Salvator Rosa (trad. Loève-Veimars)/Chapitre III

Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (2p. 66-92).


CHAPITRE III.

PASQUALE CAPUZZI.


Antonio ne fut pas peu étonné lorsque, le jour suivant, Salvator lui décrivit dans ses moindres détails l’intérieur de Capuzzi.

— La pauvre Marianna, dit Salvator, est indignement tourmentée par ce vieil insensé. Il soupire et roucoule tout le jour ; et ce qu’il y a de pis, il chante pour toucher son cœur, et il chante des airs qu’il a composés lui-même. Outre cela, il est jaloux à en mourir, et il éloigne de cette pauvre fille tous les serviteurs qui, dit-il, pourraient se prêter à une intrigue. Chaque soir et chaque matin un petit monstre qui fait l’office de femme de chambre, se présente devant la pauvre Marianna. Ce spectre n’est autre que le petit Poucet, le Pitichinaccio, que Capuzzi force à s’habiller en femme. Quand Capuzzi s’absente, il ferme soigneusement toutes les portes, et un coquin qui a fait autrefois le métier de bravo, et qui est sbire aujourd’hui, monte la garde devant la maison. Il semble donc impossible d’y pénétrer ; et cependant je te promets, Antonio, que la nuit prochaine tu verras ta Marianna, et en présence de Capuzzi lui-même.

— Que dites-vous ? s’écria Antonio hors de lui : la nuit prochaine ! Cela est impossible !

— Silence ! dit Salvator. Concertons un peu notre plan. D’abord, je dois te dire que j’étais déjà en relation avec le signor Capuzzi, sans le savoir. Cette misérable épinette qui est dans le coin de la chambre lui appartient, et je dois lui en donner l’énorme prix de dix ducats. Lorsque je revins à la santé, le goût de la musique me reprit ; ç’a toujours été ma joie et ma consolation. Je priai mon hôtesse de me procurer une épinette ; et dame Catherine se souvint aussitôt que dans la rue Ripetta demeurait un vieux gentilhomme qui voulait vendre un de ces instrumens. On l’apporta ici. Je ne m’occupai ni du prix ni du possesseur. Hier soir j’appris seulement que c’était à l’honnête seigneur Capuzzi que j’avais à faire. Dame Catherine s’était adressée à une de ses connaissances qui demeure dans la maison de Pasquale, et tu peux imaginer maintenant d’où me viennent tous mes renseignemens.

— Ah ! s’écria Antonio, voilà le chemin trouvé !…

— Je sais ce que tu veux dire, reprit Salvator ; tu penses que nous pourrons arriver à ta Marianna par dame Catherine. Mais il n’en sera rien : dame Catherine est trop bavarde, et ne peut nous être utile. Écoute-moi. — Chaque soir, dans l’ombre, le signor Pasquale, quelque peine qu’il lui en coûte, emporte dans ses bras son petit castrat au logis ; car, pour tout l’or du monde, le craintif Pitichinaccio ne mettrait le pied sur le pavé à cette heure. Ainsi donc quand…

En ce moment on frappa à la porte de l’atelier, et, au grand étonnement des deux peintres, le signor Pasquale Capuzzi entra dans toute sa magnificence. Dès qu’il aperçut Scacciati, il s’arrêta, se frotta les yeux et aspira l’air autour de lui, comme si le souffle allait lui manquer. Salvator s’avança au devant de lui avec empressement, le prit par les deux mains, et s’écria : — Mon digne signor Pasquale, que je me sens honoré de votre présence dans ma pauvre demeure ! C’est sans doute l’amour de l’art qui vous amène vers moi. Vous voulez voir ce que j’ai fait de nouveau, peut-être me demander un ouvrage. Parlez, mon digne seigneur : en quoi puis-je vous être agrable ?

— J’ai, dit Capuzzi en balbutiant, j’ai à vous parler, signor Salvator ; mais… seul,… quand vous serez seul… Permettez que je m’éloigne, et que je revienne en temps plus opportun.

— Nullement, dit Salvator en le retenant fermement. Vous ne bougerez pas d’ici. Vous ne sauriez venir dans un meilleur moment ; car puisque vous êtes un grand amateur du noble art de la peinture, un ami des peintres habiles, vous n’éprouverez pas peu de joie lorsque je vous présenterai celui que voici, le signor Antonio Scacciati, le premier peintre de notre temps, dont le magnifique tableau de la Magdelaine pénitente a excité dans Rome le plus vif enthousiasme. Certainement, vous êtes encore plein de cette composition, et vous avez sans doute désiré plus d’une fois de connaître le maître qui l’a créée.

