Marmorat (p. 195-199).

XII

Époux et justicier.



Il y avait déjà plus de vingt-quatre heures que Mme  de Ferney avait télégraphié à son mari, et elle se demandait, l’esprit obsédé par de lugubres pressentiments, pourquoi il ne lui avait pas encore répondu, lorsqu’un matin, vers neuf heures, elle entendit une voiture s’arrêter devant l’hôtel.

Elle n’eut pas la peine de sonner pour demander qui arrivait, car au même instant miss Brown accourut lui annoncer que c’était M. de Ferney.

— C’est bien, laissez-moi, répondit Jeanne ; remontez auprès de Louise ; vous ne descendrez que lorsque je vous ferai appeler.

Passant rapidement un peignoir, la jeune femme s’arma d’apparence de douleur pour recevoir ce père dont l’enfant n’était plus, et elle se hâta de descendre pour aller au-devant de celui qu’elle se préparait à tromper de nouveau.

Parvenue au rez-de-chaussée, elle apprit avec stupéfaction que M. de Ferney, au lieu de demander après elle, était entré tout droit dans son cabinet de travail, en donnant l’ordre de n’y laisser pénétrer personne.

Ne pouvant supposer que cette consigne la concernait, Jeanne voulut s’introduire dans l’appartement de son mari, mais la porte en était fermée intérieurement.

— Qu’est-ce que cela signifie ? pensa-t-elle.

Et après avoir hésité un instant, elle frappa en disant à haute voix :

— Mon ami, c’est moi ! Ouvrez, je vous prie.

On ne répondit pas.

Mme  de Ferney frappa de nouveau, et elle allait appeler ses gens à son aide pour enfoncer la porte, car elle supposait que son époux était souffrant, lorsque celui-ci ouvrit tout à coup lui-même.

Il était horriblement pâle et tenait à la main un large pli.

— Robert, lui dit-elle d’une voix suppliante, en faisant un pas en avant.

— Tout à l’heure, madame, répondit M. de Ferney en étendant le bras comme pour se défendre du contact de sa femme ; laissez-moi d’abord remplir un devoir.

Il appela un de ses domestiques et lui ordonna de porter immédiatement la lettre qu’il lui remit.

Ce pli était adressé à Son Excellence le ministre de la justice.

— Maintenant, madame, dit-il à Jeanne, veuillez m’accompagner.

En prononçant ces mots, il avait traversé le vestibule et gagné l’escalier sans jeter un regard en arrière. Arrivé au premier étage, il se dirigea vers ce petit appartement coquet où nous avons déjà introduit nos lecteurs.

Épouvantée, malgré son énergie, la misérable suivait son mari ; mais en le voyant se diriger vers sa chambre du même pas automatique, elle s’arrêta sur le seuil du boudoir.

— Eh bien ! je vous attends, lui dit-il, en se retournant vers elle.

— Oh ! pardon, pardon ! murmura-t-elle, immobile et en se voilant le visage de ses deux mains.

Le magistrat ne lui répondit pas, mais, se rapprochant d’elle, il la saisit par le bras et l’attira brusquement dans l’intérieur de la pièce dont il ferma la porte.

La physionomie du malheureux était effrayante de calme et de résolution.

Pour la première fois de sa vie peut-être, la sœur de Françoise avait peur.

Adossée contre la muraille, elle tremblait.

— Oh ! madame, lui dit Robert après un instant de silence, vous ne courez aucun des dangers que vous semblez craindre. Laissez-moi d’abord vous mettre au courant de ce que j’ai fait depuis mon arrivée à Paris ; vous comprendrez alors pourquoi je ne vous demande nuls détails sur l’affreux événement dont cette chambre a été le théâtre. Ma première visite a été pour la préfecture de police. Là, j’ai appris plus exactement que vous ne me les auriez fait connaître les moindres incidents du malheur dont je vous rends responsable.

— Mon ami ! bégaya Mme de Ferney que le calme de ce pauvre père effrayait plus que ne l’eût fait sa colère.

— Je vous défends de me donner ce nom, reprit le conseiller de sa même voix sévère ; je ne suis pas ici votre ami, mais seulement votre juge. Répondez d’abord au père ; l’époux vous interrogera ensuite.

