Marmorat (p. 199-221).

XIII

Expiation.



Pendant que la triste héroïne de ce drame retombait dans la fange d’où la main d’un honnête homme l’avait arrachée, ce même honnête homme se livrait au plus profond désespoir.

Les saintes exhortations et les conseils de l’abbé Colomb n’avaient que momentanément calmé M. de Ferney.

Dès qu’il se trouva seul, ce fut pour sonder de nouveau l’abîme ouvert sous ses pas. La disparition de sa fille lui causait en même temps une immense douleur et de cuisants remords.

— Qu’est devenue ma pauvre petite Berthe ? se disait-il en sanglotant. Qu’en ont fait, qu’en feront les misérables qui l’ont enlevée ? Dans quel lieu la conservent-ils ? Pourquoi ne m’offrent-ils pas de me la rendre en échange de ma fortune tout entière ? S’ils l’avaient tuée !

En prononçant ces derniers mots avec terreur, le malheureux ne croyait pas dire aussi complètement la vérité !

Cependant tout cet immense chagrin qu’éprouvait M. de Ferney ne pouvait lui faire oublier longtemps ses projets de vengeance. Certain que la police de sûreté ne négligerait rien pour découvrir son enfant et impatient de la seconder lui-même par ses propres moyens, il appela bientôt à lui toute son énergie pour en terminer avec M. de Serville.

Il lui écrivit alors les lignes suivantes :


« Monsieur, j’ai appris, il y a seulement deux jours, comment se nomme réellement celle qui s’est introduite dans ma maison sous le nom de Jeanne Reboul, et j’ai été mis au courant en même temps des scènes dont le château de la Marnière a été le théâtre. Si je ne vous avais pas connu, si vous n’étiez pas venu chez moi, j’aurais courbé la tête devant cette double et honteuse révélation, je ne me serais pas arrogé le droit de vous demander compte du passé ; mais en franchissant le seuil de ma porte, vous avez aidé une infâme à me tromper, vous m’avez outragé.

« Je pense, monsieur, qu’il est inutile que je vous en dise davantage. J’ai chassé la misérable ; de vous, son complice, j’exige une réparation.

« Cette lettre, que je vous fais porter par un de mes gens, pour être bien sûr qu’elle vous parviendra fidèlement, sera promptement suivie de la visite de deux de mes amis. Vous voudrez bien leur désigner deux des vôtres ; et si vous pensez, comme je le pense moi-même, qu’il est inutile de mettre des étrangers, même dévoués, dans le secret des motifs de notre rencontre, vous ne direz à vos témoins que ce qu’il est indispensable de leur faire connaître.

« Robert de Ferney. »


Puis, comme au moment où il terminait cette lettre, miss Brown, qui était venue lui demander la permission de sortir avec Louise, lui indiqua, sans paraître y attacher aucune importance, l’adresse qu’avait donnée Jeanne au cocher, M. de Ferney reprit la plume pour ajouter à sa provocation ce post-scriptum :

« En quittant ma maison, Mlle  Rose Méral a poussé le cynisme jusqu’à laisser comprendre qu’elle se réfugiait chez vous, avouant ainsi que vous n’êtes pas pour elle aujourd’hui moins que vous n’étiez autrefois. Vous comprenez qu’il s’agit entre nous d’un duel à mort. »


— Chassée ! répéta Armand en la pressant sur son cœur.


Cette lettre envoyée, le magistrat écrivit immédiatement à MM. Dormeuil et de Présolles pour les prier de se rendre de suite auprès de lui.

M. Dormeuil était un avocat à la Cour de cassation avec qui il s’était lié au Palais, et M. de Présolles un officier supérieur de cavalerie en retraite dont il avait fait la connaissance chez un président de chambre de ses amis.

M. de Ferney savait que ces deux messieurs le tenaient en grande estime, et qu’ils étaient absolument dignes de la mission pénible qu’il voulait leur confier.

Moins d’une heure plus tard et seulement à quelques minutes d’intervalle, MM. Dormeuil et de Présolles sonnaient à l’hôtel de Rifay.

Introduits auprès de celui qui les avait demandés, ils comprirent aussitôt, à la physionomie de leur hôte, qu’il s’agissait d’une affaire grave.

— Messieurs, leur dit le mari de Jeanne, après les avoir remerciés de l’empressement qu’ils avaient mis à se rendre à son appel, je vais réclamer de vous un grand service, service que je demanderais ailleurs, si je connaissais quelqu’un plus soucieux que vous de l’honneur.

Les deux visiteurs s’inclinèrent avec un geste plein de sympathie.

— J’ai été profondément outragé, poursuivit M. de Ferney ; Dieu ne s’est pas contenté de frapper en moi le père par le douloureux événement que vous connaissez, il a aussi, peut-être dans sa justice, frappé l’époux. Permettez-moi de ne pas vous donner d’autres détails, mais je vous jure que mes griefs sont de ceux qui exigent réparation. Je l’ai demandée à celui qui s’est rendu coupable envers moi ; je suis certain qu’il me l’accordera ; c’est un homme jeune, brave et de notre monde. C’est M. Armand de Serville, dont vous connaissez sans doute le nom d’artiste : Petrus. Il demeure 124, rue d’Assas. Voulez-vous me servir de témoins contre lui ? Je lui ai annoncé votre visite.

MM. Dormeuil et de Présolles ne pouvaient avoir un instant d’hésitation. Ce qu’ils savaient de M. de Ferney, son honorabilité et son nom les couvraient plus qu’il n’était nécessaire. Aussi répondirent-ils spontanément qu’ils acceptaient le mandat qui leur était confié.

— Oh ! merci, messieurs, merci ! leur dit avec effusion l’infortuné en leur serrant les mains. Quant aux conditions de ce combat, je les accepte toutes, quelles qu’elles seront, pourvu, et je m’en rapporte à vous, qu’elles me donnent la chance de mourir ou de me venger.

— Dieu est juste, cher monsieur de Ferney, vous ne mourrez pas, dit M. de Présolles.

