Salvator Rosa (trad. Loève-Veimars)/Chapitre II

Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (2p. 30-65).



CHAPITRE II.

ANTONIO SCACCIATI.


Il arriva comme Antonio l’avait prédit ; les simples et bienfaisans médicamens du père Bonifazio, les tendres soins de la bonne dame Caterina et de ses filles, la belle saison qui commençait justement, tout cela produisit sur la constitution naturellement robuste de Salvator des effets si propices qu’il se sentit bientôt assez remis pour penser à l’exercice de son art, et qu’il s’occupa d’abord de tracer au crayon quelques belles esquisses pour les transporter plus tard sur la toile.

Antonio ne quittait presque point la chambre de Salvator ; il était tout yeux lorsque Salvator esquissait ses desseins ; et le jugement qu’il portait sur quelques parties faisait voir qu’il devait être initié dans les secrets de l’art.

— Écoutez, Antonio ! lui dit un jour Salvator ; vous entendez si bien l’art de la peinture, que je crois non-seulement que vous avez médité sur cette partie avec intelligence, mais que vous avez peut-être manié le pinceau vous-même.

— Souvenez-vous, mon cher maître, reprit Antonio, que, quand vous revîntes à la guérison après votre long évanouissement, je vous dis que je vous dévoilerais mon âme. Il est temps, je crois, de vous ouvrir entièrement mon cœur. Car, voyez-vous ? bien que je sois le chirurgien Antonio Scacciati, qui vous fit une saignée, j’appartiens néanmoins tout entier à l’art de la peinture, à laquelle je vais m’adonner à présent sans réserve, en abandonnant un métier odieux.

— Oh, oh ! s’écria Salvator, Antonio, pensez à ce que vous allez faire. Vous êtes un habile chirurgien, peut-être deviendrez-vous un méchant artiste ; car bien que vous soyez encore jeune, cependant vous êtes déjà trop vieux pour prendre le crayon. Une vie d’homme, suffit à peine pour parvenir à l’intelligence du vrai, et pour réussir à la représenter avec facilité sur la toile.

— Eh ! mon cher maître, reprit Antonio en souriant modestement, comment pourrais-je entrevoir la folle idée de m’adonner actuellement à l’art difficile de la peinture, si je ne l’avais point exercé dès ma tendre enfance ; si le ciel n’eût pas permis que, bien que contrarié dans mes goûts par l’obstination de mon père, j’eusse vécu avec des maîtres célèbres ? Sachez que le grand Annibal[1] s’est intéressé au pauvre enfant délaissé, et que je puis me nommer l’élève de Guido Reni.

— Eh bien ! dit Salvator avec la rudesse qu’il montrait quelquefois, eh bien ! brave Antonio, vous avez eu de très-grands maîtres, et il n’est pas douteux que, nonobstant votre chirurgie, vous soyez aussi un grand élève. Seulement je ne conçois pas que vous, fidèle disciple du doux et élégant Guido — que peut-être… c’est ce que font les disciples emportés volontiers par leur enthousiasme… vous surpassez encore en élégance — puissiez trouver quelque plaisir à mes tableaux, et me croire un maître en peinture !

Une vive rougeur couvrit la figure du jeune homme, en entendant ces paroles de Salvator, qui ressemblaient un peu à des railleries.

— Permettez, dit-il, que je mette de côté la timidité qui d’ordinaire me ferme la bouche ; permettez que je vous avoue sans détour tout ce que je pense. — Salvator, jamais je n’ai autant révéré mon maître que je vous révère. C’est la grandeur souvent sur-humaine des pensées que j’admire dans vos ouvrages. Vous saisissez les secrets les plus cachés de la nature ; vous entendez les les de ses richesses, de ses arbres, de ses cataractes ; vous comprenez sa voix sacrée, vous lisez sa langue, et vous savez écrire les paroles quelle vous adresse. Oui, on dirait qu’en maniant le pinceau d’une manière si hardie, si audacieuse, vous consignez sur la toile les pensées du Créateur. — L’homme seul avec toute son activité ne vous suffit point ; vous ne contemplez l’homme que dans le cercle de la nature et comme un de ses innombrables phénomènes. Aussi, Salvator, vous n’êtes vraiment grand que dans vos paysages, si merveilleusement conçus ; quand vous abordez l’histoire, vous mettez vous-mêmes des bornes à votre génie.

