Marmorat (p. 221-235).

XIV

Père et fils.



Monsieur de Ferney put être transporté assez facilement jusqu’à sa voiture, mais lorsqu’il y fut couché, sur le lit qu’on y avait installé, le docteur craignit, dès les premiers moments, que le voyage ne devînt funeste au blessé.

La route se fit toutefois sans accidents graves, et vers quatre heures du soir, le mari de Jeanne rentra dans cet hôtel de Rifay qui, depuis moins d’un an, était le théâtre d’événements si terribles.

MM. de Présolles et Dormeuil s’étaient retirés, en promettant de revenir le soir même.

Le premier mot du malheureux père fut pour demander sa fille, et lorsqu’il l’eut tendrement embrassée, embrassée pour deux, car ses lèvres murmurèrent le nom de Berthe en se pressant contre le visage de Louise, il ordonna qu’on allât prier l’abbé Colomb de venir le trouver sans retard.

Ces devoirs d’affection et de religion accomplis, M. de Ferney tomba dans une somnolence qui dura près d’une heure. Lorsqu’il en sortit, il dit à M. Dessart qui ne l’avait pas quitté un seul instant :

— Maintenant, à nous deux ; j’ai à réclamer de vous un service, dont je vous serai plus reconnaissant encore que de vos bons soins ; ce service, c’est la vérité tout entière sur mon état. Ne craignez pas de m’effrayer. Si je n’ai pas tout à fait le courage du soldat, j’ai du moins, je vous l’affirme, celui de l’honnête homme qui ne veut pas mourir sans avoir prévu tout ce qui peut se passer après lui.

M. de Ferney avait prononcé ces mots avec calme et surtout avec une énergie que le médecin ne s’expliquait pas, car il ne lui était pas permis de douter que la blessure reçue par le magistrat était de celles qui ne pardonnent presque jamais.

La balle, en effet, avait traversé le poumon gauche et s’était arrêtée contre les os de l’omoplate. Tenter de l’extraire était impossible. Le praticien se trouvait en présence de l’un de ces cas où la science en est réduite à l’expectative.

Il était donc bien difficile au médecin de s’expliquer franchement.

— Pourquoi hésitez-vous ? reprit le malade avec un triste sourire ; je vous en supplie.

— Je n’hésite pas, cher monsieur, répondit M. Dessart ; je vais vous dire la vérité, à la condition toutefois que vous suivrez rigoureusement mes prescriptions.

— Je vous le promets.

— Eh bien ! votre état est grave, mais nullement désespéré. S’il ne survient aucune complication, votre guérison peut même être assez rapide. Mais il faut que vous vous absteniez de toute émotion et de toute fatigue. Il est nécessaire, indispensable, que vous gardiez le silence et l’immobilité. Usant du droit que vous m’avez donné, je vais défendre absolument votre porte pour qui que ce soit.

— Je ne vous demande grâce qu’en faveur du prêtre que j’ai envoyé chercher.

Pour obéir déjà aux ordres du docteur, M. de Ferney avait prononcé cette phrase à voix basse.

— Soit ! fit après une certaine hésitation le médecin, qui était un peu sceptique, bien que vous puissiez attendre, je vous en donne ma parole.

— L’abbé Colomb n’est pas seulement un prêtre pour moi, docteur ; c’est un confident, un ami, dont je n’aurais pas dû repousser les conseils. Tenez, c’est lui, sans doute.

Avec l’acuité des sens que possèdent ceux qui souffrent, M. de Ferney avait entendu ouvrir et fermer la porte de l’hôtel.

En effet, quelques minutes après, le vénérable abbé franchissait le seuil de la chambre.

Le docteur salua le vieillard, recommanda encore le calme à son malade et sortit.

Un moment de silence régna d’abord entre ces deux hommes qui avaient tant de choses à se dire.

Le prêtre fixait de son doux regard ce père qu’un amour fatal avait perdu et auquel sa présence rappelait un si douloureux passé.

Puis il leva les yeux au ciel et s’approcha du blessé, les bras étendus, comme pour le bénir.

L’infortuné, d’ailleurs, n’avait-il pas assez souffert ; ses fautes ne lui étaient-elles pas déjà pardonnées par le juge devant lequel il allait peut-être bientôt paraître ?

