Sainte-Beuve et ses inconnues/Chapitre 6

VI


GEORGE SAND. — LE SAINT-SIMONISME ET PIERRE LEROUX. — MADAME RÉCAMIER. — LE RUGGIERI DU BEL-ESPRIT.


Avant de nous embarquer avec Sainte-Beuve pour Lausanne, il nous faut dire quelque chose de ses relations purement amicales avec deux femmes célèbres, placées dans des milieux bien différents, et qui offrent entre elles un parfait contraste, George Sand et Mme Récamier.

Dans les années fiévreuses qui suivirent la révolution de 1830, et où l’on vit se produire tant de nouveautés hardies, un des événements littéraires qui firent le plus de bruit, fut l’apparition de cette femme jeune, originale, menant la vie de garçon et d’étudiant, qui, sans demander appui ni secours aux journaux, entrait fièrement en lice et s’attaquait au sexe fort, justifiant les paradoxes de sa révolte par l’éloquence de ses plaidoyers.

Ce qui plaît avant tout dans son œuvre, c’est la crânerie et la franchise de l’allure. Que le moment soit propice ou non, elle exprime ses sentiments, ses émotions à l’heure même, avec une netteté que l’on a pu qualifier de brutale, et qui n’en reste pas moins la marque des vrais maîtres.

Avant d’incarner dans ses personnages la flamme et les tourments de la passion, elle les avait subis elle-même ; ses premiers livres, on peut le dire, sont écrits avec le sang de sa blessure. Voulez-vous son portrait en deux mots ? Prenez le contrepied de la définition que Mme du Deffand donnait de son caractère : « Ni tempérament ni roman. » Aspirant, comme tous les grands cœurs, à un bonheur que le mariage lui avait refusé, elle ne cessa de le poursuivre. Plus insaisissable que le chantre de Méry, cet oiseau fugace échappait sans cesse de ses mains.

Élevée aux champs, elle en avait goûté de bonne heure l’allégresse et la poésie, qu’elle nous a rendues avec l’ampleur de son style plantureux. Jamais, depuis Jean-Jacques, aucun écrivain n’avait mieux senti l’âme de la nature, la santé et la joie de la vie rustique, et les admirables tableaux qu’offre la campagne dans sa richesse et sa diversité. Que de frais et riants paysages que le pinceau n’égalera jamais ! Et tout cela, sans trace d’effort, comme l’arbre donne ses fruits, comme la source verse l’onde.

Les critiques, il faut le dire à leur honneur, saluèrent avec enthousiasme sa venue, applaudirent à ses audaces. Sainte-Beuve, avant de l’avoir vue, publia dans le National, où il écrivait alors, des articles pleins de sympathie. Il nous raconte lui-même quelle en fut la récompense :

« Planche, qui la connaissait déjà, me dit que l’auteur désirait me voir pour me remercier. Nous y allâmes un jour vers midi. Je vis en entrant une jeune femme aux beaux yeux, au beau front, aux cheveux noirs et un peu courts, vêtue d’une sorte de robe de chambre sombre des plus simples. Elle écouta, parla peu et m’engagea à revenir. Quand je ne revenais pas assez souvent, elle avait le soin de m’écrire et de me rappeler. En peu de mois, ou même en peu de semaines, une liaison étroite d’esprit à esprit se fit entre nous. »

Et il ajoute aussitôt, pour mieux caractériser la nature constante de leurs rapports :

« J’étais garanti alors contre tout autre genre d’attraits et de séductions par la meilleure, la plus sûre et la plus intime des défenses. »

Sa passion pour Adèle était encore trop vive et de date trop récente, pour lui permettre la moindre infidélité. Certes, l’occasion était tentante : il eut la vertu d’y résister. Une fois n’est pas coutume.

George Sand traversait en ce moment une veine de misanthropie. À la veille de rompre des liens qui lui pesaient, elle se demandait quels amis, ou plutôt quel ami elle pourrait choisir parmi tant de gens d’esprit qui s’offraient à la consoler.