— Vous répétez là les jugemens des envieux peintres d’histoire qui m’abandonnent le paysage pour que je ne leur enlève pas le morceau qu’ils se sont réservé, s’écria Salvator ; comme si je n’entendais pas les figures et tout ce qui s’ensuit. Mais ce sont de sottes redites !

— Ne vous fâchez point, mon cher maître, continua Antonio ; je ne redis inconsidérément les propos de personne, et c’est au jugement des maîtres qui sont à Rome que je voudrais le moins m’en fier ! —Qui n’admirerait le dessein hardi, la merveilleuse expression, et surtout le vif mouvement de vos figures ? — On sent que vous ne travaillez point sur un modèle raide et gauche, et bien encore moins d’après un mannequin inerte : on voit que vous êtes vous-même votre modèle, et qu’en peignant, la figure que vous vous proposez de reproduire vient d’abord se réfléchir dans votre pensée comme sur la surface brillante d’un miroir.

— Diantre ! Antonio, s’écria Salvator en riant, je crois que vous avez déjà souvent regardé dans mon atelier, sans que je m’en doutasse, puisque vous savez si bien ce qui s’y passe.

— Le pouvais-je ? reprit Antonio. Mais laissez-moi poursuivre. Je ne voudrais pas critiquer, comme s’efforcent de le faire ces maîtres pédantesques, les tableaux que votre puissant génie vous inspire. En vérité, ce que l’on nomme vulgairement paysages n’est point une dénomination applicable à vos compositions, que je voudrais plutôt nommer des tableaux historiques dans un sens profond. Un rocher, un arbre, semblent s’animer sous vos touches lumineuses. La nature entière, se mouvant en accords harmonieux, exprime la pensée sublime qui a brillé en vous. C’est ainsi que j’ai contemplé vos tableaux, et c’est ainsi, mon digne et excellent maître, que je leur dois, à eux seuls, une intelligence plus profonde de l’art. Ne croyez point, pour cela, que je sois tombé dans une imitation puérile et ridicule. Si j’envie la liberté et l’audace de votre pinceau, je dois avouer que le coloris de la nature me paraît tout autre que celui que je vois sur vos pages. Je pense que, s’il est salutaire à l’élève d’imiter le style de tel ou tel maître, il doit cependant s’efforcer à représenter la nature telle qu’il la voit. Ce n’est que cette intuition véritable, ce n’est que cette harmonie avec lui-même, qui peuvent donner du caractère et de la vérité à ses productions. — Guido était de cet avis ; et l’inquiet Préti, que l’on nomme, comme vous le savez, le Calabrois, et qui est un peintre qui certainement a médité sur son art, m’avertissait toujours de me défier des dangers de l’imitation puérile. — Maintenant, Salvator, vous savez pourquoi je vous révère sans être votre imitateur.

Salvator avait regardé fixement le jeune homme pendant qu’il parlait ; il se jeta avec véhémence à son cou.

— Antonio, dit-il, vous venez de dire des paroles bien sensées, bien profondes, tout jeune que vous soyez. Quant à la véritable intelligence de l’art, vous surpassez beaucoup de nos anciens maîtres si vantés. Vraiment ! lorsque vous me parliez de mes tableaux, il me semblait que je me comprenais mieux moi-même. Si je vous estime, c’est précisément parce que vous ne voulez pas imiter mon style ; parce que vous ne prenez point des couleurs noires, comme tant d’autres ; que vous ne mettez point de clairs trop crus, ou que vous ne faites point sortir d’une terre boueuse une couple de figures estropiées, à visages hideux, croyant alors avoir fait du Salvator. Tel que vous voilà, vous avez trouvé en moi un fidèle ami. Je me donne à vous de toute la puissance de mon âme !

