Salvator Rosa (trad. Loève-Veimars)/Chapitre IV

Traduction par François-Adolphe Loève-Veimars.
Eugène Renduel (2p. 93-119).


CHAPITRE IV.

SIGNOR FORMICA.


Le jour suivant, Antonio se présenta de nouveau triste et mécontent devant Salvator.

— EL bien, qu’as-tu donc ? lui dit Salvator. Tu te trouves donc bien malheureux de pouvoir, chaque jour, regarder, caresser et embrasser ta jolie Marianna !

— Ah ! Salvator, s’écria Antonio, le diable s’est encore remis à mes trousses ! notre ruse est éventée, et nous voici en guerre ouverte avec ce maudit Capuzzi !

— Tant mieux, dit Salvator. Mais dis-moi un peu comment la chose s’est passée ?

— Figurez-vous qu’au moment où, après une absence de deux heures au plus, je revenais dans la rue Ripetta, avec toutes sortes d’essences, j’aperçus le vieux Capuzzi entièrement habillé et debout sur sa porte. Derrière lui se tenait le docteur Pyramide avec l’infâme sbire, et entre leurs jambes je voyais une créature, qui était, je crois, le Pitichinaccio. Dès que le vieux me reconnut il me menaça du poing, proféra les plus affreux juremens, et me cria qu’il me romprait tous les membres si je passais le seuil de sa porte. — Attends, maudit coquin ! s’écriait-il, j’emploierai mon dernier ducat à te faire pendre ; et ton honnête ami le signor Salvator, ce brigand échappé de la potence, il ira rejoindre en enfer son capitaine Mas’Aniello, et en attendant je n’aurai pas de peine à le faire bannir de Rome !

Ainsi parla le vieux Capuzzi, et comme le peuple commençait à s’assembler, je vis qu’il ne me restait pas d’autre parti que de fuir. Dans mon désespoir je ne voulais pas venir à vous ; car je savais que vous ne feriez qu’en rire. Et n’en riez-vous pas déjà ?

En effet, Salvator se mit à rire aux éclats. — Maintenant, s’écria-t-il, la chose devient divertissante ! Je veux aussi te dire, mon cher Antonio, ce qui se passa dans la maison de Capuzzi après ton départ. À peine avais-tu quitté la maison, que le signor Splendiano Accoramboni qui, Dieu sait comment, avait appris que son ami Pasquale s’était rompu la jambe dans la nuit, arriva solennellement avec un chirurgien. Son appareil, la manière dont le signor Pasquale avait été traité, éveillèrent les soupçons. Le chirurgien enleva les bandages, et trouva, ce que nous savions bien, que le pied droit du digne Capuzzi n’avait pas éprouvé le moindre dérangement ; tu t’expliques facilement le reste.

— Mais, mon digne maître, reprit Antonio, dites-moi donc comment vous savez tout ce qui se passe dans la demeure de Capuzzi ?

— Je t’ai dit qu’une amie de dame Catherine demeure dans la maison de Capuzzi. Cette femme, veuve d’un marchand de vins, a une fille que ma petite Marguerite va souvent visiter. Les jeunes filles ont un instinct tout particulier pour se rechercher entre elles, et c’est ainsi que Rosa et Marguerite ont découvert une petite crevasse qui donne dans la chambre de Marianna. Bientôt elles se sont trouvées toutes trois d’accord ; et dès que Capuzzi fait sa méridienne, les jeunes filles jasent à loisir. C’est ainsi que je suis toujours au courant de ce qui se passe chez le vieil avare.

— Bénie soit la crevasse de la chambre de Marianna ! Je vais écrire une lettre à ma bien-aimée ! Marguerite la lui portera.