— L’époux ? fit la jeune femme, avec une surprise qui, cette fois, n’était pas feinte.

M. de Ferney parut ne pas y prendre garde et poursuivit :

— Oui, je vous rends responsable de l’enlèvement, peut-être même de la mort de ma fille. Votre devoir était de veiller sur elle, de ne pas l’isoler dans cette partie de la maison. Pourquoi avez-vous agi ainsi ?

— Louise était malade et Berthe ne pouvait coucher dans la même chambre que sa sœur.

— Il fallait placer son lit près du vôtre ; on vous aurait volé vos bijoux, mais au moins on ne m’aurait pas volé mon enfant. Si on ne retrouve pas Berthe vivante, malheur à vous ! Ma vengeance vous poursuivra en dehors de cette maison où vous avez apporté le malheur, après y avoir apporté la honte.

— La honte !

— Oui, la honte ! Rose Méral, vous êtes infâme et faussaire !

En s’entendant appeler de ce nom maudit, Jeanne jeta un épouvantable cri et dut se retenir au dossier de son lit pour ne pas rouler à terre.

Il lui semblait que tout s’effondrait autour d’elle. Ses yeux hagards fixés sur son mari, elle offrait l’image d’une inénarrable épouvante.

— Oui, reprit M. de Ferney, vous êtes infâme et faussaire ! Je ne vous livrerai pas à la justice, comme ce serait mon devoir de le faire, parce que je ne veux pas que mon nom devienne l’objet de la risée publique, mais je vous chasse !

Mme  de Ferney demeurait silencieuse et courbée sur elle-même.

— Vous faites bien de ne pas vous défendre, continua le mari outragé, car Dieu seul sait jusqu’où m’emporterait mon indignation ! Ah ! je n’ignore rien de votre passé honteux, Rose Méral : fille adoptive ingrate, maîtresse infidèle, mère dénaturée, marâtre pour les enfants que ma faiblesse avait faits les siens, épouse adultère !

À cette dernière accusation, Jeanne releva la tête.

— Oui, épouse adultère, répéta le malheureux, qui ne restait plus maître de sa colère ; en retrouvant dans le peintre Petrus votre amant d’autrefois, vous m’avez laissé lui tendre la main et lui ouvrir ma maison. Ah ! vous avez dû bien rire tous deux de ma crédulité. Je me vengerai de lui ; vous, je ne veux que vous punir !

« J’aurais pu vous tendre un piège ou tout simplement vous laisser faire et vous tuer ; mais le sang d’une femme telle que vous tache et ne lave pas l’honneur d’un homme tel que moi. Votre amant, il mourra ; vous, je vous chasse, non pas seulement de cette maison, mais de Paris, de la France ! Si, dans vingt-quatre heures, vous n’avez pas franchi la frontière, je vous ferai arrêter. J’assurerai votre existence à l’étranger, pour que vous ne puissiez pas m’accuser de vous avoir livrée à la prostitution. Emportez tout ce qui vous appartient ici, tout ce que vous avez volé ! Partez, je vous maudis !

Le pauvre père, en prononçant ces derniers mots, s’élança hors de la chambre, car il sentait que s’il restait un instant de plus en présence de cette femme, il se livrerait sur elle à quelque acte de violence indigne de lui.

— Ah ! c’est ainsi, gronda Jeanne en le suivant d’un regard haineux jusqu’à ce qu’il eût disparu par la porte de la galerie ; ah ! monsieur de Ferney, vous me chassez et vous voulez tuer Armand. Eh bien ! c’est lui qui vous tuera ! Moi aussi, je serai vengée ! Quoi que vous fassiez, à moins que vous n’affrontiez les débats d’un procès scandaleux, je suis votre femme, je ne l’oublierai pas !

Puis, en songeant tout à coup que, forcée de sortir aussi brusquement de l’hôtel, de Rifay pour n’y jamais rentrer, elle allait y laisser le corps de Berthe caché dans le coffret qui lui appartenait, comme preuve de sa complicité avec le meurtrier, elle se sentit envahie de nouveau par la terreur.