— Un dernier mot, reprit le magistrat avec un triste sourire, et en s’adressant particulièrement à M. Dormeuil ; j’ai mis, cher maître, votre responsabilité à l’abri de tout reproche. Je n’ai pas oublié, en prenant la résolution que vous connaissez, les devoirs de ma situation, et pour ne pas être en même temps l’interprète de la loi et son violateur, j’ai envoyé ce matin ma démission à M. le ministre de la justice.

Ces paroles étaient à peine prononcées qu’on frappa à la porte du petit salon où se passait cette scène.

C’était le valet de chambre de M. de Ferney.

Il rapportait la réponse de M. de Serville, réponse aussi nette et aussi concise que le désirait le provocateur.


« Monsieur, écrivait Petrus, il est inutile que je reçoive vos deux amis chez moi. S’ils veulent prendre la peine de se rendre aujourd’hui même, de deux à quatre heures, dans l’atelier de M. Salmon, 70, rue d’Assas, ils y rencontreront mes deux témoins, qui ne savent qu’une seule chose, c’est qu’un duel entre nous est indispensable.

« Ces messieurs ont ordre d’accepter toutes vos conditions. »


Après avoir pris connaissance de cette lettre, MM. Dormeuil et de Présolles se retirèrent en promettant d’être exacts au rendez-vous que leur donnait M. de Serville.

Ce que M. de Ferney ignorait, ce qu’il n’eût osé croire, quel que fût son mépris pour celle qui avait volé son nom, souillé son honneur et brisé sa vie, c’est que son rival avait écrit sa réponse sous les yeux de l’épouse adultère.

Car ce n’était pas seulement par fanfaronnade que la misérable femme avait jeté à haute voix à son cocher l’adresse de son amant ; elle s’était, en effet, rendue chez lui.

Revenons de quelques instants en arrière, pour assister à ce qui s’était passé au 124 de la rue d’Assas, après l’arrivée de Mme  de Ferney.

À peu près vers onze heures, au moment où Petrus était tout au travail, la porte de son atelier s’ouvrit brusquement et Jeanne y parut sur le seuil.

Stupéfait de cette visite autant qu’effrayé de la physionomie de sa maîtresse, l’artiste s’élança vers elle.

— Mon mari m’a chassée, dit-elle.

— Chassée ! répéta Armand en la pressant sur son cœur.

Il ne voyait en elle que la victime des événements qu’il connaissait.

— Oh ! ce n’est pas pour ce que tu crois, reprit-elle, en s’arrachant doucement à cette étreinte.

— Pourquoi, donc ?

— M. de Ferney connaît le passé. Où, comment, par qui l’a-t-il appris ? je l’ignore, mais il sait tout, depuis mon nom jusqu’à nos amours d’autrefois. Il sait que j’ai eu de toi un fils et peut-être aussi que je suis encore ta maîtresse. Il veut te tuer !

Ce dernier mot seul, éveillant le courage de M. de Serville, le fit sortir de la stupeur où l’avait plongé les explications de la jeune femme.

— Me tuer ! s’écrie-t-il ; qu’il vienne !

— Mais moi, je ne veux pas que tu meures, dit-elle en se suspendant à son cou. Ah ! pourquoi ne t’ai-je pas retrouvé plus tôt ! Je ne t’aurais pas demandé ton nom. Est-ce que j’en avais besoin pour t’aimer ? Aujourd’hui, je ne serais pas sans asile !

— Sans asile ! Mais, chère adorée, tu es ici chez toi.

— Je ne puis y rester. Si dans les vingt-quatre heures je ne suis pas loin de Paris, hors de France, M. de Ferney me fera arrêter comme faussaire.

— Comme faussaire !

— Oui, puisque, pour l’épouser, j’ai pris et signé un nom qui n’était pas le mien.

— Il ne fera pas cela ; il a tout intérêt, pour son propre honneur, à ce que rien de cette affaire ne soit connu. Ton arrestation serait suivie d’un procès. Non, il ne fera pas cela !

— Il l’a juré sur sa parole.

— Eh bien ! c’est moi qui l’en empêcherai, car c’est moi qui le tuerai ! Alors tu seras libre et vengée !

— Armand !…

— Si aujourd’hui même je n’ai pas reçu ses témoins, je lui enverrai les miens.

M. de Serville était dans cette disposition d’esprit, lorsque, moins d’une heure plus tard, il reçut la provocation de M. de Ferney. Nous savons quelle réponse il lui adressa.

Ensuite, laissant Jeanne seule, il courut chez un peintre de ses amis, M. Salmon, qui demeurait à quelques pas de sa maison, et réclama de lui le service que M. de Ferney avait demandé à MM. Dormeuil et de Présolles.

M. Salmon avait justement à déjeuner ce jour-là un sculpteur de grand talent, M. Frémeur, que M. de Serville connaissait peu, mais qu’il savait un très galant homme.

M. Frémeur, mis au courant de la question, accepta d’être le second témoin de Pétrus, pour qui il avait une grande estime, et ces deux messieurs attendirent les envoyés de M. de Ferney.

À deux heures précises, MM. Dormeuil et de Présolles se firent annoncer chez M. Salmon.

Celui-ci les reçut immédiatement et, après les présentations d’usage, M. Dormeuil prit la parole :

— Messieurs, dit-il, l’affaire qui nous réunit est d’une gravité exceptionnelle et je pense que M. de Serville désire autant que M. de Ferney qu’elle ait une solution rapide.

Les témoins de Petrus s’inclinèrent en signe d’assentiment.

— Je crois également que nous n’avons pas à discuter les motifs de cette rencontre, mais seulement à en régler les conditions.

— C’est parfaitement cela, répondit M. Salmon, et M. de Serville nous a donné mission d’arrêter ces conditions avec vous ; mais pour nous conformer tout à fait à son désir, nous devons vous laisser choisir les armes et le mode de combat.

— Je pense, dit alors M. de Présolles qui, plus que les trois autres acteurs de cette scène, était compétent en semblable matière, en sa qualité d’ancien officier, qu’il serait équitable de décider que ce duel aura lieu au pistolet de tir, non pas que M. de Ferney soit familiarisé avec cette arme, mais parce qu’il ignore l’escrime ; tandis que M. de Serville, comme tous les hommes de son âge et de sa situation sociale, doit être un tireur plus ou moins habile.