— Non, non, s’écria Salvator, Marguerite nous servira, sans devenir ta messagère d’amour. D’ailleurs ton bavardage pourrait tomber dans les mains de Pasquale et causer mille embarras à Marianna qui est sur le point de jouer ce vieux Pantalon. La manière dont elle l’a reçu, lorsque nous l’avons rapporté à sa maison, l’a entièrement converti. Il pense fermement que Marianna lui a donné au moins la moitié de son cœur et qu’il ne lui reste plus qu’à conquérir l’autre. Pour Marianna, depuis qu’elle a sucé le venin de tes baisers, elle est devenue de trois ans plus prudente, plus expérimentée et plus fine. Non-seulement elle a persuadé à son oncle qu’elle n’a pris aucune part au tour que nous lui avons joué, mais elle l’a convaincu qu’elle nous détestait et qu’elle ferait tous ses efforts pour nous éloigner ; et Pasquale, pour la récompenser, lui a promis de condescendre à tous ses désirs. La modeste Marianna n’a rien exigé de plus de Zio Carissimo, que d’aller avec lui au théâtre de la porta del Popolo, voir il signor Formica. Là dessus, le vieux jaloux a tenu conseil avec le docteur Pyramide et Pitichinaccio, et ils ont enfin résolu que Marianna irait demain au théâtre ; Pitichinaccio doit l’accompagner. Le docteur Pyramide et Pasquale iront chercher cette nuit le petit nain à sa demeure, pour l’avoir sous la main, et demain ce noble trio se rendra avec la belle Marianna au théâtre del signor Formica devant la porta del Popolo.

Il est nécessaire de dire ce qu’étaient le signor Formica et le théâtre de la porta del Popolo.

Rien n’était plus affligeant pour les Romains que les désappointemens qu’ils éprouvaient au temps du carnaval, lorsque les impressarii ou entrepreneurs de théâtre étaient malheureux dans le choix de leurs compositeurs et de leurs sujets ; lorsque le primo ténor du théâtre de l’Argentina avait perdu sa voix en route, lorsque le primo huomo du teatro Valle souffrait d’un rhume ; bref, lorsque les divertissemens auxquels on s’attendait, se trouvaient perdus, et que le Giovedi Grasso[1] venait couper court à toutes les espérances qu’on nourrissait encore.

Presque immédiatement après un triste carnaval de ce genre, un certain Nicolo Musso ouvrit, devant la porta del Popolo, un théâtre sur lequel il ne devait représenter que de petites bouffonneries improvisées. L’annonce fut faite dans un style spirituel et piquant, et les Romains qui étaient affamés de quelques divertissemens dramatiques, conçurent une idée favorable de l’entreprise de Musso. L’arrangement du théâtre ou plutôt des tréteaux, n’annonçait pas que l’entrepreneur fût dans une situation brillante. Il ne s’y trouvait ni orchestre ni loges. Au lieu de ces divisions, on avait établi au fond de la salle une galerie, au centre de laquelle brillait l’écusson du comte Colonna, qui avait pris Musso et son théâtre sous sa protection. Une petite élévation autour de laquelle pendaient quelques tapisseries qui, selon la nécessité, représentaient tantôt un bois, tantôt un salon ou une rue, servait de scène. De rudes banquettes de bois, offertes aux spectateurs, complétaient l’ameublement de la salle, et ces sièges incommodes n’étaient pas de nature à faire cesser le mécontentement qui éclatait de toutes parts, à la vue d’un théâtre aussi chétif, qu’on avait annoncé avec tant de pompe. Mais à peine les deux premiers acteurs qui parurent eurent-ils prononcé quelques paroles, que le public devint attentif ; et à mesure que la pièce avançait, l’attention s’accrut ; bientôt on passa à l’assentiment, puis à l’admiration, et enfin au plus haut degré d’enthousiasme, qui éclata par des éclats de rire, des applaudissements, et clés bravos prolongés.