Un tremblement violent s’empara du vieillard ; il secoua la tête comme par un mouvement nerveux, et jeta sur Antonio des regards irrités. Celui-ci s’approcha de Pasquale, le salua avec aisance, et se félicita de rencontrer si inopinément le signor Capuzzi, dont les profondes connaissances en musique et en peinture faisaient l’admiration non pas seulement de Rome, mais de toute l’Italie.

Cette démarche rendit quelque calme à Capuzzi. Il s’efforça de sourire, releva sa moustache, murmura quelques paroles inintelligibles, et se tourna vers Salvator pour lui parler des dix ducats qu’il avait à recevoir de lui en paiement de l’épinette.

— Nous arrangerons plus tard cette misérable affaire, mon digne seigneur ! dit Salvator. Seulement ayez la bonté de jeter un regard sur cette esquisse que je viens de terminer, et d’accepter un verre de noble vin de Syracuse.

Salvator disposa son esquisse sur un chevalet, avança un siège au vieux gentilhomme, et lui versa dans une belle coupe de cristal le jus doré des grappes de Sicile.

Le vieux Capuzzi buvait avec plaisir un verre de bon vin, quand il ne lui coûtait rien ; il porta la coupe à sa bouche, contempla l’esquisse en fermant les yeux à demi, et resta quelque temps en disant de temps à autre : — parfait ! — accompli ! Il eut été difficile de savoir s’il parlait du vin ou du tableau.

Dès que le vieux gentilhomme fut rendu à sa bonne humeur, Salvator s’écria tout à coup : — Dites-moi donc, signor : on prétend que vous avez une charmante nièce, nommée Marianna ? Tous nos jeunes seigneurs, poussés par une folie amoureuse, courent sans cesse à la rue Ripetta, et se tordent presque le cou à force de lever la tête vers votre balcon, pour apercevoir la belle Marianna et dérober un seul de ses regards.

Toute la satisfaction, toute la joie que le bon vin avait répandues sur les traits de Capuzzi disparurent aussitôt, ses regards devinrent louches, et il répondit avec dureté : — On reconnaît bien en vous la profonde corruption de notre jeunesse. Vos regards sataniques se portent sur une enfant pour la perdre ! car je vous le dis, signor, ma nièce est une véritable enfant, à peine sortie des bras de sa nourrice.

Salvator parla d’autre chose, et le vieillard se remit ; mais au moment où remplissant encore une fois son verre, son visage s’anima d’une clarté nouvelle, Salvator reprit : — Dites-moi donc, mon bon seigneur : votre nièce de seize ans a-t-elle vraiment de beaux cheveux châtains et des yeux pleins de volupté comme la Magdelaine d’Antonio ? on le dit généralement.

— Je n’en sais rien, répondit Capuzzi d’un ton grondeur : mais laissons là ma nièce et parlons plutôt de votre art !

Mais Salvator revenant sans cesse à la belle Marianna, le vieillard se leva enfin en fureur, renversa violemment son verre, et s’écria avec rage : — Par le noir et infernal Platon, par toutes les furies, vous faites de ce vin un poison ! Mais je le vois bien : vous et le digne seigneur Antonio, vous voulez vous moquer de moi ; cela ne vous réussira pas. Payez-moi sur-le-champ les dix ducats que vous me devez, et puis, je vous laisserai aller à tous les diables, vous et votre honnête compagnon !

Salvator répliqua, comme s’il eût été transporté de fureur : — Quoi ! vous osez vous attaquer à moi dans ma demeure ! vous voulez dix ducats pour cet instrument vermoulu, dont les vers ont déjà dévoré toute la moelle ? Dix ducats ! vous n’en aurez pas cinq, pas trois, pas un seul, car il ne vaut pas un quatrino. Emportez cette gothique machine !

À ces mots, Salvator jeta aux pieds de Capuzzi l’épinette qui rendit un son plaintif et prolongé.

— Ah ! ah ! s’écria Capuzzi, il y a des lois à Rome ! je vous ferai plonger dans un cachot ! À ces mots il voulut gagner la porte, mais Salvator le retint avec force, le fit rasseoir sur le siège qu’il venait de quitter, et lui dit d’une voix douce : — Mon brave signor Pasquale, vous ne voyez pas que j’ai voulu faire une plaisanterie ? ce n’est pas dix ducats, c’est trente ducats que vous recevrez pour votre épinette. Et il répéta si long-temps : trente ducats ! que Cnpuzzi dit enfin d’une voix éteinte : — Que parlez-vous donc de trente ducats, signor ? Salvator lui répondit, sans se déconcerter, qu’il soutenait son dire, et jura sur son honneur qu’avant une heure l’épinette vaudrait trente et meme quarante ducats, que le signor Pasquale pourrait recevoir aussitôt.

