Marmorat (p. 188-194).

XI

Cœur brisé !



Pendant que son hôtel était le théâtre des événements terribles que nous venons de raconter, M. de Ferney se rendait à Reims.

L’examen des ravages que l’inondation avait faits dans les grandes propriétés qu’il possédait entre Amiens et Douai lui avait prouvé qu’il n’échapperait désormais à de semblables désastres qu’en faisant exécuter des travaux d’endiguement qu’il projetait depuis déjà longtemps ; mais comme ces travaux n’étaient possibles que d’accord avec les propriétaires des terres voisines des siennes, et que ces terres appartenaient à des mineurs dont le notaire habitait Reims, il s’était décidé à ne pas remettre l’entrevue qu’il voulait avoir avec cet officier ministériel.

Il comptait l’amener aisément, à partager ses vues et à entreprendre de moitié avec lui, dans l’intérêt même de ceux qu’il représentait, ces améliorations indispensables.

Ce notaire, Me Destables, était un brave homme, véritable type du tabellion de province, gérant les biens de ses clients avec autant de sollicitude que s’ils eussent été à lui, un peu loquace peut-être, mais digne en tous points de la considération dont il jouissait.

Arrivé à Reims par le train du matin, M. de Ferney demanda immédiatement un rendez-vous au notaire, qui se hâta de lui répondre qu’il se tiendrait à ses ordres, le jour même, toute l’après-midi.

À deux heures, le mari de Jeanne se rendit à l’étude. Le premier clerc, prévenu de sa visite, le fit entrer dans le cabinet de son patron, où il le laissa seul, en lui disant qu’il allait faire appeler Me Destables.

En l’attendant, le magistrat examina naturellement la pièce où il se trouvait, et ses yeux furent alors attirés par une toile qui, placée bien en évidence, semblait un peu dépaysée au milieu des cartons et des dossiers.

Ce tableau représentait les lagunes de Venise avec le palais des Doges et le lion de Saint-Marc perdus dans la brume.

Ce n’était pas un chef-d’œuvre, mais l’artiste qui avait peint ce tableau était certainement un poète et un coloriste.

M. de Ferney voulut en connaître le nom, et il eut un mouvement de surprise joyeuse en lisant dans un des angles de la toile : Petrus.

Le peintre était justement son jeune ami de Paris, et il se demandait comment une de ses œuvres, encore si rares, se trouvait à Reims, lorsqu’il se rappela que Petrus se nommait Armand de Serville, qu’il était né à la Marnière, c’est-à-dire à quelques kilomètres de la ville et que, par conséquent, il avait pu mettre quelque amour-propre à se faire connaître dans son pays.

Le mari de Jeanne venait de résoudre cette petite énigme, lorsque Me Destables entra, s’excusa d’avoir fait attendre son visiteur et lui rappela qu’il était tout à ses ordres.

M. de Ferney lui expliqua alors le but de sa démarche. Le notaire fut immédiatement de son avis.

Seulement, il ne pouvait prendre aucune résolution définitive sans avoir préalablement soumis la question au conseil de famille de ses jeunes clients ; mais, comme la chose lui paraissait urgente, il promit de faire sans aucun retard le nécessaire.

Il ne restait plus au magistrat qu’à se retirer et il se levait déjà, après avoir remercié l’officier ministériel de son gracieux accueil, lorsqu’il lui dit, en forme de compliment, en lui montrant la toile de Petrus :

— Du reste, en entrant ici, je me suis trouvé en pays de connaissance.

— Ah ! vous connaissez l’artiste qui a fait ce tableau ? fit Me Destables.

— Maître Petrus expose cette année un portrait de femme qui sera certainement médaillé. C’est un peintre qui promet de devenir célèbre.

— Cette toile est une de ses premières ; il m’en a fait cadeau, et rien ne pouvait m’être plus agréable que ce souvenir, car maître Petrus, ou plutôt M. Armand de Serville, est un jeune homme sur lequel j’ai reporté en affection tout ce que j’avais de respect pour sa mère, la plus digne et la meilleure des femmes. Non seulement, pendant qu’elle vivait, Mme  de Serville a adoré son fils, mais encore elle l’a sauvé… lorsqu’elle n’était plus là pour veiller sur lui.

— Comment cela ?

— C’est une bien triste histoire de famille.

— Je vous demande pardon, je ne veux pas être indiscret.