— Nous acceptons, fit M. Salmon, après avoir consulté M. Frémeur.

— Quant aux autres conditions du combat, en raison même de la nature de l’affaire et des instructions de M. de Ferney, elles doivent être de la dernière rigueur. M. Dormeuil et moi nous proposons que les deux adversaires, armés d’un pistolet de tir à deux coups, soient placés à vingt pas l’un de l’autre, mais qu’ils aient le droit d’avancer de cinq pas en faisant feu à volonté. Si ce premier échange de balles restait sans résultat, le duel recommencerait jusqu’à ce qu’un des adversaires soit hors de combat. Si vous le voulez bien, deux d’entre nous se rendront chez Devisme pour y acheter des armes qui ne seront essayées que par l’armurier. Enfin, messieurs, cette rencontre pourrait avoir lieu demain matin, au point du jour, dans les environs de Paris.

— Ces conditions sont celles que nous vous aurions offertes, répondit le peintre, et M. Frémeur est prêt à accompagner celui de vous, messieurs, qui ira chez Devisme. Il ne nous reste à nous occuper que d’un médecin, auxiliaire indispensable, car nous ne pouvons douter des funestes conséquences de ce duel, et il nous faut aussi choisir le théâtre de la lutte de façon à échapper aux curieux. L’île de Croissy, absolument déserte jusqu’à midi, me paraît un terrain convenable.

— Parfaitement, monsieur, dit M. Dormeuil. Si vous voulez vous y rendre par Chatou, demain à sept heures du matin, nous y pénétrerons, nous, par le pont de Bougival. Vous descendrez le cours de la Seine sur la rive du grand bras ; nous nous rencontrerons à mi-chemin, dans un endroit complètement isolé.

— C’est entendu, monsieur, reprit M. de Présolles. Je me charge, moi, d’amener le docteur Dessart, un praticien aussi habile que discret.

Les choses ainsi arrêtées, MM. de Présolles et Frémeur montèrent en voiture pour aller chez Devisme, pendant que MM. Dormeuil et Salmon rejoignaient MM. de Ferney et de Serville, pour les informer de ce qui était décidé.

Lorsque M. Salmon arriva chez Petrus, il le trouva dans un état, d’exaltation impossible à peindre.

Avec son machiavélisme féminin, Jeanne, tout en n’adressant aucun reproche à son amant, lui avait fait comprendre que c’était à son amour qu’elle devait la perte de sa position si difficilement conquise et M. de Serville, plus épris que jamais, en était arrivé à cette conviction qu’il était le débiteur de l’épouse chassée.

On comprend donc avec quel enthousiasme il approuva les conditions de sa rencontre avec M. de Ferney.

Quant à la jeune femme, elle dissimula dans un cri de terreur l’odieuse satisfaction qu’elle éprouvait.

Convaincue qu’Armand, jeune, adroit, familiarisé avec les armes à feu, sortirait vainqueur de ce duel, à mort, elle voyait déjà son mari expirant, et elle songeait avec une joie infernale qu’elle pourrait s’introduire dans l’hôtel de Rifay pour en faire disparaître le cadavre accusateur de son enfant.

M. de Ferney, au contraire, reçut avec calme et dignité M. Dormeuil.

— Je vous remercie, lui dit-il, d’en avoir terminé. Exprimez ma reconnaissance à M. de Présolles, et à demain matin. Je vous ferai prendre par ma voiture, qui nous conduira à Chatou. J’ai devant moi plus de temps qu’il n’en faut pour mettre ordre à mes affaires. Permettez-moi, à ce sujet, de réclamer de vous un dernier service.

— Vous savez, mon ami, que je suis tout à vous, répondit l’avocat.

— Acceptez d’être mon exécuteur testamentaire.

— N’ayez pas de ces lugubres pensées ; un duel, si sérieux qu’il soit…

— Mon cher Dormeuil, un honnête homme doit toujours faire en sorte que sa mort ne cause aux siens nul embarras. Bien que j’espère mieux de la justice de ma cause, je puis être tué ; or mes enfants sont mineurs, l’un d’eux a disparu, et mon plus proche parent, que je préfère d’ailleurs ne pas mettre dans la confidence de ce triste événement, vit au fond de la Bretagne. Je suis donc obligé de faire appel à votre sympathique dévouement.

— C’est bien, j’accepte cette mission, quoique j’espère n’avoir pas à la remplir.

— Merci. Demain, avant de partir, je vous remettrai mon testament. S’il m’arrive malheur, vous en prendrez immédiatement connaissance.

— Je suivrai toutes vos instructions.

— Où allez-vous, maintenant ?

— Au Palais, car je n’ai pu m’y rendre aujourd’hui.

— Grâce à moi, ce dont je vous demande pardon. Si vous me le permettez, je vais vous y conduire. C’est mon chemin, j’ai besoin à la police de sûreté.

— Pour cette pauvre petite. Quel étrange et mystérieux événement ! On ne sait rien encore ?

— On n’avait aucun indice ce matin. Dieu veuille que les misérables n’aient pas tué ma fille !

M. de Ferney, redevenant père, laissait de nouveau couler ses larmes.

— Du courage, mon ami, lui dit M. Dormeuil. Pourquoi désespérer ? Les malfaiteurs, quels qu’ils soient, ne commettent jamais un crime inutile. Craignant d’être trahis pas les cris de Berthe, ils l’ont simplement enlevée. Peut-être votre fille est-elle déjà entre les mains d’honnêtes gens qui vous la ramèneront dès qu’ils auront découvert son domicile.

— Dieu le veuille !

Quelques instants plus tard, après avoir déposé son ami à la grille du Palais de Justice, M. de Ferney se faisait annoncer chez M. Claude, le chef de la police de sûreté.

L’habile fonctionnaire se hâta de le recevoir, mais il ne lui apprit que ce que craignait le magistrat, que ce qui lui avait été dit le matin même à la préfecture de police : jusqu’alors, toutes les recherches étaient restées vaines.