Antonio était hors de lui-même de joie de la bienveillance que le maître lui témoignait. Salvator manifesta un vif désir de voir les tableaux de son jeune ami, et Antonio le conduisit aussitôt dans son atelier.

Salvator ne s’était point attendu à voir des productions mesquines de celui qui avait parlé avec tant d’intelligence sur la peinture, et dans lequel un génie tout particulier semblait se manifester ; mais cependant le maître fut extrêmement surpris en voyant les riches tableaux d’Antonio. Partout il trouva des idées hardies, un dessein correct et le coloris le plus vif ; le bon goût régnait dans le jet des larges draperies ; l’extrême netteté des extrémités, la grâce charmante des têtes annonçaient le digne élève de Guido Reni, bien que chez Antonio, différent en cela de son grand maître, la tendance à sacrifier l’expression à la beauté ne se manifestât pas partout. On voyait qu’Antonio tendait à l’énergie d’Annibal, sans avoir encore toutefois pu y atteindre.

Salvator avait long-temps contemplé en silence chaque tableau d’Antonio. Il lui dit : — Écoutez, Antonio, vous êtes né pour le noble talent de la peinture. Car la nature, non contente de vous avoir donné cet esprit créateur qui produit les idées sublimes, vous a encore accordé le rare talent de parvenir à vaincre en peu de temps les difficultés de la pratique. Je ferais un mensonge si je vous disais que vous avez atteint à la grâce merveilleuse de Guido et à la vigueur d’Annibal ; mais il est certain que vous surpassez déjà de beaucoup tous les maîtres qui se pavanent ici dans l’Académie San-Luca, le Tiarini, le Gessi, le Sémenta et tous, quels que soient leurs noms, sans excepter le Lanfranc, qui ne sait peindre qu’à fresque. Et cependant, Antonio, si j’étais à votre place, j’hésiterais à jeter tout-à-fait la lancette et à prendre uniquement le pinceau. Cela vous paraît singulier ; mais écoutez-moi : nous sommes actuellement à une triste époque de la peinture, ou plutôt le démon semble se démener parmi nos artistes et les exciter de tout son pouvoir ! Si vous n’êtes pas prêt à endurer des mortifications de toute espèce, à mesure que vous vous élèverez en talent, à souffrir d’autant plus de dédain et de mépris que votre renommée se répandra, à voir de malveillans coquins s’approcher de vous avec un air de bonté et de bienveillance, pour vous perdre d’autant plus sûrement ; si, dis-je, vous n’êtes point préparé à tout cela, ne touchez pas un pinceau. Souvenez-vous de la triste destinée de votre maître, du grand Annibal, qui, poursuivi malignement à Naples par une foule de méchans confrères, ne put parvenir à exécuter aucun ouvrage d’importance, et qui, repoussé partout avec dédain, succomba à une mort prématurée. Souvenez-vous de ce qui arriva à notre grand Dominichino, lorsqu’il peignit la coupole de la chapelle de Saint-Janvier. Est-ce que ces coquins de peintres — je n’en nommerai aucun, pas même ce faquin de Belisario et ce Ribera ; — est-ce qu’ils ne corrompirent pas le valet de Dominichino, pour qu’il jetât de la cendre dans sa chaux afin que le crépi du mur ne pût tenir et que la peinture tombât ? Remettez-vous tout cela en mémoire, et examinez bien si votre âme est assez forte pour endurer de pareilles avanies ; car autrement votre volonté sera brisée, et, avec le courage de produire un ouvrage de l’art, la faculté-de le faire se perd aussi.