— Vous ne commettez aucune indiscrétion, car rien, dans ce qui s’est passé, ne saurait être reproché à M. de Serville. Il s’est conduit tout à la fois en honnête homme et en fils respectueux. Ah ! il avait affaire à une femme terriblement dangereuse ! Je crois que si je ne l’avais pas aidé de mes conseils, le courage lui aurait manqué et qu’il serait retombé dans ses filets.

— Une femme ! Au fond de tous les drames, il y en a toujours une.

— Celle-là était une véritable héroïne de roman. Élevée par charité par Mme  de Serville, qui l’avait arrachée à un avenir de misère et de honte, elle avait su se faire aimer d’Armand. Il était à peu près de son âge et lui avait fait des serments qu’il aurait certainement tenus, sans la révélation posthume qui l’a dégagé de sa parole.

Pendant que le notaire s’exprimait ainsi, M. de Ferney se sentait étrangement troublé. Son cœur se serrait ; un frisson glacé parcourait tout son être ; il tremblait sans oser interroger.

— Vous comprenez cela, poursuivit Me Destables, qui ne s’apercevait pas de l’émotion de son hôte et ne voyait dans son silence que l’intérêt qu’il prenait à son récit. Ah ! du reste, Mlle  Jeanne Reboul était bien l’Ève créée pour le malheur de cet Adam naïf. C’était une des plus séduisantes créatures qu’il fût possible de rencontrer. Je ne crois pas qu’il existe une femme plus merveilleusement belle.

Mlle  Jeanne Reboul ? fit le conseiller d’une voix étranglée.

— Vous la connaissez ? interrogea le tabellion tout surpris du changement de physionomie de son interlocuteur.

— Non, eut le courage de répondre l’infortuné, en se détournant un peu, afin que son visage fût moins en pleine lumière. Vous dites que M. Armand de Serville l’aimait ?

— Il en était fou, et quand elle fut sur le point de devenir mère…

— Ah ! elle a eu un enfant de lui ?

— Oui, mais après son départ. Mme  de Serville, dont les yeux s’étaient ouverts à la suite d’un événement mystérieux dont la Marnière avait été le théâtre contraignit son fils à aller en l’Italie. Elle savait bien, la brave dame, qu’il serait retombé dans les filets de la charmeresse, s’il l’avait jamais revue.

— Que devint cette femme ?

Mme  de Serville ne l’abandonna pas. Elle la fit soigner par un des premiers médecins de Reims et je fus chargé de veiller sur l’enfant. C’était un garçon ; je le mis en nourrice dans un bourg voisin. Quant à la mère, elle entra dans un couvent à Douai. C’était à la condition expresse qu’elle se consacrerait à l’éducation et ne reverrait jamais son fils Armand, que Mme  de Serville lui avait pardonné. Par mon intermédiaire, elle avait assuré son avenir.

— Et à la mort de Mme  de Serville ?

— À la mort de sa mère, M. Armand revint plus amoureux que jamais. Se reprochant comme une mauvaise action d’avoir abandonné sa maîtresse, il allait courir après elle, lorsque je lui remis un pli cacheté que Mme  de Serville m’avait confié. Ce pli contenait une révélation que la mère prévoyante, qui connaissait bien le caractère faible de son fils, avait écrite lorsqu’elle s’était sentie perdue.

— Continuez…

— M. de Serville était là où vous êtes lorsqu’il en prit connaissance, et j’ai craint un instant qu’il ne devînt fou de douleur et de désespoir. Ah ! c’est que cette révélation élevait entre Mlle  Reboul et lui une barrière qu’un honnête homme, si épris qu’il fût, quelques promesses qu’il eût faites, ne pouvait songer à franchir.

Les forces de M. de Ferney étaient à bout ; la sueur perlait sur son front ; de sa main crispée, il se cramponnait à son siège ; on eût dit qu’il allait défaillir.

— Mais qu’avez-vous donc, cher monsieur ? lui demanda le notaire, effrayé du changement qui s’était produit dans la physionomie de son visiteur.

— Rien ! rien ! balbutia le malheureux en épongeant son front ; un peu de chaleur peut-être ! De plus, cette histoire est vraiment émouvante, et je subis malgré moi une partie des douleurs par lesquelles a dû passer ce jeune homme. Poursuivez, je vous prie. Quelle était donc cette révélation ?