— Ce que je crois pouvoir affirmer, dit M. Claude, c’est que les voleurs étaient deux au moins, car si, dans le terrain vague qui sépare l’hôtel de l’impasse du Cygne, on n’a trouvé que les traces d’un seul individu, on a, au contraire, relevé des empreintes nombreuses et de formes différentes dans le jardin. Un de ces hommes a certainement escaladé le mur de clôture, il est facile de reconnaître où il a sauté, mais l’autre ou les autres se sont introduits chez vous par la porte de l’impasse. En tout cas, c’est le chemin qu’ils ont pris pour s’enfuir. Qui leur a ouvert cette porte ? L’un d’eux attendait-il ses complices ? C’est ce qu’il est impossible d’affirmer. Moi, je le suppose, car la serrure n’a pas été fracturée. Qui en avait la clef ?

— Le jardinier et ma… Mme  de Ferney, répondit le magistrat en rougissant.

— Toutes mes investigations sont dirigées en ce moment du côté des ouvriers employés à la construction de votre serre. Il est certain que personne ne pouvait, mieux que ces hommes, connaître le moyen de pénétrer dans l’hôtel de Rifay. Croyez bien, monsieur, que je ne négligerai rien ; mes plus habiles agents battent Paris et les environs, car il est possible que ces malfaiteurs aient conduit votre fille à la campagne.

« Ce que je m’explique moins aisément, c’est la différence des empreintes laissées par ces gens sur le sable du jardin. Grâce à M. le commissaire de police Richard, qui s’était opposé à ce que les ouvriers reprissent leurs travaux, j’ai pu examiner ces traces de pas, et j’ai reconnu que, si les unes sont celles d’un individu grossièrement et lourdement chaussé, les autres indiquent un pied tout autre. La semelle est étroite et le talon s’est profondément gravé dans le sable.

— Oh ! non, ce n’est pas possible ! s’écria M. de Ferney, dans l’esprit duquel ce dernier détail de l’intelligent policier venait de faire naître un soupçon.


Le magistrat chancela une seconde, puis tourna sur lui-même pour tomber face contre terre.


— Quoi donc ? interrogea curieusement M. Claude ; tout est possible, et vous le savez mieux que moi, monsieur, en matière d’instruction criminelle, les moindres indices sont précieux ; les suppositions les plus improbables conduisent souvent à la découverte de la vérité. Ainsi qu’en mathématique, nous devons parfois procéder par l’absurde.

— Néanmoins, monsieur, je repousse avec horreur la pensée que j’ai eue un instant. Quelle que soit ma haine contre l’homme dont le nom est sur mes lèvres, il m’est impossible de le croire coupable ou complice d’un semblable crime ; mais comme il s’agit de mon enfant, il faut que vous sachiez tout. Laissez-moi seulement vous demander votre parole de n’agir que d’accord avec moi contre la personne que je vous nommerai.

— Je vous le promets, répondit le chef de la Sûreté fort intrigué.

— Eh bien ! d’après ce que vous venez de me signaler, j’ai tout lieu de supposer qu’un autre qu’un voleur s’est introduit dans l’appartement de Mme  de Ferney. Et d’ailleurs, pourquoi n’aurais-je pas le courage de tout vous dire : Mme  de Ferney, que je viens de chasser de chez moi, était une épouse infidèle. Ne sont-ce pas les traces de son complice que vous avez découvertes dans le jardin !

— Vous ne croyez pas cet homme capable…

— Certes non !

— Cependant, n’est-il pas possible que surpris par votre fille… qui le connaissait ?

— Oui, parfaitement.

— N’est-il pas possible alors que, dans la crainte d’être dénoncé par elle, il l’ait enlevée ?

— Ah ! si cela pouvait être ! Ma fille ne courrait aucun danger et je la verrais bientôt, car cet homme sait, en ce moment, que je suis au courant de tout, et il n’a aucun intérêt à se rendre coupable d’un acte de séquestration que la loi punit sévèrement et qui, maintenant, ne lui servirait plus à rien.

— Oh ! pardon, monsieur, reprit vivement M. Claude qui, pendant, les explications de M. de Ferney, s’était livré à un travail rapide de déduction ; si vraiment quelqu’un s’est introduit chez vous dans la nuit du crime, ce ne peut être qu’avant les voleurs, et la scène est alors facile à reconstruire.

Bien que familiarisé avec ce genre de travail d’esprit, puisque lui-même, en sa qualité de magistrat, s’y était souvent livré, le pauvre père, émerveillé de la finesse du policier autant qu’intéressé par son récit, l’écoutait attentivement.

— La personne dont vous parlez, poursuivit le chef de la Sûreté, est venue la première ; les malfaiteurs, ou plutôt un des malfaiteurs la guettait par-dessus le mur ; les autres, s’ils étaient plusieurs, ce dont je doute maintenant, sont entrés par la porte laissée ouverte et ont attendu patiemment le départ de… l’amant, — je vous demande pardon, — pour suivre le chemin qu’ils avaient vu prendre. La différence des empreintes s’explique ainsi tout naturellement.

— Oui, les choses ont dû se passer de la sorte.

— Vous comprenez donc qu’il est nécessaire que j’interroge celui dont j’ignore le nom, et que je questionne Mme  de Ferney elle-même.

— Je vous prie d’attendre vingt-quatre heures avant de les faire comparaître devant vous. Demain, j’aurai l’honneur de vous voir ou vous recevrez de moi une lettre qui vous donnera tous les renseignements nécessaires pour poursuivre votre enquête.

— Soit ! monsieur, j’attendrai.

— Je vous remercie sincèrement.

En prononçant ces derniers mots, son visiteur s’était levé. M. Claude le reconduisit jusque sur le seuil de son bureau avec les marques de la plus respectueuse sympathie.

Rentré chez lui, après cet entretien pénible, mais qui lui donnait néanmoins un peu d’espoir à propos de sa fille, M. de Ferney se mit immédiatement au travail, et quand l’heure du dîner fut venue, il eut le courage d’aller s’asseoir à table avec Louise et miss Brown.

Mais à la fin du repas, lorsque la seule fille qui lui restait vint se suspendre à son cou pour lui dire bonsoir, le malheureux, à bout de forces, fondit en larmes en pressant l’enfant sur son cœur.

— Ne pleure pas, lui dit la fillette, en sanglotant elle-même, petite sœur reviendra ! Et maman Jeanne, où est-elle ?