En effet, on ne pouvait rien voir de plus accompli que ces représentations improvisées de Nicolo Musso, qui étincelaient de verve, d’esprit et d’abandon, et qui fustigeaient d’une façon sanglante les folies du jour. Chacun des comédiens donnait à son rôle un caractère inimitable, mais le Pasquarello entraînait surtout les spectateurs par le talent qu’il avait d’imiter jusqu’à s’y méprendre, la voix, la figure et les attitudes des personnages connus dans Rome. Un esprit peu ordinaire semblait animer l’homme qui remplissait l’emploi de Pasquarello, et que l’on nommait signor Formica, et souvent il survenait dans son ton et dans ses mouvemens quelque chose de si inattendu que les spectateurs se sentaient glacés du frisson de la peur au milieu du rire le plus fou. Auprès de lui parut le docteur Graziano dont la pantomime et l’organe étaient d’une bouffonnerie sans égale, et qui disait les choses du monde les plus réjouissantes, sans déplacer un des muscles de son visage. C’était un vieux Bolonais nommé Maria Agli qui jouait le rôle de docteur Graziano. En peu de temps toute la bonne compagnie de Rome dut affluer au petit théâtre de Nicolo Musso ; il n’était partout question que du signor Formica, et dans les rues comme au théâtre, on n’entendait que ces mots : — Oh Formica ! Formica benedetto. Oh Formicissimo ! On regardait Formica comme une apparition surnaturelle, et plus d’une vieille femme qui avait failli mourir de rire au théâtre disait avec gravité quand on blâmait le moindrement le jeu de Formica : Scherza coi Fanti e lascia Star santi ! Cela venait de ce que, hors du théâtre, le signor Formica était entouré d’un profond mystère. On ne l’apercevait nulle part, et tous les efforts qu’on fit pour le rencontrer, furent inutiles. Nicolo Musso gardait un silence impitoyable sur la demeure de Formica.

Tel était le théâtre que Marianna aspirait avec tant d’ardeur à voir.

— Allons attaquer l’ennemi en face, dit Salvator ; le retour du théâtre à la ville nous offre la meilleure occasion.

Il fit part à Antonio d’un nouveau projet auquel celui-ci consentit avec joie, parce qu’il espérait arracher sa bien-aimée des mains de l’indigne Capuzzi. Il se réjouissait surtout d’avance du plaisir de châtier le docteur Pyramide.

Lorsque la nuit fut venue, Salvator et Antonio prirent tous deux leurs guitares, et se rendirent à la rue Ripetta pour aigrir le vieux Capuzzi, en donnant à Marianna la plus charmante sérénade qu’on pût entendre. Salvator jouait et chantait admirablement, et Antonio remplit son emploi de ténor presque aussi bien qu’eût pu le faire Odoardo Cecarelli. Le signor Pasquale parut sur son balcon et voulut forcer les chanteurs à se taire, en leur adressant des injures ; mais les voisins que la musique avait attirés à leurs fenêtres, lui crièrent qu’il fatiguait assez souvent leurs oreilles par sa musique infernale, et qu’il les laissât une fois entendre une belle voix. Pasquale se vit ainsi forcé d’écouter, à son grand martyre, presque toute la nuit, les chants d’amour que Salvator et Antonio adressaient à Marianna. Marianna elle-même, se montra au balcon, en dépit de tous les efforts que lit Capuzzi pour l’éloigner.

Le soir du jour suivant, la plus belle compagnie qu’on eut jamais vu sortir de la rue Ripetta, se dirigea vers la porta del Popolo. Elle attira tous les yeux, et on se demanda si le carnaval avait oublié encore quelques-uns de ses masques dans la ville. Le signor Pasquale Capuzzi avec un bel habit à l’espagnole, le chapeau surmonté d’une plume jaune, toute neuve, conduisait la belle Marianna, dont on distinguait seulement la taille élancée, car son visage était couvert d’un voile épais. De l’autre côté, marchait le signor Splendiano Accoramboni enseveli sous sa grande perruque qui lui couvrait tout le dos ; de sorte que de loin il semblait qu’on vît une tête immense marcher sur deux petites jambes. Immédiatement derrière Marianna se traînait un petit monstre ; c’était Pitichinaccio en habit de matrone, couleur de feu, la tête recouverte d’un réseau orné de rubans.