Puisque Sainte-Beuve se rayait lui-même de la liste, on lui réserva le rôle de confident, de conseiller, de confesseur ; je n’ose dire un autre mot, bien qu’il soit difficile de ne pas sourire à lui voir rendre de si galants services. S’il n’avait pris soin de publier, peu de temps avant sa mort, sans doute avec l’assentiment de Mme Sand, les lettres qu’elle lui écrivit, nous n’aurions jamais deviné à quel point ils avaient poussé, l’un la complaisance et l’autre la franchise. En voici quelques extraits :

Mars 1833. « Eh bien ! mon ami, quand viendrez-vous dîner avec moi ? Que vous n’ayez pas faim, ce n’est pas une raison ; je ne tiens pas à vous faire manger, mais à causer avec vous sans être dérangée, et à ces heures-là je suis libre… Il m’est bien doux de trouver en vous le zèle et l’amitié que je réclame toujours avec confiance sans crainte d’être indiscrète. »

En conséquence, elle le prie de lui amener quelqu’un des écrivains en vogue ; elle songe d’abord à Alexandre Dumas, nonobstant la couleur ; puis à Alfred de Musset ; mais aussitôt elle se ravise :

« À propos, réflexion faite, je ne veux pas que vous m’ameniez Alfred de Musset. Il est très-dandy, nous ne nous convien drions pas, et j’avais plus de curiosité que d’intérêt à le voir. Je pense qu’il est imprudent de satisfaire toutes ses curiosités, et meilleur d’obéir à ses sympathies. »

Que n’a-t-elle persisté dans ces bons sentiments ! ils lui auraient épargné bien des ennuis. Enfin, après mainte hésitation, Sainte-Beuve termine cette nouvelle consultation de Panurge en lui conseillant d’essayer de son ami Théodore Jouffroy, écrivain philosophique d’une haute valeur morale, et qui se distinguait de la foule des professeurs par une sorte de grâce austère. Il convenait à merveille sur tous les points à quelqu’un qui avait assurément plus besoin de frein que d’aiguillon.

« Mon ami, je recevrai M. Jouffroy de votre main. Il doit être bon, candide, inexpérimenté pour un certain ordre d’idées où j’ai vécu et creusé, où vous avez creusé aussi, quoique beaucoup moins avant que moi. J’ai vu à sa figure qu’il pouvait avoir l’âme belle et l’esprit bien fait. Je crains un peu les hommes vertueux de naissance. Je les apprécie bien comme de belles fleurs et de beaux fruits ; mais je ne sympathise pas avec eux. Les gens qu’on estime, on les craint, et on risque d’en être abandonné et méprisé en se montrant à eux tel qu’on est ; les gens qu’on n’estime pas comprendraient mieux, mais ils trahissent. »

Évidemment elle est de l’avis de cette dame, qui disait à une amie : « Vois-tu, ma chère, plus je vais, plus je sens qu’on ne peut aimer passionnément que celui qu’on méprise. »

L’entrevue avec Jouffroy ne répondit-elle pas aux espérances ? Je l’ignore. Sans doute Mme Sand comprit qu’en pareille matière on n’est jamais mieux servi que par soi-même, et son choix définitif tomba sur Musset. Elle n’eut pas lieu d’abord de s’en repentir, à en juger par ses lettres au confident :

« Je suis heureuse, très-heureuse, mon ami. Il est bon enfant, et son intimité m’est aussi douce que sa préférence m’a été précieuse. Ici, bien loin d’être affligée et méconnue, je trouve une candeur, une loyauté, une tendresse qui m’enivrent. C’est un amour de jeune homme et une amitié de camarade. C’est quelque chose dont je n’avais pas l’idée, que je ne croyais rencontrer nulle part, et surtout là. Je l’ai niée, cette affection, je l’ai repoussée ; je l’ai refusée d’abord, et puis je me suis rendue, je suis heureuse de l’avoir fait. Vous êtes heureux aussi, mon ami. Tant mieux. Après tout, voyez-vous, il n’y a que cela de bon sur la terre. »

C’est dans le même sens qu’elle disait dans l’un de ses romans, le Secrétaire intime : « La seule pensée que j’y aie cherchée, c’est la confiance dans l’amour présenté comme une belle chose, et la butorderie de l’opinion comme une chose injuste et bête. »

Alfred de Musset lui-même, qui de tout temps fut en bons termes avec Sainte-Beuve, était, parfois, tenté d’aller lui conter son bonheur.

« Musset a souvent envie d’aller vous voir et de vous tourmenter pour que vous veniez chez nous ; mais je l’en empêche, quoique je fusse toute prête à y aller avec lui, si je ne craignais que ce ne fût inutile. »

La lune de miel était dans tout son plein et il s’en est échappé un splendide rayon, un sonnet adressé par le poëte à son amie un jour sans doute qu’elle était irritée contre la critique. Il y répond d’avance aux attaques venimeuses dont elle a été l’objet. Pourquoi n’a-t-on pas recueilli ce sonnet dans les œuvres complètes ; il en vaut la peine et je l’ai bien, quoi qu’on en ait dit, copié dans la correspondance des deux amants :

     Telle de l’Angelus la cloche matinale
     Fait dans les carrefours hurler les chiens errants,
     Tel ton luth chaste et pur, trempé dans l’eau lustrale,
     Ô George, a fait pousser de hideux aboiements.