Le vieillard reprit haleine et murmura : — Trente ducats, quarante ducats ! Puis il ajouta : — Mais vous m’avez terriblement offensé, signor Salvator.

— Trente ducats ! répéta Salvator.

— Mais vous avez blessé mon cœur, signor Salvator !

— Trente ducats, répéta encore Salvator ; et il répéta toujours : trente ducats, trente ducats, jusqu’à ce que le vieillard lui eut dit : — Si je reçois trente ou quarante ducats pour mon épinette, tout sera oublié, et nous serons bons amis, signor Salvator.

— Mais, dis Salvator, avant que de remplir ma promesse, j’ai encore une petite condition à vous faire, mon vénérable signor Pasquale Capuzzi di Sinigaglia, vous, le premier compositeur de l’Italie et le meilleur chanteur qui se puisse trouver. J’ai entendu avec ravissement la grande scène des Nozze di Teti e Peleo que ce coquin de Francisco vous a volée ; voulez-vous me la chanter, tandis que je mettrai cette épinette en état ? C’est un bonheur que je vous prie de m’accorder.

Le vieillard se mit à sourire le plus agréablement qu’il put. — On voit, dit-il, que vous êtes vous-même un excellent musicien, signor ; car vous savez mieux apprécier les gens de mérite, que ne le font les ingrats Romains. Écoutez donc l’ariette des ariettes.

À ces mots, le signor Capuzzi se leva sur la pointe de ses pieds, ferma les deux yeux à peu près comme un coq qui s’apprête à chanter, et Commença son ariette d’une voix si effroyable que dame Catherine et ses filles accoururent, imaginant que ces cris sinistres annonçaient quelque malheur. Elles s’arrêtèrent à la porte, frappées d’étonnement, et composèrent ainsi un public au sublime virtuose.

Pendant ce temps Salvator avait ouvert l’épinette, pris sa palette à la main, et il s’était mis à tracer sur le couvercle la peinture la plus bizarre qu’on pût imaginer. L’idée principale était tirée d’une scène de l’opéra de Cavalii, le Nozze di Teti ; mais le peintre y mêla une foule d’autres personnages, parmi lesquels se trouvaient Capuzzi, Antonio, Marianna d’après le tableau de la Magdelaine, Salvator lui-même, dame Catherine et ses deux filles, ainsi que le docteur Pyramide ; tous si ressemblans, si animés, groupés avec tant d’art, qu’Antonio ne put retenir un cri d’admiration à la vue du travail du maître.

Le vieux Capuzzi ne se laissa pas distraire de sa musique, et continua de croasser un interminable récitatif qui dura environ deux heures, après lesquelles il retomba épuisé sur son siège. Salvator venait de terminer son esquisse, qui avait toute la perfection d’un tableau achevé.

— J’ai tenu ma parole au sujet de l’épinette, signor Pasquale, dit Salvator ; et, le prenant par le bras, il le conduisit près de l’instrument. À cette vue le vieux gentilhomme se frotta les yeux comme s’il eût vu un miracle. Prenant en toute hâte son bâton sous son bras, et mettant son chapeau sur sa perruque, il s’élança d’un bond sur lepinette, arracha le couvercle de ses charnières, le plaça sur sa tète, et s’enfuit en le tenant des deux mains, à la grande stupéfaction de dame Catherine et de ses filles.

— Le vieux ladre sait qu’il n’a qu’à porter le couvercle au comte Colonna ou à mon ami Rossi pour en avoir quarante ducats et même davantage ! dit Salvator.

Il se mit alors à concerter avec Antonio le plan d’attaque qu’ils devaient mettre à exécution dans la nuit. Nous verrons comment il leur réussit.

Lorque la nuit fut venue, le signor Pasquale, après avoir bien fermé sa maison, rapporta, comme de coutume, le petit castrat à son logis. Durant la route, le petit homme se plaignait vivement de la vie que lui faisait mener Pasquale Capuzzi, qui, non content de le faire enrouer à force d’ariettes et de lui faire brûler les mains à cuire le macaroni, jugeait à propos de l’employer en qualité de femme de chambre auprès de Marianna, profession où il n’y avait à gagner pour lui que des soufflets et des rebuffades. Capuzzi le consola en lui promettant de lui donner une vieille veste de peluche noire pour lui faire un habit d’abbé ; mais le nain, malcontent, voulut avoir en outre une perruque et une épée. Ils arrivèrent ainsi en capitulant dans la rue Bergognona, où demeurait Pitichinaccio, à quatre portes de distance de la maison de Salvator.