— Ce n’est pas encore au ministre de Dieu que je désire parler, dit M. de Ferney, en tendant la main au vieillard, c’est à l’ami. Ne m’interrompez pas, car malgré l’espoir que s’est efforcé de me donner le docteur et malgré toute sa science, je sens qu’il me reste peu de temps à vivre. C’est de mes enfants que je veux vous entretenir. L’une de mes filles m’a été ravie. La retrouvera-t-on jamais ? L’autre a dix ans à peine, et j’ai prié, par une lettre qui lui sera remise, Mme de Lignières, ma parente, de s’en charger. Mais il me reste mon fils, que j’ai rendu coupable d’un crime.

— Raoul, coupable d’un crime ! répéta le prêtre.

— Une nuit, égaré par la jalousie, il a frappé d’un coup de couteau cette misérable femme. C’est pour cela que je l’ai éloigné de moi.

— Ce n’est pas possible !

— Hélas ! c’est trop vrai. Un matin, nous avons trouvé cette femme blessée ; elle n’avait pas appelé à son aide, et je dois lui rendre cette justice qu’elle a refusé de nommer son meurtrier ; mais j’ai découvert le couteau de mon fils sous le lit où dormait Mlle Reboul ; elle se nommait ainsi alors ! Raoul s’était introduit chez elle. Il n’a pas nié et n’est sorti de la maison qu’en proférant des menaces que je crains plus que jamais qu’il ne mette à exécution un jour.

— Malheureux enfant !

— Vous comprenez quel a été mon désespoir, et vous comprenez aussi pourquoi, lorsque j’ai appris l’inconduite de… Mme de Ferney, je me suis contenté de la chasser. Qui sait si, au moment où je l’aurais envoyée en police correctionnelle comme adultère, elle n’aurait pas conduit mon fils devant la cour d’assises comme assassin !

— Oh ! elle ne l’eût pas osé !

— Elle n’y aurait pas manqué, au contraire. Eh bien ! mon ami, c’est Raoul que je vous confie. J’ai écrit, dans mes dernières volontés, qu’il devait revenir à Paris pour entrer au collège Sainte-Barbe. De cette façon, vous pourrez le voir fréquemment, le conseiller et lui parler de moi, qui mourrai en lui pardonnant.

— Éloignez de vous cette triste pensée.

— Pourquoi, puisqu’elle me donne la force de me mettre en règle avec mes affections et ma conscience ? Il est encore un autre auquel je veux pardonner, c’est M. de Serville.

— M. de Serville !

— C’est avec lui que je me suis battu ce matin. Or, il s’est produit pendant ce duel un incident qui sera peut-être cause de ma mort ; mon adversaire a supposé que je l’en rendrais responsable. Je désire vivement qu’il sache qu’il n’en est rien et que je n’ai à son égard aucun sentiment de haine. Allez le trouver et dites-le-lui. Il demeure, 124, rue d’Assas.

— J’irai chez M. de Serville en vous quittant.

— Maintenant, mon père, écoutez le chrétien, pour appeler sur lui la miséricorde de Dieu.

M. de Ferney joignit les mains et commença sa confession.

Une demi-heure plus tard, l’abbé Colomb, très ému, sortait de l’hôtel de Rifay pour se rendre rue d’Assas.

Petrus était chez lui ; le prêtre se fit annoncer et fut immédiatement introduit.

— Monsieur, dit-il au peintre, je suis l’ami, le confident de M. de Ferney et je viens de sa part.

— De sa part ! répéta le jeune homme. Vous ne m’apportez pas au moins de mauvaises nouvelles ?

— Non, monsieur, et le ton avec lequel vous m’interrogez me permet d’espérer que ce que j’ai à vous dire sera bien accueilli par vous.

— N’en doutez pas, monsieur l’abbé ! Si vous saviez quel est mon désespoir !

— Je le vois ! Eh bien ! monsieur, voici ce dont je suis chargé : M. de Ferney est convaincu que vous êtes tout à fait étranger à l’incident qui s’est produit pendant qu’il se battait, et son cœur ne renferme aucun sentiment de haine contre vous. Il vous pardonne le passé comme, d’avance, il vous pardonne sa mort.

— Oh ! merci de ces bonnes paroles, mon père, s’écria M. de Serville en saisissant respectueusement les mains du prêtre. Ah ! c’est que cela est horrible de passer pour un misérable aux yeux d’un honnête homme. Vous ignorez peut-être comment les choses ont eu lieu ; laissez-moi vous le dire.