— Hélas ! Salvator, répondit Antonio, il est impossible qu’en me livrant tout entier à la peinture, je sois plus en butte au mépris et à la jalousie que je le suis aujourd’hui. Vous avez trouvé quelque plaisir à contempler mes tableaux, et vous m’avez dit que j’étais en état de produire quelque chose de mieux que les œuvres de plus d’un académicien de San-Luca ; et cependant ce sont ceux qui parlent avec le plus de mépris de mes compositions. — Voyez donc, disent-ils : le chirurgien veut peindre ! — Ainsi je suis bien décidé à quitter une profession qui me semble chaque jour plus odieuse. C’est en vous seul, mon digne maître, que j’ai mis toute mon espérance. Vos paroles sont d’un grand poids ; d’un mot vous pouvez terrasser mes adversaires et me mettre à la place qui m’appartient.

— Vous avez beaucoup de confiance en moi, dit Salvator ; mais, en vérité, après avoir vu vos tableaux et vous avoir écouté, je me sens porté à vous aider de toutes mes forces !

Salvator regarda encore une fois les tableaux d’Antonio, et s’arrêta surtout devant une Magdelaine aux pieds du Sauveur.

— Vous vous êtes écarté de la manière dont on représente d’ordinaire la Magdelaine, dit-il. La vôtre n’est pas une femme mûre, mais un enfant aimable, comme ceux que Guido seul savait faire. Il y a un charme merveilleux dans cette figure ; vous avez peint cette tète avec enthousiasme, et si je ne m’abuse, l’original de cette Magdelaine doit être vivant et se trouver ici, à Rome. — Convenez-en, Antonio ! vous aimez !

Antonio baissa les yeux, et dit timidement : — Rien n’échappe à vos regards perçans, mon cher maître. Il se peut qu’il en soit comme vous le dites : mais, de grâce, ne me blâmez pas. Ce tableau est celui que j’estime le plus, et je l’ai tenu jusqu’ici caché à tous les yeux.

— Que dites-vous ! s’écria Salvator. Aucun peintre n’a encore vu votre tableau ?

— Aucun, répondit Antonio.

— Eh bien ! reprit Salvator dont les yeux étincelaient de joie, soyez sûr, Antonio, que j’humilierai vos orgueilleux persécuteurs, et que je vous ferai recueillir la gloire que vous méritez. Confiez-moi votre tableau, apportez-le cette nuit secrètement dans ma demeure, et abandonnez-moi le soin de ce qui vous regarde. — Y consentez-vous ?

— Avec joie ! répondit Antonio. Ah ! que je voudrais aussi vous parler de mon amour ! mais ce jour est consacré à l’art ; plus tard, je viendrai aussi vous consulter sur l’état de mon cœur.

— Et moi, je vous assisterai en tout ce que je pourrai ! — En s’en allant, Salvator dit en souriant : — Écoutez, Antonio : lorsque vous me découvrîtes que vous étiez un peintre, je me reprochai de vous avoir parlé de votre ressemblance avec Sanzio. J’imaginai que vous alliez aussitôt faire comme quelques-uns de nos jeunes gens, qui, dès qu’on leur trouve quelque ressemblance de visage avec un grand maître, portent la barbe et les cheveux de la même façon que lui, et se croient alors appelés à imiter son faire. — Mais maintenant, je vous le dis et vous pouvez me croire, j’ai honoré dans vos tableaux la trace du génie divin qui ouvrait les champs célestes à Raphaël. Vous comprenez ce grand maître, et vous ne me répondez pas comme Vélasquez à qui je demandais dernièrement ce qu’il pensait de Sanzio. « Titien, me répondit-il, est le plus grand maître, et Raphaël n’entend rien à la carnation. » Dans cet Espagnol, il y a la chair et non pas la parole ; et cependant les académiciens de San-Luca le portent aux nues, parce qu’il a peint une fois des cerises que les passereaux sont venus becqueter.