C’en était trop pour l’infortuné ; il embrassa convulsivement sa fille et, sans pouvoir prononcer une parole, la remit à son institutrice. Puis il s’enfuit en chancelant.

Cependant, une fois seul dans son cabinet, il n’en reprit pas moins énergiquement sa douloureuse tâche.

À onze heures, il avait écrit son testament et plus de dix lettres. L’une de ces lettres était pour Mme de Lignières, cette parente qui, chargée par lui de trouver une institutrice, avait reçu Jeanne Reboul des mains de la supérieure du couvent de la Visitation.

C’était à Mme de Lignières qu’il confiait Louise et Berthe, si cette dernière était retrouvée.

M. de Ferney n’oublia pas son fils.


« Raoul, lui écrivit-il, à l’heure où tu liras cette lettre, j’aurai cruellement expié la faute qui t’a rendu coupable à ton tour. Je te pardonne donc, comme je prie Dieu de me pardonner à moi-même. Lorsque l’âge aura mûri la raison, tu comprendras tout ce que j’ai souffert et tu puiseras dans mon malheur un exemple.

« Travaille de façon à devenir un homme utile à ton pays, et quand tu entreras dans le monde où je ne serai pas près de toi pour te guider, lutte sans trêve contre tes passions. Avant de faire quoi que ce soit, avant de prendre une décision grave, demande-toi si ta mère t’approuverait. C’est le meilleur moyen de ne jamais faillir.

« Ma mort éveillera peut-être dans ton esprit une idée de vengeance ; repousse-la énergiquement. Si j’ai succombé, c’est que Dieu avait jugé que je devais être puni. J’espère que mon expiation éloignera de toi sa sévérité.

« Les circonstances te rendent chef de famille avant l’âge. Veille sur Louise ; qu’elle n’épouse jamais qu’un honnête homme, digne d’elle, et tant que tu n’auras pas les preuves de la mort de ta sœur Berthe, consacre-toi tout entier à sa recherche.

« Adieu, mon fils, je t’embrasse et te bénis. »


Ces lettres fermées et placées dans un des tiroirs de son bureau, dont il glissa la clef sous l’enveloppe qui contenait son testament, M. de Ferney se jeta tout habillé sur un divan pour prendre un peu de repos.

Mais on comprend qu’il ne dormit que d’un sommeil troublé et fréquemment interrompu. Aussi le lendemain matin, son valet de chambre, à qui il avait ordonné d’entrer chez lui à six heures, le trouva-t-il debout et prêt à partir.

Quelques instants après, MM. de Présolles et Dormeuil arrivaient à l’hôtel.

Ils amenaient le docteur Dessart.

L’ancien officier de cavalerie le présenta à M. de Ferney ; celui-ci le remercia chaleureusement, et, prenant à part M. Dormeuil, il lui remit son testament.

Cela fait, le magistrat allait donner le signal du départ, lorsque M. de Présolles l’arrêta en lui disant :

— Mille pardons, cher monsieur, mais vous ne comptez pas vous battre dans cette tenue ?

Selon sa coutume, M. de Ferney était en redingote noire et cravaté de blanc.

— Pourquoi non ? demanda-t-il.

— Tout simplement parce que c’est impossible. Excusez-moi, mais en acceptant d’être vos témoins, M. Dormeuil et moi avons accepté charge d’âme ; il faut donc que vous suiviez nos conseils.

— Expliquez-vous.

— Veuillez, je vous prie, mettre une cravate noire. Quand nous arriverons sur le terrain, vous rentrerez complètement votre col, vous boutonnerez votre vêtement jusqu’au haut et relèverez intérieurement vos manchettes. Tous ces blancs du linge sont autant de points de mire qu’il est fort inutile d’offrir à votre adversaire.

— C’est vrai, messieurs, je vous demande pardon de mon ignorance, répondit M. de Ferney avec un triste sourire.

Et sonnant son valet de chambre, il fit aussitôt dans sa toilette les changements indiqués par M. de Présolles.

Cinq minutes plus tard, le landau qui emmenait le magistrat, ses témoins et le docteur quittait l’hôtel pour gagner les Champs-Élysées.

À la même heure, une scène d’un tout autre genre se passait rue d’Assas.

Tout à sa passion pour Jeanne, à laquelle il s’imaginait qu’il allait payer sa dette en se battant avec son mari, M. de Serville avait peu songé d’abord à ce qu’il y a de grave à se mettre en face d’un homme, d’un père de famille qu’on peut tuer, mais lorsque ce premier mouvement fut passé, lorsque la jeune femme, qu’il n’avait pas voulu laisser partir, fut endormie, Armand, qui était profondément honnête, se demanda s’il avait le beau rôle dans cette affaire.

Son esprit fit alors un retour en arrière ; il se souvint de sa mère qui, de son lit de mort, l’avait défendu contre la fille Méral ; il se rappela le château de la Marnière, l’arrestation de Delon et les affirmations de ce malheureux, que sa conduite aux Champs-Élysées ne permettait que difficilement de considérer comme mensongères, et il douta.

Puis il interrogea sa conscience, chose terrible pour celui qui, dans une situation analogue à celle où il se trouvait, ose se répondre franchement.

Du passé, il n’était pas responsable : si M. de Ferney, aveuglé par l’amour, avait été trompé sur les antécédents de sa femme, il n’avait, certes, le droit de s’en prendre qu’à Jeanne elle-même ; mais lui, Armand de Serville, s’était-il conduit en gentilhomme, en acceptant l’amitié de ce mari si douloureusement atteint ? N’avait-il pas fait une action contre l’honneur en devenant le complice de celle qu’il savait parjure ?

Troublé par ces pensées que ne parvenait pas à éloigner la vue de sa maîtresse qui reposait d’un sommeil d’enfant, le peintre passa une nuit plus agitée encore que celle de son adversaire, et le matin, quand son domestique le prévint qu’il était cinq heures et demie, il projeta aussitôt de sortir sans réveiller la jeune femme.

Mais il finissait à peine de s’habiller que celle-ci ouvrit les yeux.

— Déjà ! dit-elle avec un accent d’affectueuse épouvante ; j’espérais cependant que ce matin ne viendrait jamais.