Et aussitôt, franchement, loyalement, comme s’il se fût confessé, Armand raconta à l’abbé Colomb où il avait connu Jeanne, comment il s’en était séparé, dans quelles circonstances il l’avait retrouvée, et enfin le rôle que la fatalité lui avait fait jouer auprès d’elle.

— Je vous plains sincèrement, monsieur, lui dit le prêtre lorsqu’il eut terminé, car, vous aussi, vous avez souffert par votre faute et souffert seul, tandis que M. de Ferney a été frappé par cette femme jusque dans les siens.

— Oui, on lui a enlevé une de ses filles !

— Il a éprouvé une douleur peut-être plus cruelle encore.

— Je ne vous comprends pas.

— Il a un fils, Raoul, un enfant charmant qu’il adorait.

— Lui serait-il arrivé malheur ?

— Il lui est arrivé plus qu’un malheur : grâce à la présence auprès de son père de cette femme qui semble, comme un démon, semer le mal autour d’elle, il a commis un crime.


— Ah ! Dieu soit loué ! s’écria le jeune homme en sautant à terre.


— Un crime !

— Raoul, qui aimait passionnément sa mère, avait pris en haine celle qui devait la remplacer au foyer de la famille, et le malheureux, dans un moment de folie, se glissa une nuit dans sa chambre pour la frapper d’un coup de couteau.

— Cela est affreux, en effet !

— Lorsqu’on la trouva blessée, le lendemain matin, Mlle Reboul ne se plaignit pas, elle n’accusa personne ; à toutes les questions de M. de Ferney elle garda le silence ; mais M. de Ferney découvrit sous le lit de la blessée le couteau de son fils, et il le chassa. Depuis lors, il ne l’a pas revu.

Ce récit du prêtre avait éveillé sans doute d’étranges pensées dans l’esprit de M. de Serville, car, après un instant de silence pendant lequel il sembla faire appel à sa mémoire, il lui demanda avec anxiété :

— Cette blessure n’était pas grave ?

— Je l’ignore, répondit l’abbé Colomb.

— Quand s’est passé cet événement ?

— Il doit y avoir un peu plus d’un an, puisque le départ de Raoul en a été la conséquence et que le pauvre enfant est à Douai depuis à peu près ce laps de temps.

— Un an ? Oui, un an ! Oh ! ce serait infâme, plus infâme encore que tout ce qu’elle a fait !

En prononçant ces mots, le peintre avait pris sa tête entre ses mains comme pour fouiller plus profondément encore dans ses souvenirs.

— Qu’avez-vous donc ? fit le prêtre.

— Monsieur l’abbé, dit Armand en se levant, il me faut la date exacte de cet événement. M. de Ferney doit s’en souvenir ?

— Sans doute.

— Courez la lui demander, je vous prie. Ou plutôt, non, je vais vous accompagner. Ah ! Dieu veuille que le pauvre père non seulement me pardonne, mais encore me bénisse !

— Expliquez-vous.

— Bientôt vous saurez tout. Je donnerais ma vie pour ne pas me tromper. Venez, ne perdons pas de temps.

Le jeune homme entraîna le vieillard.

Une voiture descendait justement la rue d’Assas ; ils y montèrent. Cinq minutes après, ils arrivaient à l’hôtel de Rifay.

— Monsieur, dit M. de Serville, en aidant le prêtre à mettre pied à terre, allez demander à M. de Ferney la date précise de cette tentative de meurtre que vous venez de me faire connaître, et revenez de suite, je vous en conjure !

Bien qu’il ne comprît pas quel était le but de l’artiste, l’abbé se hâta de monter chez le blessé et de le mettre au courant de tout ce qui venait de se passer entre lui et M. de Serville.

M. de Ferney, fort étonné, lui répondit :

— Il m’est, hélas ! facile de me souvenir de cette date, puisque cela arriva trois ou quatre jours après la mort de ma pauvre femme, si tôt oubliée pour mon châtiment. C’est dans la nuit du 12 au 13 août de l’an dernier. Mais pourquoi me rappeler ce douloureux souvenir ?

— Parce qu’on m’en a prié. Dans un instant je vous en dirai davantage.