Capuzzi déposa le nain à terre avec soin, ouvrit la porte, et ils montèrent ensemble, le petit homme devant le grand. L’escalier était fort étroit et assez semblable à l’échelle d’un poulailler ; mais à peine avaient-ils gravi la moitié des marches, qu’un effroyable vacarme se fit entendre au haut de l’escalier ; c’était comme la voix d’un homme ivre qui conjurait tous les diables de l’enfer de lui indiquer le chemin de cette maudite maison. Pitichinaccio se serra contre la muraille, et conjura Capuzzi, au nom de tous les saints, de marcher en avant ; mais à peine Pasquale eut-il fait deux pas que l’ivrogne tomba du haut des marches, saisit Capuzzi dans ses bras en le faisant tourner comme un tourbillon, et s’élança en l’entraînant avec lui jusqu’au milieu de la rue, à travers la porte ouverte. Là ils tombèrent à la fois, Gapuzzi sur le pavé, et son camarade ivre étendu sur lui comme une outre pesante.

— Jésus ! que vous est-il arrivé, signor Pasquale ? Comment vous trouvez-vous ici au milieu de la nuit ? Quelle mauvaise affaire avez-vous eue dans cette maison ?

Ainsi parlèrent Antonio et Salvator.

— C’est mon dernier jour, dit Capuzzi en gémissant. Ce coquin m’a brisé tous les os ; je ne puis plus bouger.

— Voyons un peu, dit Antonio ; et il se mit à tâter le corps de Capuzzi, et le pinça si rudement à la jambe droite que celui-ci poussa un grand cri.

— Par tous les saints ! s’écria Antonio plein d’effroi, vous vous êtes cassé la jambe gauche, et à un endroit des plus dangereux. Si l’on ne vous secourt promptement, vous êtes un homme mort, ou tout au moins vous boiterez le reste de votre vie.

Capuzzi poussa un cri lamentable.

— Tranquillisez-vous, mon bon signor, dit Antonio ; bien que je sois peintre maintenant, je n’ai pas oublié mon ancien état de chirurgien. Nous allons vous porter à la demeure de Salvator, et je vous panserai sur-le-champ.

— Mon bon signor Antonio, murmura Capuzzi, vous nourrissez de l’inimitié contre moi, je le sais.

— Ah ! s’écria Salvator, il n’est pas question d’inimitié ici ; vous êtes en danger, et c’est assez pour que l’honnête Antonio vous offre son secours.

Allons, ami Antonio, aide-moi à le soulever.

Ils soulevèrent tous deux le vieux gentilhomme qui se plaignait vivement de la douleur que lui causait sa jambe, et l’emportèrent au logis de Salvator.

Dame Catherine assura qu’elle avait eu le pressentiment d’un malheur, et qu’elle ne s’était pas couchée, à dessein. A la vue du vieux gentilhomme, elle éclata en reproches.

— Je sais bien, signor Pasquale, dit-elle, qui vous rapportiez dans cette maison. Vous pensez que votre nièce Marianna peut se passer du service des femmes, et vous abusez terriblement de la patience du pauvre Pitichinaccio, dont vous avez fait une camariste. Mais, voyez-vous ? ogni carne ha il suo osso, chaque chair a ses os. Quand on a une fille chez soi, il lui faut donner des femmes. Fato il passo seconda la gamba.

N’exigez pas de Marianna ce que vous ne devez pas exiger ; ne faites pas de votre maison une geôle ; asino punto convien che trotti ; quand on est en voyage, il faut marcher. Vous avez une jolie nièce, il faut vivre en conséquence : c’est-à-dire faire ce qu’elle veut. Mais vous êtes un homme dur, qui n’entend rien à la galanterie ; et par dessus cela, amoureux et jaloux à votre âge. Pardonnez-moi si je vous dis tout cela, mais chi ha nel petto fiele, non puo sputar miele, quand le cœur est plein de fiel, la bouche ne peut pas être mielleuse. Eh bien, si, comme votre âge le fait présumer, vous mourez de votre chute, ce sera un avertissement pour vous, et votre nièce épousera un beau jeune homme qui lui laissera sa liberté.