— Je suis presque en retard, répondit Armand, et je regrette bien de n’avoir pu partir avant ton réveil.

— Pourquoi ? Crois-tu donc que je manque de courage ? Quoi qu’il arrive, ma résolution est prise depuis longtemps !

— Je ne te comprends pas.

— Si, comme je l’espère, comme j’en suis convaincue, tu reviens sain et sauf de cette rencontre, je te consacrerai ma vie ; s’il t’arrive malheur, je me tuerai !

— Jeanne !

— Oh ! cela froidement, sans désespoir, je te le jure. Sans toi, que deviendrais-je ?

En prononçant ces mots, Mme  de Ferney avait sauté en bas du lit pour se jeter au cou de son amant.

— Voyons, je t’en prie, laisse-moi tout mon calme et toute ma raison, supplia Pétrus dont le cœur, pour la première fois, ne battait pas sous cette étreinte passionnée.

La fille Méral ouvrit les bras et tendit la main à l’artiste en lui disant :

— Va ! moi, je t’attends.

— Ces messieurs sont dans l’atelier, annonça à ce moment le valet de chambre à travers la porte.

Armand se sépara de sa maîtresse et rejoignit ses témoins.

M. Frémeur tenait à la main la boîte de pistolets dont M. de Présolles avait gardé la clef.

Si le peintre avant de partir était rentré dans sa chambre à coucher, il eût trouvé Mme  de Ferney en train de s’habiller.

Quelques minutes après, au moment où il montait avec ses amis dans le grand coupé qui les attendait devant la maison, Jeanne était tout à fait prête, et son amant n’avait pas encore gagné l’extrémité de la rue que l’infernale créature sortait à son tour, pour se diriger en courant vers l’Odéon.

Il y avait là une station de voitures. Elle choisit celle dont le cheval lui parut le meilleur et y monta en disant au cocher :

— Cinquante francs, si vous mettez moins d’une heure pour aller à Bougival !

— C’est une jolie trotte, mais Cocotte est capable de tout, répondit l’automédon.

— Vous vous arrêterez près du pont.

— Entendu, ma petite dame, c’est compris ! En route !

Et enveloppant sa bête d’un vigoureux coup de fouet, le cocher la lança d’un train qui promettait de lui faire gagner aisément la somme promise.

Quand, après avoir traversé le petit bras de la Seine à Chatou, M. de Ferney et ses témoins débarquèrent dans l’île de Croissy, il était près de sept heures.

— Suivez-moi, leur dit M. Dormeuil.

À cette époque, l’île de Croissy était moins fréquentée qu’aujourd’hui. L’établissement de la Grenouillère naissait à peine.

Ces messieurs le laissèrent sur la gauche et s’enfoncèrent sous les massifs.

À une centaine de mètres de leur point d’arrivée, ils trouvèrent, le long de la rive droite, un semblant de chemin qui devait les conduire au lieu du rendez-vous.

À peu près au même instant, M. de Serville et ses amis traversaient le pont de Bougival pour descendre dans l’île.

Si Armand avait jeté les yeux en arrière, il aurait vu une voiture qui s’arrêtait à la tête du pont, sur la rive gauche.

C’était celle de Jeanne.

Le cocher de fiacre avait tenu sa promesse. Le cheval était en nage et râlait, mais son maître avait gagné ses cinquante francs.

M. de Ferney et ses témoins marchaient depuis sept à huit minutes lorsque M. Dormeuil, qui était en avant avec le docteur Dessart, se retourna en disant :

— Voici ces messieurs.

M. de Serville et ses compagnons apparaissaient, en effet, sur la lisière de la clairière qui existait alors dans cette partie de l’île.

Après avoir prié leur ami de rester où il se trouvait, MM. de Présolles et Dormeuil allèrent à la rencontre de MM. Salmon et Frémeur, qui s’étaient également séparés de M. de Serville.

Ces messieurs se saluèrent ; l’ancien officier remit au sculpteur la clef de la boîte de pistolets, et chacun des témoins chargea l’une des armes.

Pendant ce temps-là, MM. Dormeuil et Salmon comptaient les distances. Deux mouchoirs roulés sur l’herbe indiquaient la limite extrême que les adversaires pourraient atteindre en marchant l’un vers l’autre.

Ces préparatifs achevés, M. de Présolles revint auprès de M. de Ferney et, après s’être assuré qu’il ne présentait dans sa mise aucun point de mire, il lui remit son pistolet et l’amena à cinq pas de la marque qu’il serait libre de gagner, lorsque le signal aurait été donné.

M. Frémeur en faisait autant de son côté avec l’amant de Jeanne.

Le soleil montait sur l’horizon, le brouillard qui s’élevait lentement annonçait une de ces splendides journées de fin d’automne dont le département de la Seine est souvent favorisé, le calme des environs n’était troublé que par le chant des oiseaux cachés dans les grands arbres.

Il était difficile enfin de rêver un endroit plus poétique, parlant mieux d’amour et de vie, que cette oasis de verdure où deux hommes venaient peut-être chercher la mort.

Les adversaires placés, leurs témoins s’éloignèrent à droite et à gauche, puis M. de Présolles, à qui incombait cette triste mission, prononça la formule sacramentelle : attention, et frappa trois coups dans ses mains.

S’avançant vivement de cinq pas et abaissant son arme, M. de Ferney fit feu sur M. de Serville qui n’avait pas bougé.

Le projectile du magistrat se perdit dans le taillis.

Armand tira à son tour, mais sans résultat.

Cependant M. de Ferney qui, selon la recommandation de M. de Présolles, s’était couvert avec son arme, poussa tout à coup une sorte de gémissement. Son visage, resté jusque-là si calme, devint livide ; ses regards effarés s’éloignèrent de son ennemi, et, sans même abaisser son pistolet, il en pressa automatiquement la détente.

Le coup partit en l’air.

Instantanément une nouvelle détonation retentit, et, la bouche entr’ouverte, le bras étendu du côté de M. de Serville, l’époux trahi chancela une seconde, puis tourna sur lui-même pour tomber la face contre terre.

— Misérable ! s’écria au même instant M. Dormeuil.

En suivant des yeux le dernier geste de son ami, il avait aperçu Mme  de Ferney.