Ce soir-là, le signor Formica se surpassa, et, ce qu’on n’avait pas encore vu, il mêla à son rôle de petits airs dans lesquels il imita la manière de plusieurs chanteurs connus. Le goût du théâtre que le vieux Capuzzi avait porté jadis presque jusqu’à la folie, se réveilla en lui avec une vivacité nouvelle. Il baisa avec ravissement les mains de Marianna, et jura qu’il ne passerait pas une soirée sans visiter le théâtre de Nicolo Musso. Il éleva signor Formica jusqu’aux nues, et se joignit de toutes ses forces aux applaudissemens des spectateurs. Le signor Splendiano se montra moins satisfait, et avertit Capuzzi et la belle Marianna de ne pas rire d’une façon si immodérée, nommant d’une haleine vingt maladies qui pourraient résulter d’un trop grand ébranlement de la rate. Marianna et Capuzzi n’accordaient nulle attention à ces avis. Pour Pitichinaccio, il se sentait tout malheureux. Il avait été forcé de prendre place derrière le docteur Pyramide qui l’ombrageait entièrement avec sa vaste perruque. Il n’apercevait pas la moindre partie de la scène ni des comédiens ; et, en outre, il était tourmenté sans relâche par deux femmes malicieuses qui étaient assises auprès de lui. Elles le nommaient une charmante signora, lui demandaient si, en dépit de sa jeunesse, il était déjà marié et s’il avait des enfans, qui, disaient-elles, devaient être de gentilles créatures. Le pauvre Pitichinaccio sentait des gouttes de sueur froide ruisseler sur son front ; il ne cessait de trépigner, de geindre et de maudire sa misérable existence.

Lorsque la représentation fut achevée, le signor Pasquale attendit que tous les spectateurs fussent écoulés. On éteignait la dernière lumière à laquelle le signor Splendiano venait d’allumer un petit falot, lorsque Capuzzi, accompagné de Marianna et de ses amis, reprit lentement le chemin de la ville.

Ils étaient encore passablement éloignés de la porta del Popolo, lorsqu’ils se virent tout-à-coup entourés par plusieurs personnes enveloppées de manteaux. Au même moment, le flambeau du docteur frappé violemment, tomba et s’éteignit. Capuzzi et le docteur demeurèrent sans voix. Alors une clarté rougeâtre tomba sur les personnages qui les entouraient, et quatre pâles têtes de mort regardèrent le docteur du fond des cavités étincelantes de leurs yeux vides.

— Malheur ! malheur ! à Splendiano Accoramboni ! s’écrièrent-elles d’une voix sourde. Puis, une de ces figures s’approcha de lui, et dit : — Me connais-tu, me connais-tu, Splendiano ? Je suis Cordier, le peintre français que tu as enterré la semaine passée, et que tes médecins ont mis sous terre !

Le second s’approcha : — Me connais-tu, Splendiano ? Je suis Kuffner, le peintre allemand que tu as empoisonné avec tes maudites pilules !

Le troisième vint à son tour : — Me connais-tu, Splendiano ? Je suis Lliers, le flamand que tu as tué, ainsi que mon frère, avec tes électuaires, pour nous voler nos tableaux !

Le quatrième dit enfin : — Me connais-tu ? Je suis Ghigi, le peintre napolitain, que tu as étouffé avec tes poudres !

Et tous les quatre répètent : — Malheur à toi, Splendiano ! maudit docteur Pyramide ! il faut que tu descendes avec nous dans l’enfer. On t’attend : — partons, partons ! — À ces mots, ils se jetèrent sur le malheureux docteur, l’enlevèrent en l’air, et l’emportèrent avec la rapidité du vent.