— Si je l’emportais ? dit-elle, sans pouvoir vaincre le frisson que lui donnait cette épouvantable pensée.

Elle se penchait déjà sur le parquet pour y fouiller la cavité qui était devenue la tombe de l’enfant, lorsqu’elle entendit des pas dans le boudoir.

Presque au même instant, miss Brown entra dans la chambre.

— Que voulez-vous ? lui demanda Mme  de Ferney en allant vivement à sa rencontre.

Mais elle s’aperçut que l’Anglaise n’était plus la femme obséquieuse et servile qu’elle dominait depuis son entrée à l’hôtel.

Le regard de l’institutrice brillait d’un éclat moqueur ; sa bouche pincée se crispait dans un sourire mauvais.

Ce fut d’une voix sèche et brève qu’elle répondit :

— Monsieur vient de m’ordonner de vous aider à faire vos malles ; il m’a chargée aussi de vous mettre en voiture.

La subalterne à laquelle la belle-mère de ses élèves avait si longtemps fait courber hypocritement la tête la relevait pour se venger de ses bassesses passées.

Le magistrat avait bien choisi son émissaire.

Mme  de Ferney fut peut-être plus sensible encore à cette humiliation venue d’en bas qu’à toutes celles que son mari lui avait fait subir.

— Je n’ai pas besoin de vous, répondit-elle durement à miss Brown ; laissez-moi ; lorsque je serai prête, je vous ferai prévenir.

L’Anglaise, le même rictus aux lèvres, ne bougeait pas.

— Mais laissez-moi donc, sortez, répéta la jeune femme.

— M. de Ferney m’a également ordonné de rester auprès de vous jusqu’à ce que vous ayez quitté l’hôtel, reprit froidement l’institutrice, sans changer ni de physionomie ni d’attitude.

Jeanne étouffa un cri de rage, mais comprenant que toute révolte serait inutile, elle sonna, et quand sa femme de chambre, venue à son appel, lui eut apporté les malles qu’elle avait demandées, elle y jeta pêle-mêle tous les objets qui lui tombèrent sous la main.

Elle ne se préoccupa certainement que de ne pas oublier le petit coffre qui contenait ses papiers et ses lettres d’amour.

C’était là autant d’armes pour l’avenir.

— Eh bien ! c’est fait, dit-elle à miss Brown lorsqu’elle eut terminé ; accompagnez-moi maintenant, puisque vous en avez reçu l’ordre.

Et comme, en prononçant ces mots, elle s’était coiffée et avait jeté un châle sur ses épaules, elle prit les devants.

Mais, parvenue au rez-de-chaussée et au moment où elle allait traverser le vestibule, elle s’arrêta brusquement.

Elle était en face de l’abbé Colomb qui sortait du cabinet de travail de M. de Ferney. Depuis la mort de Mme  de Ferney, c’était la première fois qu’elle l’apercevait à l’hôtel.

Ayant appris l’enlèvement de Berthe, le digne prêtre avait guetté le retour du malheureux père pour lui offrir ses consolations.

Les regards de l’homme de paix et de l’épouse chassée se rencontrèrent.

Le ministre de Dieu semblait se trouver là, sur le passage de la coupable, comme pour lui faire comprendre que son châtiment venait d’en haut.

— Priez, madame, et repentez-vous, lui dit-il, en lui montrant le ciel. Dieu pardonne à ceux qui l’implorent !

Jeanne ne répondit que par un cynique sourire et s’élança vers la porte de la rue, en murmurant :

— Ah ! prêtre maudit, ce dont je suis certaine, c’est que je n’oublierai ni vos traits ni votre nom. Puisque vous parlez de Dieu, faites qu’il ne vous remette jamais sur mon chemin !

Une voiture, sur laquelle on avait déjà chargé ses malles, était devant l’hôtel : elle y bondit.

— Où va madame ? lui demanda miss Brown qui l’avait suivie.

— Rue d’Assas, 124, répondit Mme  de Ferney d’une voix stridente.

Avant de s’éloigner pour jamais de son mari, la fille Méral lui jetait pour dernier outrage l’adresse de son amant !