Il arriva que, quelques jours après, les académiciens de San-Luca se rassemblèrent dans leur église pour juger les ouvrages des candidats qui se présentaient. Salvator avait fait exposer dans l’église le beau tableau de Scacciati. Tous les peintres furent involontairement frappés de la vigueur et de la grâce qui régnaient dans cette composition, et des cris d’admiration s’élevèrent de toutes parts, lorsque Salvator assura qu’il avait apporté de Naples cette toile, qui était un héritage laissé par un jeune peintre mort récemment.

En peu de jours tout Rome accourut pour venir contempler l’ouvrage du jeune peintre napolitain ; on s’accordait unanimement à dire que, depuis le temps de Guido Reni, jamais on n’avait créé de composition pareille, et l’enthousiasme alla même si loin qu’on en vint à placer la ravissante Magdelaine de Scacciati au dessus même des compositions du Guide. Parmi la foule de gens qui s’assemblaient sans cesse devant le tableau de Scacciati, Salvator remarqua un jour un homme dont l’aspect était fort singulier. C’était un homme âgé, de haute taille, sec comme un fuseau ; le visage d’une pâleur extrême, le nez fort long, le menton pointu et allongé encore par une barbe en pointe ; les yeux gris et étincelans. Sur son épaisse perruque blonde, il portait un chapeau à haute forme surmonté d’un large panache ; son manteau rouge foncé était orné d’une multitude de boutons d’argent ; son justaucorps bleu de ciel était coupé à l’espagnole ; ses longs gants de daim étaient ornés de franges d’argent, ses souliers de rosettes jaunes ; et une longue épée d’estoc pendait à son côté.

Cette singulière figure était debout devant le tableau, et semblait plongée dans un ravissement profond ; elle se levait sur la pointe des pieds, se baissait ensuite jusqu’à terre, s’élancait de nouveau de toute la raideur de ses jambes, s’écartait, revenait, se pinçait les paupières à en faire jaillir les larmes, les ouvrait grandement, soupirait, grimaçait devant la charmante Magdelaine, et murmurait d’une douce voix de castrato : Ah ! carissima, — benedettissima, — ah ! Marianna, — Marianna, — bellissima, etc.

Salvator, attiré par ce bizarre personnage, perça la foule et s’efforça de lier conversation avec lui, au sujet du tableau qu’il semblait tant admirer. Mais celui-ci, sans trop faire attention à Salvator, maudissait sa misère qui ne lui permettait pas d’offrir un million pour ce tableau, afin de pouvoir l’enfermer sous vingt clefs et le dérober à tous les regards. Puis il recommençait tous ses mouvemens, et remerciait la sainte Vierge et tous les saints de la mort du maudit peintre qui avait fait cet ouvrage dont la vue lui causait tant de tourmens.

Salvator en conclut que cet homme était fou, ou que c’était quelque académicien de San-Luca qu’il ne connaissait pas.

On ne parlait dans Rome que du tableau merveilleux ; il n’était presque question de rien autre chose, et cette vogue générale suffisait pour prouver l’excellence de l’ouvrage. Lorsque les académiciens se rassemblèrent de nouveau dans l’église de San-Luca pour s’adjoindre quelques confrères, Salvator Rosa demanda tout à coup si le peintre qui avait fait la Magdelaine aux pieds du Sauveur n’eût pas été digne d’être admis dans l’académie ? Tous les peintres, sans en excepter le critique Josépin, assurèrent qu’un si grand maître eût été l’ornement de l’académie, et déplorèrent sa mort hautement et dans les termes les plus fleuris, bien qu’au fond du cœur ils en rendissent grâce au ciel, comme l’avait fait l’homme à la perruque blonde. — Ils allèrent même si loin dans leur exaltation, qu’ils résolurent de rendre un honneur solennel au jeune artiste enlevé si prématurément à son art, en le nommant académicien sur son tombeau et en faisant dire, dans l’église de San-Luca, des messes pour le repos de son âme. Ils prièrent donc Salvator de leur dire le nom du défunt, ainsi que le lieu de sa naissance.