Il serait impossible de rendre l’expression d’angoisse avec laquelle M. de Ferney avait prononcé ces derniers mots.

Ce qu’il venait d’entendre n’était-il pas assez ? Quoi de plus épouvantable encore lui restait-il donc à savoir ?

— Terrible ! reprit le narrateur, intérieurement flatté de produire un tel effet. Mme  de Serville faisait connaître à son fils le véritable nom, la véritable position sociale de la jeune fille qu’elle avait recueillie, et jugez si M. Armand dut souffrir en apprenant que celle qu’il aimait, celle qu’il avait rendue mère, celle à laquelle il avait promis son nom, nom qu’il était encore prêt à lui donner, s’appelait Rose Méral et était la fille d’un assassin condamné à mort, et exécuté à Reims.

C’en était trop pour l’époux trahi. L’œil hagard, livide, il se leva brusquement, mais pour retomber aussitôt sur son siège.

Me Destables se précipita vers lui en s’écriant :

— Ah ! monsieur, je suis au désespoir ! Vous connaissez cette femme ; je…

— Non, je ne la connais pas, interrompit le mari de Jeanne avec un effort surhumain, ou plutôt je ne la connais que de nom : un de mes amis s’est, lui aussi, laissé prendre à sa beauté et veut l’épouser.

— L’épouser ! Épouser Rose Méral ! Ah ! monsieur, je regrette moins de vous avoir fait souffrir, puisque je peux encore empêcher un honnête homme, car votre ami ne peut être qu’un honnête homme…

— Oh ! oui, je vous le jure.

— Je puis l’arrêter dans cette honte. Je l’ai vue ici, chez moi, Mlle  Méral ou Reboul ; elle y est venue pour régler le legs que lui a fait Mme  de Serville. Ah ! je vous assure que j’ai été épouvanté de son sang-froid. Et le pauvre M. Armand qui était prêt à lui donner son nom ! Notez bien que, si on en croit les affirmations d’un pauvre diable, un sieur Delon, qui a été intendant au château de la Marnière, puis condamné pour vol, M. de Serville n’a été que son successeur auprès de Mlle  Jeanne.

— Quel abîme d’infamies ! gémit M. de Ferney en se voilant le visage.

— De plus cette femme n’a pas été meilleure mère que maîtresse fidèle ! Elle ne m’a pas même demandé des nouvelles de son enfant. Pendant, deux ans, elle ne l’a pas vu une seule fois. Depuis, elle est venue le reprendre. Dieu seul sait ce qu’elle en a fait !

Le père faisant place pour un instant à l’amant trompé et à l’époux outragé, le magistrat pensa en rougissant que c’était à un pareil monstre qu’il avait confié ses pauvres petites filles.

Ce sentiment le rappela subitement à lui-même ; il se leva et dit au notaire d’une voix presque calme :

— Je vous remercie… pour mon ami, monsieur ; mais peut-être aurai-je besoin de vos services.

— Je suis tout à vous ! répondit avec empressement Me Destables.

— Je sais que cette… que Mlle  Méral s’est procuré un acte de naissance au nom de Jeanne Reboul. Ces papiers ne pouvant être que faux, il faudra que vous m’aidiez à découvrir où et par qui ils ont été fabriqués.

— J’y mettrai tout mon zèle.

— Alors, monsieur, encore une fois, merci ; je n’aurai pas l’honneur de vous revoir, car je compte partir aujourd’hui ; mais je vous écrirai bientôt.

Et saluant le notaire, qui n’était pas sans éprouver quelque émotion à la pensée qu’il était appelé à jouer un rôle d’une telle importance dans ce drame de famille, M. de Ferney sortit d’un pas ferme.

Mais à peine au grand air, il lui sembla que tout vacillait autour de lui.

Ce ne fut qu’en faisant à son énergie un suprême appel qu’il put regagner son domicile.

Il était temps qu’il y arrivât, car, à peine dans sa chambre, il s’affaissa dans un fauteuil et se mit à pleurer comme un enfant.

N’était-ce pas, en effet, pour cet homme, une chose horrible que la situation qu’il devait à son fatal amour ?

Magistrat, père de famille, il avait prostitué son cœur et son nom, en les donnant à une femme indigne de lui !

Ce n’était pas ce qu’allait dire le monde qui le torturait, c’étaient les reproches de sa conscience.