— Le vieillard sortit de la chambre du malade pour regagner la rue avec une agilité toute juvénile.

— C’est dans la nuit du 12 au 13 août, dit-il à l’artiste, qui l’attendait impatiemment, dans la voiture.

— Ah ! Dieu soit loué ! s’écria l’amant de Jeanne en sautant à terre. Mon père, obtenez, je vous en conjure, de M. de Ferney, qu’il me reçoive. Ah ! l’infâme !

— Dites-moi au moins…

— Non, à lui, devant vous ! Ne craignez rien, son cœur ne bondira que de joie à mes paroles.

— Soit ! quelque chose me dit que je dois avoir confiance en vous. Suivez-moi.

Ils rentrèrent à l’hôtel et gravirent ensemble l’escalier.

— Attendez ici, fit le prêtre à son compagnon quand ils eurent, atteint le premier étage.

Il entra dans l’appartement du magistrat.

Une fois seul, Armand fut obligé de s’appuyer contre la muraille. Il tremblait.

Les deux minutes que dura l’absence de l’abbé Colomb lui parurent interminables, et lorsqu’il entendit la porte se rouvrir, puis une voix qui lui disait : Venez ! il sentit ses jambes se dérober sous lui.

— Courage ! murmura le ministre de Dieu.

Ce mot suffit pour rendre à M. de Serville, avec le sentiment du devoir, toute son énergie, et il suivit le saint homme.

Mais quand, du seuil de la chambre, il aperçut sa victime couchée, pâle et défaite, il s’arrêta :

— Venez, monsieur, lui dit. M. de Ferney, j’ai oublié que nous avons été ennemis.

— Ah ! monsieur, Dieu vous bénira pour cette généreuse parole, s’écria le peintre en se rapprochant vivement du magistrat, et je le remercie de me permettre de vous faire un peu de bien après vous avoir si cruellement offensé. Donnez l’ordre qu’on rappelle immédiatement votre fils. Ce n’est pas cet enfant qui a frappé Mlle Reboul d’un coup de couteau dans la nuit du 12 au 13 août, mais Justin Delon. Je vous le jure sur mon honneur.

Le mari de la fille Méral fixait le jeune homme d’un œil hagard.

M. de Serville poursuivit :

— Le fait s’est passé devant moi, aux Champs-Élysées. Le meurtrier s’est enfui et j’ai mis en voiture Mlle Reboul, dont la blessure était, d’ailleurs, sans gravité, puisqu’elle a pu marcher sans autre aide que mon bras.

M. de Ferney ne répondait pas, mais deux grosses larmes roulaient le long de ses joues.

L’abbé se pencha vers lui.

Le blessé l’écarta doucement et, après un instant de silence, il dit au peintre en lui tendant la main :

— Merci, monsieur ; merci, du fond de mon cœur. Dieu est juste ! Après s’être servi de vous pour me punir, il s’en est servi pour m’aider à réparer. Soyez béni !… Mon pauvre enfant !

Et succombant, à cette émotion qui était au-dessus de ses forces, le malheureux père perdit connaissance.

Épouvantés, le prêtre et M. de Serville allaient appeler au secours lorsque la porte s’ouvrit.

M. Dessart revenait, accompagné du docteur Trousseau.

Ayant appris à l’hôtel que le célèbre praticien était le médecin de M. de Ferney, il était allé le chercher. Le prêtre expliqua à ces messieurs ce qui venait de se passer.

— Je ne saurais vous blâmer, dit M. Dessart, de ce que vous avez fait, car vous apportez à cet infortuné une grande consolation ; mais il ne faudrait pas plus d’une seconde secousse pour l’enlever. Je crains que mon illustre confrère ne soit de mon avis.

La physionomie du savant docteur, qui, pendant que l’abbé Colomb parlait, avait enlevé l’appareil et examiné la blessure, ne disait, en effet, rien de bon.

Comprenant que, si louable que fût le motif qui l’avait amené, il ne pouvait rester plus longtemps dans cette chambre où mourait son adversaire, M. de Serville salua sans oser jeter un dernier regard sur cet homme que la science condamnait.

— Vous vous en allez aussi, demanda-t-il au prêtre, en s’apercevant que celui-ci le suivait.