Salvator se leva et leur dit d’une voix solennelle : — L’honneur que vous voulez rendre à un mort dans son tombeau, Messieurs, vous pouvez le rendre à un vivant qui marche parmi vous. Sachez que la Magdelaine aux pieds du Sauveur, ce tableau que vous placez avec raison au dessus de tous les autres tableaux modernes, n’est pas l’ouvrage d’un peintre napolitain ; ce chef-d’œuvre que tout Rome admire a été peint par la main d’Antonio Scacciati, le chirurgien !

Les peintres stupéfaits regardèrent long-temps en silence Salvator qui souriait. Il s’amusa quelque temps de leur embarras, et ajouta : — Eh bien ! Messieurs, vous n’avez pas voulu admettre parmi vous le brave Antonio, parce qu’il est chirurgien ; mais moi je pense qu’un homme de cette profession ne serait pas déplacé dans la noble académie de Saint-Luc, pour remettre les membres disloqués qui sortent de l’atelier de plus d’un de vos membres ! Maintenant, je l’espère, vous n’hésiterez plus à faire ce que vous auriez dû faire depuis longtemps, à recevoir parmi vous le brave Antonio Scacciati.

Les académiciens avalèrent la pilule amère de Salvator, et se montrèrent, en apparence, fort joyeux de pouvoir rendre justice au mérite d’Antonio : ils l’admirent dans leur sein avec beaucoup d’éclat.

À peine sut-on, dans Rome, que le tableau de la Magdelaine était d’Antonio, que de tous côtés lui vinrent des commandes.

C’est ainsi que Salvator le tira, par pieuse ruse, de l’obscurité dans laquelle il végétait, et l’amena, dès son début, à une brillante réputation.

Antonio nageait dans la joie et le bonheur. L’etonnement de Salvator ne fut que plus grand, lorsque, quelques jours plus tard, Antonio vint le trouver, pâle, défait et le désespoir peint dans ses traits.

— Ah ! Salvator ! s’écria-t-il, que me sert que vous m’ayez élevé plus haut que je ne pouvais l’attendre, que vous m’ayez fait combler de louanges et d’honneurs, puisque me voici misérable à jamais, et puisque le tableau à qui je dois après vous ma gloire cause toute mon infortune !

— Ne blasphème pas notre art sacré ! répondit Salvator. Je ne crois pas au malheur qui t’atteint. Tu es comme moi, et tu n’as pu venir au but de tes désirs. Voilà tout, sans doute. Les amoureux sont comme les enfans ; ils pleurent et ils crient dès qu’on touche le moindrement leurs poupées. Laisse, je t’en prie, le genre lamentable ; je ne puis le souffrir. Assieds-toi là ; raconte-moi tranquillement comment ta belle Magdelaine a influé sur tes amours, et dis-moi où sont les pierres qui te gênent sur ta route, afin que je les écarte ; car je te promets d’avance mon secours. Plus les choses sont aventureuses, plus elles me plaisent à moi. — Vois-tu ? le sang recommence à bouillonner dans mes veines, et ma diète veut que je fasse quelque folie. Ainsi, conte-moi cela, Antonio ; mais, comme je te l’ai dit, point de soupirs, de oh ! de ah ! de ciel ! et de mon Dieu ! Je t’écoute.

Antonio prit place sur l’escabeau que Salvator lui indiqua auprès du tableau auquel il travaillait, et commença ainsi : — Dans la rue Ripetta, dans une haute maison dont on aperçoit de loin le balcon saillant quand on arrive par la porte del Populo, demeure le plus singulier personnage qui soit peut-être dans Rome. Un vieux courtisan, portant en lui tous les vices de sa caste, avare, vaniteux, jouant le jeune homme, fat, amoureux. Il est haut et sec comme une gaule, paré comme un hidalgo, et chargé d’une perruque blonde, de gants à franges, de rubans, d’une épée immense et d’un chapeau pointu.