Ces paroles coulèrent tout d’une source, tandis que Salvator et Antonio déshabillaient Capuzzi avec précaution et le mettaient an lit. Les reproches de dame Catherine étaient pour lui autant de coups de poignard ; mais dès qu’il voulait répondre, Antonio l’arrêtait en lui disant qu’il augmentait la gravité de son mal, et force lui fut donc d’étouffer sa colère. Salvator renvoya enfin dame Catherine pour préparer de l’eau glacée que demandait Antonio.


Salvator et Antonio se convainquirent que le drôle qu’ils avaient envoyé dans la maison de Pitichinaccio avait merveilleusement accompli sa mission. Excepté quelques contusions dont témoignaient de légères taches bleues le signor Capuzzi n’avait pas éprouvé le moindre dommage de cette chute, terrible en apparence. Antonio bassina et banda le pied droit du vieux gentilhomme de manière à l’empécher de bouger. Puis il l’enveloppa dans des draps imbibés d’eau glacée, afin, disait-il, de prévenir l’inflammation.

— Mon bon signor Antonio, dit Capuzzi en frissonnant de froid, dites-moi si c’en est fait de moi, si je mourrai ?

— Tranquillisez-vous, signor Pasquale, dit Antonio ; puisque vous avez supporté le premier pansement sans perdre connaissance, le danger n’est plus aussi grand. Mais il ne faut pas que vous restiez un seul moment sans chirurgien.

— Ah ! mon cher Antonio, vous savez combien je vous aime ! combien j’estime vos talens ! N’est-ce pas, mon cher fils ? vous ne m’abandonnerez pas ?

— Bien que je ne sois plus chirurgien, et que j’aie quitté la lancette, je consens à avoir soin de vous, signor Pasquale, à condition que vous me rendrez votre confiance et votre amitié. Vous avez été un peu rude avec moi.

— Ne parlons plus de cela, mon cher Antonio, je vous en prie.

— Votre nièce, reprit Antonio, doit être mortellement inquiète de ne pas vous voir revenir. Vous êtes encore assez fort pour être transporté, et nous vous rapporterons à votre demeure dès le point du jour. Là je vous panserai encore une fois, je préparerai un nouvel appareil, et je dirai à votre nièce ce qu’il faudra faire pour que vous guérissiez bientôt.

Le vieillard soupira profondément, ferma les yeux, et resta quelques momens en silence. Puis il étendit la main vers Antonio, et lui dit : — N’est-ce pas, ami, que vous n’avez jamais songé sérieusement à Marianna ? Cela vous a passé comme à tous les jeunes gens ?

— Que voulez-vous, signor Pasquale, je croyais être amoureux de Marianna, et je ne voyais au fond en elle qu’un bon modèle pour ma Magdelaine. C’est peut-être pour cela que mon tableau… encore une fois Marianna m’est devenue indifférente.

— Antonio, s’écria Capuzzi, tu es mon sauveur, ma consolation ! je n’ai d’espoir qu’en toi !

Quand le matin vint à paraître à travers les croisées, Antonio dit à Capuzzi qu’il était temps de le rapporter à sa demeure. Le signor Pasquale ne répondit que par un profond soupir. Salvator et Antonio l’enveloppèrent dans un grand manteau qui avait appartenu au défunt mari de dame Catherine. Deux porteurs le placèrent sur une civière, et le transportèrent à la rue Ripetta, suivi des deux amis.

En apercevant son oncle dans ce pitoyable état, Marianna poussa des cris affreux et se livra au désespoir, tant la pauvre enfant avait bon cœur ; mais au même moment la nature féminine se décela, car un seul regard de Salvator suffit pour lui faire comprendre ce qui se passait, et un fin sourire apparut au milieu de ses larmes.

Antonio prépara artistement un lit, resserra encore les ligatures qui empêchaient Capuzzi de se mouvoir, et, grâce à ses soins, lui donna l’immobilité d’une marionnette dont on a noué les fils. Puis, il l’enterra sous un monceau de coussins, la tête enveloppée d’une multitude de linges mouillés qui l’empêchaient d’entendre les propos des amans, dont l’âme s’épanchait pour la première fois sans contrainte en douces larmes et en tendres baisers.

Antonio ne tarda pas à s’éloigner, pour aller, comme il l’annonça, préparer quelques potions salutaires, mais en effet pour aviser avec Salvator aux moyens d’ajouter encore à l’impotence du vieux gentilhomme.