— Quoique M. de Ferney ne m’en ait pas donné l’ordre, répondit l’abbé, je vais télégraphier au directeur du collège de Douai pour qu’il fasse partir immédiatement Raoul. J’espère que le pauvre enfant arrivera encore à temps pour embrasser son père. Adieu ! monsieur. Que Dieu vous bénisse pour la consolation que vous avez apportée ici.

Et le digne homme se dirigea vers le plus prochain bureau télégraphique, pendant qu’Armand regagnait la rue d’Assas.

À peu près au même instant, une voiture s’arrêtait devant l’hôtel de Reims, où nous avons déjà conduit nos lecteurs, et une jeune femme élégamment mise et soigneusement voilée, sautait à terre et s’élançait dans le couloir de la maison.

Arrivée, au fond du corridor obscur, elle frappa à la porte vitrée et entra sans même attendre qu’on lui eût répondu.

— Tu es seule ? dit-elle à la cabaretière, qui sommeillait dans un vieux fauteuil.

— Toi ! s’écria la dormeuse réveillée en sursaut ; toi, Jeanne, ici ?

— Moi-même. Je t’ai demandé si tu étais seule, répondit Mme de Ferney.

— Oui, je suis seule ! Ah ! depuis le départ de Manouret, la maison n’a plus guère de clients. Il est vrai que pour ce que valaient ceux qu’il amenait !

— Tu ne l’as pas revu ; tu n’en as pas entendu parler ; tu ne sais pas où il est ?

— Non, je ne l’ai pas revu, Dieu merci ! mais j’ai reçu de ses nouvelles.

— Ah ! comment, par qui ?

— Un de ses amis m’a apporté un billet de lui. Tiens, le voici !

Françoise avait tiré de son sein un chiffon de papier, sur lequel étaient griffonnées ces lignes :


« Je t’écris de Londres, où j’ai été obligé de me sauver pour une affaire politique. L’ami qui te remettra cette lettre te donnera mon adresse. Viens me rejoindre. Laisse le gamin en pension, sa mère s’en chargera. »


— Tu la connais son affaire politique, dit Jeanne après avoir lu ce billet. — La phrase où il était question de son fils ne l’avait pas arrêtée un instant. — Que vas-tu faire ?

— Tu me le demandes ! Laisser Claude où il est, tout simplement. Si la canaille croit que je suis tentée d’aller reprendre là-bas la vie qu’il me faisait mener ici, il se trompe fort et m’attendra longtemps ! Il a dû retrouver en Angleterre son ami Delon, car j’ai idée que ton ancien amoureux ne s’est pas plus noyé que moi et que, d’accord avec Claude, il s’est moqué de nous deux !

— Ah ! tu crois que Delon n’est pas mort !

La jeune femme avait prononcé ces mots avec un étrange sourire.

— Je le parierais, répondit la Manouret ; ces gens-là, ça revient toujours sur l’eau, c’est le cas de le dire. Mais toi, comment se fait-il ?

— Tu le sauras. Avant tout il me faut l’adresse de Claude, à Londres. Son ami te l’a-t-il donnée ?

— Sans doute ! Pour ne pas l’oublier, je l’ai écrite, non pas sur mon livre de dépenses, car depuis l’événement, à chaque pas que j’entends dans la maison, je crois voir entrer la police, mais sur l’alphabet du petit.

— Enfin, quelle est cette adresse ?

— Soho lane, no 5, Soho square, épela tant bien que mal Françoise, qui avait pris dans une armoire le livre de l’enfant.

— Fort bien, je ne l’oublierai pas.

— Seulement, là-bas, il ne s’appelle plus Manouret.

— Je le comprends ! Comment se nomme-t-il ?

— Jacques Bertrand.

Jeanne écrivit ces noms et l’adresse sur son carnet ; puis, comprenant qu’il lui fallait bien expliquer sa présence à sa sœur, elle lui dit :

— Quant à moi, je n’ai plus de domicile : mon mari m’a chassée !

— Chassée ! répéta la fille Méral ; à cause de… la disparition de sa fille.

— Pour ce motif et pour un autre encore.

— Est-ce qu’il se doute que la petite ?…

— Non, mais il a appris, je ne sais où ni comment, mon véritable nom et aussi que j’ai été la maîtresse de M. de Serville.

— Qu’a-t-il fait ?

— Il s’est battu avec lui et il est peut-être mort en ce moment.