— Arrête, arrête un moment, Antonio ! dit Salvator. Et retournant la toile qu’il peignait, il prit du blanc et dessina en peu de traits hardis le personnage qu’il avait trouvé gesticulant devant la Magdelaine.

— Par tous les saints ! s’écria Antonio en bondissant sur son siège et en riant aux éclats au milieu de son désespoir, c’est lui, c’est le signor Pasquale dont je parle ; le voilà tout vivant !

— Tu vois bien, dit tranquillement Salvator, que je connais le patron. C’est sans doute ton rival ; mais continue.

— Le signore Pasquale Capuzzi, reprit Antonio, est immensément riche ; en même temps, comme je vous l’ai dit ? c’est un fat et un avare. Ce qu’il y a de mieux en lui, c’est qu’il aime les arts, et par dessus tout la musique et la peinture ; mais il y a tant de bizarrerie dans ses goûts que même en cela on ne peut s’entendre avec lui. Il se regarde comme le premier compositeur du monde, et se tient pour un chanteur comme il n’y en a pas dans la chapelle du pape. Aussi il ne regarde notre vieux Frescobaldi que par dessus l’épaule, et il prétend que Ceccarelli chante comme une botte dans un étrier ; mais comme le premier chanteur du pape se fait nommer Odoardo Ceccarelli di Merania, notre gentilhomme se fait nommer signor Pasquale Capuzzi di Sinigaglia ; car c’est à Sinigaglia qu’il est né, et, à ce qu’on dit, dans la barque d’un pêcheur, où sa mère, effrayée par un chien de mer, le mit au monde avant terme. Dans sa jeunesse, il fit exécuter sur le théâtre un opéra qui fut impitoyablement sifflé, ce qui ne l’a pas guéri de la manie qu’il a de faire de la musique abominable. Il jurait meme, en entendant l’opéra de Francesco Cavelli le Nozze di Teti e di Peleo, que le maître lui avait pris ses idées les plus sublimes. Il est encore possédé de la maladie de chanter et de martyriser une pauvre guitare hydropique qui n’en peut mais. Son fidèle Pylade est une espèce de nain, demicastrat, que les Romains nomment Pitichinaccio. À ce couple se joint d’ordinaire… Devinez qui ?… nul autre que le docteur Pyramide, qui file des sons comme un âne mélancolique, et qui se figure avoir une voix de basse qui fait envie à Martinelli, de la chapelle papale. Ces trois vénérables personnages se rassemblent le soir, se placent sur le balcon, et chantent des motets de Carissimi de manière à exciter les gémissement de tous les chats et de tous les chiens du voisinage, et à se faire maudire de toutes les créatures humaines que leur mauvais destin amène à cette heure dans la Ripetta.

Mon père allait souvent chez ce signor Pasquale Capuzzi, dont il soignait la barbe et la perruque en sa qualité de barbier-chirurgien. Lorsque mon père mourut, j’héritai de ce soin ; et Capuzzi fut très-content de moi, parce que, disait-il, je savais mieux que personne donner un tour audacieux à sa moustache, et surtout, ce qu’il n’avouait pas, parce que je me contentais d’un misérable quattrino qu’il me donnait pour salaire. Mais il croyait me récompenser richement, parce que, chaque fois que je lui taillais sa barbe, il me coassait aux oreilles, les yeux fermés, une ariette de sa composition.