Se glissant d’arbre en arbre, Jeanne Reboul était arrivée juste au moment où son mari allait faire feu pour la seconde fois, et son apparition lui avait causé cette espèce de vertige inexplicable pour ses témoins.

Armand, qui, avant même de s’être rendu compte du résultat de son tir, s’était retourné au cri de l’avocat avait également reconnu la jeune femme, et à la pensée qu’elle venait peut-être de se faire son auxiliaire dans ce duel à mort, un nuage avait obscurci sa vue.

M. Salmon n’eut que le temps de courir à lui pour le soutenir.

MM. de Présolles et Dessart s’étaient élancés auprès de M. de Ferney.

Après avoir mis le blessé sur le dos, le docteur ouvrit ses vêtements pour chercher l’endroit où il avait été frappé.

La balle était entrée au sommet du poumon gauche, ce qui prouvait que le malheureux s’était complètement démasqué lorsque sa femme s’était subitement montrée à lui.

Les yeux de M. de Ferney étaient grands ouverts, mais voilés. Au moment où M. Dessart toucha légèrement à la plaie, un flot de sang s’échappa de ses lèvres.

Sans perdre alors une seconde, le chirurgien releva la manche de la chemise du magistrat et le saigna.

Le sang ne vint d’abord que goutte à goutte, puis plus abondamment, et la suffocation à laquelle l’adversaire de M. de Serville allait succomber parut diminuer.

Le docteur, qui avait prié M. de Présolles d’aller imbiber un mouchoir à la rivière, le fixa sur la blessure, et, se relevant, dit à l’ancien officier, à voix basse :

— Ayez la bonté de courir demander à l’établissement de bains un brancard, un moyen de transport quelconque : M. de Ferney est dans un état trop grave pour retourner immédiatement à Paris.

Pendant ce temps-là, M. Dormeuil avait rejoint Mme  de Ferney pour lui exprimer son indignation.

— Ce que vous venez de faire, madame, lui dit-il, est une double infamie. En vous présentant ici, vous avez non seulement aggravé vos torts d’épouse, mais vous avez fait commettre un meurtre par M. de Serville, puisque vous avez paralysé la défense de son adversaire. Éloignez-vous.

Appuyée contre un arbre, pâle, mais la physionomie impassible, Jeanne attachait ses yeux sur son amant, que M. Salmon s’efforçait de calmer.

Elle ne répondit pas.

— Mais partez donc, madame ! répéta M. Dormeuil en saisissant la jeune femme par le bras ; votre présence ici est tout à la fois un outrage et un scandale.

— Laissez-moi, monsieur, répondit-elle sèchement en se dégageant ; je n’ai de leçon à recevoir de personne.


Une nuit, égaré par la jalousie, il a frappé d’un coup de couteau cette misérable femme.


Et elle courut à M. de Serville.

— Oh ! malheureuse, qu’avez-vous fait ? s’écria le peintre, en la repoussant du regard et du geste ; vous m’avez déshonoré ! Voilà votre œuvre plutôt encore que la mienne.

Il étendait le bras vers le blessé. MM. de Présolles et Frémeur le couchaient sur une échelle garnie d’un matelas, que des hommes de la Grenouillère venaient d’apporter.

— Armand ! murmura Jeanne.

Mais celui-ci ne l’écoutait pas. Soutenu par son ami et les traits décomposés, il suivait des yeux sa victime.

— Armand ! redit la jeune femme, en cherchant à prendre sa main.

— Oh ! non, ne me touchez pas ! fit-il avec un mouvement d’horreur. Salmon, je vous en prie, retenez-la.

Il s’était précipité à travers la clairière comme pour rejoindre M. Dormeuil, qui, ne croyant pas convenable de rester le témoin de cette scène tout à la fois odieuse et pénible, s’était dirigé du côté où la civière avait disparu.

Stupéfaite plutôt qu’émue de l’accueil de son amant, Mme de Ferney semblait hésiter.

— Voulez-vous que je vous reconduise, madame ? lui proposa M. Salmon. Vous ne pouvez rester ici ; vous n’irritez que davantage encore M. de Serville contre vous.

M. de Serville est un sot, répondit-elle. Lorsqu’on n’a pas plus d’énergie, on ne se bat pas ; on supporte l’insulte et l’outrage sans en demander raison ; on ne se fait pas le défenseur d’une femme pour s’en prendre ensuite à elle. Est-ce que je pouvais supposer que ma vue produirait un tel effet sur M. de Ferney ! Est-ce que je savais même que c’était en face de lui plutôt qu’en face de son adversaire que j’allais arriver ? J’étais inquiète, désespérée. Si Armand était blessé, je ne voulais pas qu’il reçût d’autres soins que les miens ; s’il était mort, je voulais mourir près de lui ! Je ne sais par quel égarement d’esprit il m’accuse, ainsi que les témoins de M. de Ferney, d’avoir machiné une infamie que je ne comprends pas. Ah ! monsieur, tout cela est horrible !

Jeanne avait prononcé ces mots en portant ses mains à son visage comme pour cacher ses larmes.

M. Salmon, qui ne la connaissait que de nom et par l’exaltation de l’amour de son ami pour elle, ne savait que répondre. Il ne comprenait pas que l’astucieuse créature lui fournissait des arguments pour sa défense, lorsqu’il aurait à rendre compte à Armand de la façon dont s’étaient passées les choses après son éloignement.

— Oui, c’est possible, madame, finit-il par balbutier ; mais tout cela n’en est pas moins terrible, et il faut vous éloigner. J’ai eu l’honneur de vous offrir mon bras.

— C’est inutile, monsieur, répondit-elle ; je suis venue seule, je m’en retournerai de même.

Et après avoir sondé des yeux, une dernière fois, l’épaisseur du taillis, pour y découvrir M. de Serville, elle tourna vivement sur elle-même, et sans même saluer M. Salmon, disparut sous les arbres.

Pendant que cette scène se passait entre sa maîtresse et son témoin, le peintre courait après M. Dormeuil.

En entendant des pas derrière lui, l’avocat se retourna, et reconnaissant l’artiste, s’arrêta brusquement.