M. de Serville t’aime toujours, il ne l’abandonnera pas.

— Armand ne m’aime plus, du moins pour l’instant. C’est un enfant qui a peur des remords. D’ailleurs, à moins que M. de Ferney ne meure, il faut que je parte.

— Pourquoi ?

— Parce que mon mari me ferait arrêter comme faussaire. Tu ne te souviens donc plus de l’acte de naissance fabriqué par Pergous, acte de naissance qui m’a permis de me marier sous le nom de Jeanne Reboul.

— C’est vrai ! Que vas-tu devenir ?

— Je vais attendre que tout soit fini à l’hôtel de Rifay. Si mon mari succombe, je resterai à Paris ; s’il vit, je me sauverai.

— Où es-tu allée demeurer ? Je l’offrirais bien une chambre, mais…

— C’est inutile. En sortant de chez M. de Serville je me suis rappelé l’hôtel Molière, où nous avons vu Pergous, et je m’y suis fait conduire. Du reste je ne voudrais pas habiter chez toi, non parce que je craindrais de ne pas m’y trouver assez bien, mais parce que ton établissement doit être fort surveillé. Il faut le quitter toi-même. As-tu de l’argent ?

— Manouret ne m’a rien laissé.

— Je te donnerai le nécessaire. En attendant, j’aurais besoin de quelqu’un pour surveiller l’hôtel de Rifay. Malheureusement je ne connais personne.

— Prends le père Jean.

— Soit ! cours le chercher.

Françoise s’empressa de sortir pour exécuter cet ordre.

Quelques minutes après, la Manouret revenait avec le commissionnaire.

Cet homme ne reconnut pas Jeanne, car, à son arrivée dans la pièce, assez sombre d’ailleurs, où elle se trouvait, elle avait baissé son voile.

— Combien gagnez-vous par jour ? lui demanda la jeune femme ?

— Ça dépend, répondit le bonhomme fort surpris de cette question, cinq ou six francs, quelquefois plus.

— Je vous en donnerai dix ; voici ce que vous aurez à faire : vous vous installerez rue du Cloître.

— Dans le faubourg Saint-Germain ?

— Oui, et là vous vous tiendrez au courant de tout ce qui se passera dans l’hôtel de Rifay.

— Oh ! je le connais.

— Eh bien ! le maître de cette maison, M. de Ferney, est très malade, et j’ai un grand intérêt à être informée immédiatement de sa mort, s’il succombe.

— Ça sera fait !

— Voilà quarante francs d’avance. S’il arrive quelque chose de nouveau, vous accourrez de suite le dire ici. Si je suis contente de vous, il y aura un bon pourboire.

— Vous serez contente. Quand faudra-t-il commencer ma faction ?

— Demain matin de très bonne heure. Vous ferez même bien d’aller faire un tour ce soir du côté de l’hôtel.

— J’irai, madame ! Vous verrez que si le père Jean n’est plus un jeune homme, il n’est pas plus bête qu’un autre.

Et le commissionnaire, enchanté de la bonne aubaine, sortit aussitôt, après avoir empoché ses deux pièces d’or.

— Quant à toi, dit Mme de Ferney à sa sœur, dès qu’elle fut seule avec elle, cherche un logement dans un autre quartier et déménage le plus tôt possible. Règle tes affaires de façon à ce que la police ne s’inquiète pas de ta disparition. Tiens, voilà cinq cents francs pour t’aider. Si tu apprends du nouveau par le père Jean, saute en voiture et viens me trouver à l’hôtel Molière. Ah ! il pourrait se faire que sous enveloppe, à ton nom, il t’arrivât une lettre à mon adresse. Tu me l’apporterais de suite.

En disant ces mots, Jeanne avait donné un billet de banque à sa sœur et s’apprêtait à partir.

— Et le petit, qu’est-ce que je vais en faire ? lui demanda Françoise.

— Dans tous les quartiers, il y a des pensions, répondit sèchement la mauvaise mère. Tu l’enverras aussi bien à l’école du côté de Montparnasse qu’au boulevard des Batignolles.

C’était là sans doute un sujet qui déplaisait tout particulièrement à cette femme dont le cœur était fermé à tous les bons sentiments, car, après cette dernière recommandation, elle quitta brusquement la Manouret et remonta dans sa voiture pour retourner à l’hôtel Molière.