Un jour, j’arrivais paisiblement, comme d’ordinaire ; j’ouvris la porte, et j’aperçus une jeune fille, — un ange de lumière ! — Vous connaissez ma Magdelaine ? — C’était elle ! Je restai immobile ; il semblait que mes pieds eussent pris racine dans le parquet. — Vous ne voulez pas d’exclamations ? rassurez-vous, je vous les épargnerai. Bref, je fus enflammé de l’amour le plus ardent. Le vieux gentilhomme me dit, en fronçant le sourcil, que c’était la fille de son frère Pietro, qui était mort à Sinigaglia ; qu’elle se nommait Marianna, qu’elle était sans parens, et que lui, en sa qualité d’oncle et de tuteur, l’avait recueillie dans sa maison. Vous pouvez penser que dès lors la maison de Capuzzi devint mon paradis. Jamais je ne pouvais parvenir à me trouver un instant seul avec Marianna ; mais ses regards, maint soupir étouffé, plus d’un serrement de main ne me laissaient pas douter de mon bonheur. — Le vieillard me devina ; il se plaignit de ma conduite, et me demanda quelles étaient mes prétentions. Je lui confessai ingénument que j’aimais Marianna de toute mon âme, et que je ne connaissais de plus grand bonheur sur la terre que celui de m’unir à elle. À ces mots, Capuzzi me toisa de la tête aux pieds, et prétendit qu’il n’eût jamais soupçonné que des pensées aussi ambitieuses pussent germer dans la tête d’un misérable ratisseur de barbes. La colère me donna de l’orgueil ; je lui répondis qu’il savait bien que je n’étais pas un barbier, mais un habile chirurgien, et en outre, pour la peinture, un élève du grand Annibal Carrache et de l’incomparable Guido. Capuzzi se mit à rire aux éclats : — Eh ! mon doux seigneur barbier, mon excellent seigneur chirurgien, mon sublime Annibal Carracci, mon bien-aimé Guido Reni, allez à tous les diables, et ne vous remontrez pas ici, si vous voulez conserver vos membres intacts !

À ces mots, le vieux Capuzzi me chassa rudement, et me poussa vers la porte. La patience m’échappa. Je pris le vieillard à la gorge, et je le secouai si terriblement que tous ses vieux os en craquèrent. La porte me fut fermée à jamais.

C’est là qu’en étaient les choses lorsque vous arrivâtes à Rome, et lorsque le ciel inspira au bon père Bonifazio de m’amener auprès de vous. Quand, par votre adresse, l’académie m’eut reçu dans son sein, quand tout Rome me combla de louanges, j’allai me présenter au vieux Capuzzi comme un spectre menaçant. Je lui parus tel, sans doute ; car il pâlit, et se retira, tremblant de tous ses membres, derrière une grande table. Je lui dis alors d’un ton ferme et grave qu’il n’y avait plus d’Antonio Scacciati chirurgien et ratisseur de barbes, mais que celui qui portait ce nom était un peintre renommé et un académicien de Saint-Luc, à qui il ne refuserait pas la main de sa nièce. Sa colère fut excessive. Il hurla d’une manière effrayante, se tordit les mains, et s’écria que j’etais un misérable, que je lui avais dérobé sa Marianne, sa nièce chérie, pour la mettre sur la toile et la produire à tous les yeux ; mais que je prisse garde à moi, parce qu’il me brûlerait, moi et tous mes tableaux. Et à ces mots il se mit à crier d’une voix si effroyable, — Au feu ! et Au voleur ! que je pris le parti de m’échapper.

Le vieux fou de Capuzzi est éperdument amoureux de sa nièce. Il la renferme étroitement ; et s’d parvient à obtenir une dispense, il la forcera à cet abominable hymen. Toutes mes espérances sont perdues !

— Pourquoi donc ? dit Salvator en riant. Je pense au contraire que tout est au mieux. Marianna t’aime, et il ne s’agit que de l’enlever au vieux Capuzzi. En vérité, je ne vois pas pourquoi deux hommes résolus comme nous le sommes ne le tenteraient pas ! Du courage, Antonio ; au lieu de gémir, de soupirer et d’etre malade d’amour, il faut agir et sauver Marianna. Retourne à ton logis, et reviens demain de bonne heure.

À ces paroles, Salvator jeta son pinceau, s’enveloppa dans son manteau, et se rendit au Corso, tandis que le pauvre Antonio retournait lentement dans sa demeure.


  1. Carrache. (Tr.)