Quelque horreur qu’éprouvât le signor Pasquale, en voyant ainsi emporter son ami, il montra toutefois un merveilleux courage. Pitichinaccio avait caché sa tête sous le manteau de Capuzzi, et celui-ci avait toutes les peines du monde à s’en débarrasser.

— Remets-toi, dit Capuzzi ; viens avec moi, ma colombe ; mon digne ami Splendiano est au diable. Que saint Bernard, qui était lui-même un grand médecin, l’assiste, si ces enragés de peintres, qu’il a trop vite menés à sa Pyramide, lui tordent le col ! — Qui chantera donc maintenant mes parties de basse ! et ce petit coquin de Pitichinaccio me serre tellement la gorge, en tirant mon manteau, que de six semaines je ne pourrai produire un son ! Ne sois plus inquiète, ma Marianna, ma douce espérance, tout est passé.

Marianna assura qu’elle avait surmonté sa frayeur, et pria Capuzzi de ne pas s’occuper d’elle ; mais celui-ci ne la retint que plus fermement, et assura que pour rien au monde il ne lui laisserait faire seule un pas au milieu de ses ténèbres.

Au moment où le signor Capuzzi se disposait à se remettre en route, quatre figures de diable, qui semblaient sortir de dessous terre, s’arrêtèrent devant lui : — Pasquale Capuzzi, maudit fou ! Viens, diable amoureux ! nous sommes tes compagnons ; nous te cherchons pour t’emmener en enfer avec ton camarade Pitichinaccio. — Ainsi crièrent les diables. Capuzzi tomba par terre avec Pitichinaccio, et tous les deux poussèrent des cris effroyables.

Marianna s’était débarrassée de son vieux tuteur, et s’était retirée à l’écart. Un des diables la serra tout doucement dans ses bras, et lui dit : — Ah ! Marianna ! ma Marianna ! j’ai donc enfin réussi. Mes amis emmènent Pasquale. Partons ensemble ; nous trouverons bientôt un asile.

— Mon Antonio ! murmura doucement Marianna.

Mais tout-à-coup, des flambeaux vinrent éclairer la scène, et Antonio se sentit frapper sur l’épaule ; il se détourna avec la rapidité de l’éclair, tira son épée du fourreau, et s’élança sur celui qui l’avait frappé et qui levait le stylet sur lui. Il aperçut alors ses amis, qui se battaient contre une troupe de sbires. Avec quelque vaillance qu’ils se défendissent, ils eussent infailliblement succombé, vu le nombre de leurs adversaires, si deux hommes n’étaient venus tout-à-coup se jeter dans leurs rangs et attaquer les sbires. Un des étrangers étendit du premier coup, à ses pieds, le sbire qui avait frappé Antonio.

Le combat fut décidé en peu d’instans, tous ceux des sbires qui n’étaient pas blessés s’enfuirent vers la porta del Popolo, en poussant de grands cris.

Salvator Rosa — ce n’était personne autre que lui qui était accouru au secours d’Antonio — voulut courir à leur poursuite ; mais Maria Agli, qui était venu avec lui, et qui l’avait vigoureusement secondé malgré son grand âge, s’y opposait, disant que la garde placée à la porte del Popolo les arrêterait sans doute. Ils se rendirent tous alors chez Nicolo Musso qui reçut les amis dans sa petite maison, non loin du théâtre. Les peintres déposèrent leurs masques et leurs manteaux barbouillés de phosphore, et Antonio pansa les blessures de Salvator, d’Agli et des autres jeunes gens, qui n’étaient pas dangereuses.

Le tour, quelque fort et hardi qu’il était, eût réussi, si Salvator et Antonio n’eussent perdu de vue quelqu’un qui avait tout gâté. Michèle qui avait été autrefois un brava et un sbire, et qui était en quelque sorte le domestique de Capuzzi, l’avait suivi au théâtre, à quelque éloignement, il est vrai, parce que le glorieux Capuzzi avait honte d’un valet en guenilles, comme l’était Michèle. Lorsque les spectres lui apparurent, Michèle qui ne craignait ni la mort ni le diable, se douta de quelque chose, courut à la porte del Popolo, y ramassa tous les sbires qu’il trouva, et revint tomber sur les diables au moment où ils se disposaient à enlever Pasquale. Ce dernier avait profité du tumulte pour emporter Marianna, évanouie dans ses bras, et s’était sauvé avec une rapidité sans égale, suivi de son inséparable nain.