Là, seule, dans une chambre convenable, mais qui devait lui sembler bien misérable si elle la comparait à l’appartement luxueux qu’elle habitait encore la veille, Jeanne se mit à réfléchir.

Ainsi qu’elle l’avait dit à sa sœur, elle était disposée à s’éloigner de Paris si son mari ne succombait pas à sa blessure ; mais dans le cas contraire, elle voulait y demeurer pour tenter de faire disparaître de l’hôtel de Rifay ce cadavre accusateur, qu’un nouveau locataire de la maison pourrait y découvrir.

Elle ne pouvait atteindre ce but qu’à l’aide d’un seul moyen : rentrer dans la maison ; mais il fallait pour cela que M. de Ferney en sortît, mort ou vivant.

Quant à de l’argent, elle en avait plus qu’il ne lui en fallait. D’abord, elle avait encore une somme assez importante chez Me Destables, le notaire de Reims ; de plus, en réunissant ce qui avait échappé à Manouret et les économies qu’elle avait faites depuis un an qu’elle était mariée et que son mari la laissait maîtresse absolue de sa maison, elle possédait plus de vingt-cinq mille francs.

Pour une femme comme elle, si habituée à profiter des événements et disposée à tout, c’était là une véritable fortune.

Aussi n’eut-elle pas une seconde d’abattement, et le soir, après son dîner, elle s’endormit, dans sa chambre garnie, aussi calme que si elle eût encore été chez elle.

Pendant ce temps-là, la situation de M. de Ferney s’aggravait. La nuit durant laquelle sa femme reposait si tranquillement fut mauvaise pour lui, et le lendemain matin, lorsqu’en venant prendre des nouvelles de son ami, l’abbé Colomb se rencontra avec les docteurs Trousseau et Dessart, ceux-ci ne lui dissimulèrent pas que le blessé était perdu.

Une catastrophe était imminente.

Le prêtre ne put en douter dès qu’il arriva auprès du malade.

En moins de vingt-quatre heures, il avait vieilli de dix ans. Ses yeux, enfoncés dans l’orbite, avaient un éclat fiévreux, sa respiration était haletante. La mort faisait rapidement son œuvre.

M. de Ferney avait néanmoins toute sa raison, tout son courage.

— Je vous attendais impatiemment, dit-il au prêtre, en lui indiquant un fauteuil à côté de son lit, car je ne puis écrire et je voudrais faire revenir mon fils que j’ai calomnié.


— Soit ! poursuivit l’avocat ; c’est l’article 148 et non l’article 147 qui vous est applicable.



— Je n’ai pas attendu votre ordre, mon ami, répondit l’abbé ; en vous quittant hier, j’ai adressé une dépêche à Douai. Raoul arrivera certainement ce soir.

— Oh ! merci, merci ! je pourrai donc l’embrasser avant de mourir… et lui demander pardon.

— Votre position n’est pas à ce point désespérée.

— Les prêtres comme les médecins ont donc le droit de mentir, mon père ? fit le moribond en tendant à son consolateur, qui les pressa affectueusement, ses mains brûlantes. Non, je n’ai plus que quelques heures à moi, je le sens, mais je ne me plains pas ; j’aurais pu mourir là-bas, sur le terrain, et Dieu m’a laissé, au contraire, le temps de me mettre en règle avec ma conscience. Peut-être même me permettra-t-il d’embrasser mon pauvre enfant. S’il arrive trop tard, souvenez-vous de la prière que je vous ai adressée à son sujet.

Ces mots prononcés, il tourna sa tête vers la muraille, comme s’il désirait rester seul. L’abbé Colomb se retira.

Sur le pas de la porte de l’hôtel, il se croisa avec un commissionnaire qui y entrait.

Ayant appris, chez un marchand de vin du quartier, que M. de Ferney était magistrat, le père Jean, afin sans doute de prouver qu’il n’était pas plus bête qu’un autre, ainsi qu’il l’avait dit à celle qui le payait pour surveiller l’hôtel de Rifay, le père Jean avait imaginé de venir demander des nouvelles du malade de la part d’un de ses collègues du Palais.

Il avait pris dans le Bottin le premier nom venu parmi les conseillers à la Cour de Paris, et le concierge de l’hôtel, convaincu que ce commissionnaire, qu’il avait déjà vu d’ailleurs plusieurs fois, était, envoyé par un des amis de son maître, s’empressa de lui répondre longuement.