Passer subitement de l’estime de tous et de soi-même au mépris ou à la pitié des autres, n’était-ce pas une épouvantable chute !

Avoir franchi, sans faire un faux pas, les écueils de la jeunesse, et succomber ainsi à l’heure où les fautes sont moins excusables !

Placé dans la société comme un modèle et n’y donner qu’un exemple honteux ! S’être fait l’interprète de la loi et devenir le complice de ceux qui l’avaient cyniquement violée !

C’est là ce que se disait M. de Ferney, et son désespoir était immense.


— Oui la honte ! Rose Méral, vous êtes infâme et faussaire !


Que devait-il faire ? Justice ! Le devoir et l’honneur le lui ordonnaient, mais comment ? Pouvait-il livrer aux tribunaux cette femme, la sienne, qui s’était servie d’un faux, et se donner ainsi en pâture à la malignité publique ? Se venger lui-même ? En avait-il le droit ?

Tout à coup, ces diverses pensées ayant amené sur ses lèvres le nom de M. de Serville, il se souvint de la scène qui s’était passée dans l’atelier de l’artiste, au moment où il était arrivé avec Jeanne, et, se redressant brusquement, il s’écria :

— L’infâme s’est jouée de moi ! Et cet homme, son ancien amant, en acceptant ma main, en mettant le pied dans ma maison, s’est rendu son complice. Qui sait si cette comédie n’était pas préméditée ? Qui sait si M. de Serville, en invoquant le passé, n’a pas repris auprès de cette misérable sa place d’autrefois ? Oh ! la vengeance est bien mon droit ! Assez de larmes et de faiblesse !

Pendant que M. de Ferney prononçait ces mots, sa physionomie exprimait la résolution la plus implacable ; lorsque le domestique qu’il avait sonné entra dans sa chambre, il avait repris tout son sang-froid.

Ce fut d’une voix parfaitement calme qu’il s’informa de l’heure du premier train.

L’express pour Paris était parti ; il n’y avait plus de train avant le milieu de la nuit. Le mari de Jeanne avait devant lui beaucoup plus de temps qu’il ne lui en fallait.

Il s’enferma dans sa chambre, tout à ses tristes pensées ; mais, vers huit heures, le domestique reparut avec une dépêche.

Le magistrat se souvint alors qu’il avait prié le maître de l’hôtel où il avait séjourné à Douai de lui faire parvenir, à Reims, tout ce qui arriverait à son adresse.

Il ouvrit donc sans étonnement ce télégramme, mais à peine l’eût-il parcouru qu’il jeta un cri de douleur.

Cette dépêche était celle que Mme  de Ferney avait expédiée à son mari, sur l’avis du commissaire de police.

— Oh ! non, ce n’est pas possible, se dit-il, j’ai mal compris !

Et il relut les terribles lignes à haute voix, comme pour mieux se convaincre qu’il n’était pas le jouet de quelque épouvantable hallucination.

Mais il n’y avait pas à s’y méprendre : on lui annonçait bien l’enlèvement de sa fille.

— Oh ! mon Dieu, s’écria-t-il, mon Dieu ! pourquoi me frappez-vous ainsi ? N’était-ce pas assez que cette femme eût introduit la honte dans ma maison ; fallait-il donc encore me punir dans mes enfants ? N’est-ce pas vous, Seigneur qui avez armé la main de mon fils que je n’ai plus voulu revoir ? Ma pauvre petite Berthe, enlevée, tuée peut-être ! Toi que j’ai si honteusement remplacée, toi que j’ai trop vite oubliée, pardonne-moi !

L’infortuné s’était laissé tomber à genoux en invoquant ainsi le souvenir de la chaste et tendre épouse à laquelle la fille du guillotiné Méral avait si rapidement succédé.

L’heure du départ le surprit dans un état de prostration que nous renonçons à peindre ; il monta en chancelant dans la voiture qui le conduisit à la gare, et ce fut seulement lorsque, grâce à l’isolement qu’il avait trouvé dans un coupé, il put laisser couler les larmes qui l’étouffaient, qu’il redevint un peu plus calme.

Quelques heures plus tard, il arrivait à Paris, toujours désespéré, mais complètement maître de lui-même.

Il s’était tracé une ligne de conduite dont rien ne devait le faire dévier. Il se l’était juré sur l’honneur.