. Tenez, Jeanne, pardonnez-moi !

En disant ces mots, il lui tendait le reçu qu’elle lui avait fait de la somme envoyée par son amant. Elle le prit avec un sourire et en haussant les épaules, puis elle sonna et, lorsque Sonia fut entrée dans le boudoir, elle offrit amicalement la main à Delon, en disant à sa femme de chambre :

— Reconduis monsieur et, quand il reviendra à l’hôtel, tu le feras monter de suite.

Stupéfaite de la façon dont sa maîtresse se séparait de l’homme qu’elle avait dû prendre pour un ennemi, la jeune Russe n’en obéit pas moins. Elle se disait que, ne comprenant pas l’anglais, elle avait sans doute mal interprété la scène qui s’était passée sous ses yeux ;

Quant à Justin, se demandant s’il rêvait où s’il était vraiment éveillé, affolé plus que jamais, il promit une dernière fois à la terrible charmeresse d’être son esclave, et suivit Sonia.

— Le voilà bien tel qu’il me le faut, pensa Mme de Ferney lorsqu’elle fut seule ; dans quarante-huit heures il partira pour Paris, et, dans moins d’une semaine, je saurai à quoi m’en tenir sur l’hôtel de Rifay. Effaçons d’abord ce point noir ; je songerai ensuite à la vengeance.