Vers six heures, le père Jean ne fut pas moins bien reçu, et tout fier d’avoir aussi complètement réussi, il courut à l’hôtel de Reims pour répéter ce qu’il avait appris ; c’est-à-dire que M. de Ferney ne passerait peut-être pas la nuit et que son fils était attendu le soir même.

La première de ces nouvelles était malheureusement exacte : la suffocation augmentait rapidement, et, dans l’après-midi, le blessé avait eu un vomissement de sang du plus mauvais augure.

Françoise prit aussitôt une voiture et descendit à l’hôtel Molière.

À la nouvelle de la mort prochaine de son mari, Jeanne resta calme, mais lorsque sa sœur eut ajouté que Raoul allait arriver, elle ne put s’empêcher de tressaillir.

Était-ce M. de Ferney qui avait eu l’idée de rappeler son fils ? Dans quel but ? Voulait-il seulement l’embrasser et lui pardonner avant de mourir ? Ou bien, grâce aux événements qui venaient de se produire, doutait-il qu’il se fût rendu coupable du crime dont il l’avait accusé ?

Une explication n’allait-elle pas avoir lieu entre le père et l’enfant ? Cette explication ne démasquerait-elle pas l’odieuse conduite de sa belle-mère ?

— Si Raoul pouvait arriver trop tard ! pensa la misérable.

Et elle renvoya sa sœur, en lui recommandant d’ordonner au père Jean de passer la soirée dans la rue du Cloître.

Pendant cette entrevue des filles Méral, les événements se précipitaient à l’hôtel de Rifay ; le blessé s’affaiblissait rapidement. Vers huit heures du soir lorsque l’abbé Colomb, qui était allé recevoir Raoul à la gare du Nord, revint avec lui, on craignait que M. de Ferney ne reconnût pas son fils.

Mais, au contraire, à peine l’enfant, pâle et le visage baigné de larmes, eut-il posé les lèvres sur la main de son père, que celui-ci ouvrit les yeux, et comme s’il eût puisé dans cette caresse des forces nouvelles, il murmura :

— Dieu soit loué ! il a exaucé ma dernière prière !

Puis, après avoir attiré Raoul sur son cœur, il lui dit :

— Mon fils, il y a un an, je t’ai accusé d’un crime et je t’ai chassé ; je t’en demande pardon.

— Mon père ! fit le jeune homme, je ne comprends pas.

Le fils de M. de Ferney ignorait en effet le motif réel de son éloignement ; il avait toujours supposé qu’il ne le devait qu’au peu d’affection qu’il avait témoignée à sa belle-mère.

L’abbé Colomb t’expliquera mes paroles, dit le mourant ; mais, moi, je te prie de me pardonner mes soupçons et mon injuste sévérité.

— Oh ! mon père ! mon père ! c’est moi qui dois implorer votre pardon, puisque j’ai pu douter de votre affection.

L’enfant, étouffé par ses sanglots, était tombé à genoux près du lit.

— Écoute-moi, reprit M. de Ferney dont la voix était à peine perceptible, et grave ces mots dans la mémoire : M. Dormeuil, un de mes amis, te remettra une lettre que je t’ai écrite ; jure-moi de m’obéir et jure-moi aussi de suivre les conseils de l’abbé Colomb.

— Je vous le jure, bégaya Raoul épouvanté.

— Adieu, mon fils… pardonne-moi, je t’aime… je te bénis !

Et comme le pauvre père, en prononçant ces mots, avait fait un effort pour se soulever sa tête retomba près de celle de son enfant ; ses lèvres s’entrouvrirent, mais muettes et décolorées ; ses yeux, démesurément ouverts, se fixèrent sur lui, puis ses traits contractés se détendirent, et l’expression d’angoisse qui régnait sur son visage disparut.

M. de Ferney avait cessé de souffrir.

Raoul se releva en jetant un horrible cri.

— Courage, mon ami, lui dit le prêtre en le recevant dans ses bras. Prions tous deux.

L’enfant retomba à genoux près du serviteur de Dieu.

Quelques instants après, fait homme par la douleur, Raoul de Ferney fermait pieusement les yeux du mort et murmurait en lui donnant un dernier baiser :

— Mon père, tu seras vengé, je te le jure !