Sa physionomie exprimait toute la surprise que lui causait cette démarche.

— Ah ! monsieur, lui dit Armand en le rejoignant, je ne suis pour rien, croyez-le bien, dans ce qui vient de se passer. Je vous jure sur mon honneur que j’ignorais le projet de Mme  de Ferney, que je suis au désespoir !

Les traits bouleversés du jeune homme confirmaient trop ses paroles pour que l’avocat pût douter de sa sincérité.

Tête nue, les cheveux épars, les vêtements en désordre, il faisait peine à voir.

— Je vous crois, monsieur, lui répondit-il, mais l’arrivée de cette femme n’en a pas moins été funeste. C’est un grand malheur dont vous êtes en partie responsable, car vous n’auriez pas dû lui faire connaître le lieu de notre rendez-vous.

— Pouvais-je supposer qu’elle aurait l’idée de nous surprendre !

— Cela prouve que vous ne connaissez pas assez Mme  de Ferney. Toutes les pensées mauvaises peuvent naître dans son esprit. N’allez pas plus loin.

— Je vous en conjure… Je voudrais savoir… Je ne me pardonnerai jamais… Permettez…

— Soit ! suivez-moi, mais à une certaine distance, je viendrai vous retrouver.

Au même instant apparut M. Salmon. Certain que la maîtresse d’Armand s’éloignait, il s’était mis à la recherche de son ami.

— Voyons, dit-il à M. de Serville, du courage, elle est partie. Attendez ici, je vais chercher Frémeur et nous nous en irons ensemble.

— Non, pas avant d’avoir des nouvelles ; M. Dormeuil m’a promis de m’en apporter. Tuer ainsi un homme, c’est affreux !

— Eh ! que diable ! M. de Ferney n’est pas mort ; une balle ne tue pas toujours ! Vous vous êtes conduit loyalement ; on n’a aucun reproche à vous faire.

— On dira que c’était, entre elle et moi, chose convenue.

— Jamais ! Êtes-vous fou ! D’abord c’est là un événement qui doit rester secret ; ensuite ne sommes-nous pas là, Frémeur et moi, pour répondre de vous dans le cas impossible où cela deviendrait nécessaire ?

— Si M. de Ferney pouvait du moins vous entendre !

— Nous le dirons à ses témoins. Soyez-en sûr, ils ne douteront pas de vous et le lui répéteront.

— S’il vit encore ! Ah ! voici M. Dormeuil. Mon Dieu que va-t-il m’apprendre ?

L’avocat revenait, en effet ; mais son air grave n’annonçait rien de bon.

— Eh bien ? lui demanda Armand, en s’élançant à sa rencontre.

— Je vous dois la vérité tout entière, monsieur, lui répondit le magistrat. La blessure de M. de Ferney est d’une extrême gravité ; bien que ne supposant pas qu’il succombe rapidement, le docteur Dessart ne répond pas de sa vie.

Armand, atterré, fut obligé de prendre le bras de M. Salmon. Il ne pouvait prononcer une parole, mais en voyant M. Dormeuil faire le mouvement de s’éloigner, il l’arrêta d’un geste suppliant et lui dit avec une voix étranglée :

— Monsieur, priez M. de Ferney de me pardonner.

— Mon ami est convaincu que vous êtes étranger à cet incident qui lui coûtera peut-être la vie ; je crois pouvoir vous dire qu’il vous pardonne.

Et, saluant M. de Serville, il reprit le chemin de la Grenouillère, où le blessé était étendu sur le lit du passeur.

Pendant ce temps, MM. Salmon et Frémeur entraînaient Armand du côté opposé.

À la tête du pont de Bougival, ils remontèrent en voiture. Une heure plus tard, ils arrivaient à Paris.

— Mes amis, dit alors l’artiste à ses témoins, ne me laissez pas seul, car si Mme  de Ferney est chez moi, c’est devant vous que je veux m’expliquer avec elle.

Mais le domestique du peintre lui apprit que la jeune femme n’était rentrée que pour repartir en emportant ses malles.

Soit qu’en raison de ce qui s’était passé à Croissy, elle doutât de son empire, soit aussi qu’elle désirât se venger de son amant, soit enfin qu’elle craignit d’être arrêtée si son mari n’était pas mort, elle n’avait pas voulu attendre Armand ; mais à la façon du Parthe, elle lui avait lancé, avant de s’éloigner, une dernière flèche sous la forme de ce billet :

« Votre conduite de tout à l’heure est celle de l’enfant sans énergie que vous avez toujours été. Tout autre que vous n’aurait vu dans ma conduite que l’acte spontané d’une femme trop éprise ; vous, vous ne l’avez interprété que dans le sens utile à votre vanité.

« Il m’est donc bien aisé de pressentir que vous m’abandonneriez à mes ennemis, moi qui vous ai tout donné, tout sacrifié. Grâce à vous, j’ai perdu position, fortune ; voilà ce qui doit peser bien davantage sur la conscience d’un galant homme que les conséquences, quelles qu’elles soient, d’un combat loyal.

« Où vais-je ? je l’ignore moi-même, puisque je n’ai que quelques heures pour quitter la France ; mais je vous ferai connaître le lieu de mon exil, afin que vous puissiez vous dire, dans un moment de remords qui sera votre châtiment : Là est celle que j’ai lâchement abandonnée. Adieu et non au revoir ! »

— Lisez, fit M. de Serville en tendant cette lettre à ses amis.

— Eh bien ! dit M. Salmon, après en avoir pris connaissance, si M. de Ferney ne succombe pas à sa blessure, ce duel vous aura rendu à tous les deux un grand service, Quelle coquine ! N’est-ce pas votre avis, Frémeur ?

— Certes, répondit philosophiquement le sculpteur, mais je ne crois pas aux adieux éternels des femmes du genre de celle-là. Il n’y a qu’à la jeunesse et au bonheur qu’on doit dire adieu ! Au malheur et aux créatures telles que Mme  de Ferney, c’est, hélas ! presque toujours : au revoir !

Et serrant affectueusement les mains que leur tendait M. de Serville, en affirmant du regard que tout était bien à jamais fini entre Jeanne et lui, ses deux amis le laissèrent seul avec ses tristes pensées.