Le lendemain matin, on trouva auprès de la pyramide de Cestius, le docteur Splendiano entièrement roulé et enffoncé dans sa perruque où il dormait profondément, comme dans un lit bien mol et bien chaud. Lorsqu’on le réveilla, il battit la campagne, et on eut peine à le convaincre qu’il se trouvait encore à la surface de la terre et dans Rome. Enfin, lorsqu’on le ramena à sa maison, il remercia de sa délivrance la sainte vierge et tous les saints, jeta par la fenêtre toutes ses teintures, ses essences, ses électuaires et sa poudre, brûla ses recettes, et jura de ne guérir désormais ses patiens que par l’imposition des mains, comme l’avait fait jadis un célèbre médecin, dont le nom ne me revient pas à la mémoire en ce moment.

— Je ne sais, dit le lendemain Antonio à Salvator, quelle rage s’est allumée en moi depuis que mon sang a coule ?

Mort et ruine à ce misérable Capuzzi ! Je le tuerai, s’il fait résistance, et j’enlèverai Marianna.

— Admirable invention ! dit Salvator en riant ; parfaitement imaginé ! Je ne doute pas non plus que tu aies trouvé lin moyen d’amener par les airs ta Marianna à la place d’Espagne, afin qu’on ne te saisisse pas et qu’on ne te pende pas, avant que tu arrives à ce lieu d’asile. — Non, mon cher Antonio ! la violence n’est bonne à rien, et tu penses bien que le signor Pasquale est maintenant sur ses gardes. D’ailleurs, notre escapade a fait du bruit ; et la risée générale qu’a excitée le traitement que nous avons fait subir à Pasquale et à Splendiano, a éveillé la police de son sommeil habituel. Non, Antonio, tenons-nous à la ruse : Con arte e con inganno si vive mezzo l’anno, con inganno e con arte si vive l’altra parte[2]. Ainsi parle dame Catherine, et elle a raison. Dans peu de jours, tu enlèveras réellement ta Marianna. J’ai instruit de tout Nicolo Musso et Formica, et nous arrangerons cela ensemble de façon à ne pas manquer notre coup. Console-toi, Antonio, signor Formica va venir à ton aide.

— Signor Formica, dit Antonio d’un air de mépris ; à quoi peut ici aider ce baladin ?

— Oh ! oh ! s’écria Salvator, ayez du respect pour signor Formica, je vous en prie, mon maître. Ne savez-vous pas que signor Formica est une espèce de sorcier initié aux sciences occultes ? Je vous le dis, signor Formica viendra à votre aide. Le vieux Maria Agli, l’admirable docteur Graziano, le Bolonais, est aussi de notre complot, et il joue un rôle important. C’est du théâtre de Musso que tu enlèveras Marianna.

— Salvator, dit Antonio ; vous me bercez d’espérances trompeuses ; comment pensez-vous que Pasquale se décide jamais à retourner au théâtre de Musso !

— Il n’est pas si difficile de l’attirer que tu penses. On aura plus de peine à le décider à entrer au théâtre sans ses compagnons. Pour toi, prépare-toi à emmener Marianna à Florence où ton talent te procurera bientôt des appuis et des connaissances. Repose-toi sur moi pour le reste. Quelques jours de repos, puis à l’ouvrage. Encore une fois, Antonio, le signor Formica viendra à ton aide.

  1. Jeudi gras.
  2. Si l’art et la ruse vous font vivre une moitié de l’année, la ruse et l’art vous font vivre l’autre moitié.