     — Mais quand les vents sifflaient sur ta muse au front pâle,
     Tu n’as pas renoué ses longs cheveux flottants,
     Tu savais que Phébé, l’étoile virginale
     Qui soulevé les mers, fait baver les serpents.

     — Tu n’as pas répondu même par un sourire
     À ceux qui s’épuisaient en tourments inconnus
     Pour mettre un peu de fange autour de tes pieds nus.

     — Comme Desdémona, t’inclinant sur ta lyre,
     Quand l’orage a passé, tu n’as pas écouté,
     Et tes grands yeux rêveurs ne s’en sont pas douté.

    Août 1833.

En regard d’une si parfaite adoration, il est bon, si l’on veut savoir ce que devien nent les affections humaines, même chez les individus les plus distingués, de placer la page où l’amant trahi a, sous un voile assez léger, esquissé le portrait de sa maîtresse. Elle se trouve dans un de ses plus jolis contes, le Merle blanc : « Nous travaillâmes ensemble. Tandis que je composais mes poëmes, elle barbouillait des rames de papier. Je lui récitais mes vers à haute voix, et cela ne la gênait nullement pour écrire pendant ce temps-là. Elle pondait ses romans avec une facilité presque égale à la mienne, choisissant toujours les sujets les plus dramatiques, des parricides, des rapts, des meurtres et même jusqu’à des filouteries, ayant toujours soin, en passant, d’attaquer le gouvernement et de prêcher l’émancipation des merlettes. En un mot, aucun effort ne coûtait à son esprit, aucun tour de force à sa pudeur ; il ne lui arrivait jamais de rayer une ligne ni de faire un plan avant de se mettre à l’œuvre. C’était le type de la merlette lettrée. »

À ce crayon haineux, tracé par la rancune et le dépit, on peut répondre que, dans cette union de rencontre, le plus viril des deux ne fut pas l’homme. Contrairement à la tradition des Ariane, des Médée et des Didon, ce fut Don Juan que l’on planta là et à qui on laissa le désespoir et les jérémiades. Les Nuits sont assurément des poésies immortelles, mais elles n’attestent pas, chez celui qui les a écrites, une grande dose de masculinité. Pour l’honneur du sexe barbu, on les voudrait moins larmoyantes[1].

Les confidences entre Mme Sand et Sainte-Beuve continuèrent avec la même liberté jusqu’après l’éclat de sa rupture avec Musset. Il y avait pourtant des jours où elle trouvait que son confesseur ne lui témoignait pas une confiance égale à la sienne, et où elle lui reprochait de se dérober à l’effusion. « Personne ne comprend rien à votre vie et n’en sait les plaisirs et les peines. »

D’autres fois, elle s’irritait de certaines méfiances et du trop de crédulité accordée à de méchants propos.

« Je suis très-orgueilleuse, mon ami, et plus on dit de mal de moi, plus je deviens hautaine et concentrée. Il fallait que je vous aimasse bien sincèrement pour solliciter de vous des explications et pour vous en donner comme je l’ai fait ; je ne m’en repens certes pas, puisque vous m’avez rendu votre confiance, et que rien, j’espère, ne la troublera plus ; mais avec personne au monde je ne voudrais recommencer. »

Nous touchons là le vrai fond de la nature humaine, sans aucun des embellissements poétiques dont on en recouvre d’ordinaire la nudité. Ah ! nous sommes loin de la Magdeleine repentante, courant au Sauveur, après quelques faiblesses, pour répandre à ses pieds les parfums de sa chevelure. Ici, la passion émancipée triomphe en souveraine et persistera jusque sous les glaces de l’âge.

N’allez pas croire cependant que l’idée de Dieu soit absente de ce coeur révolté. Elle s’y confond avec l’amour même et n’en est que le couronnement. « L’âme renferme toujours le plus pur de ses trésors comme un fonds de réserve qu’elle doit rendre à Dieu seul, et que les épanchements des tendresses intimes font seuls pressentir. »

On a souvent reproché à Mme Sand les utopies sociales dont elle ennuageait ses romans ; et l’on s’est étonné que, avec tant de génie, elle se montrât si docile aux théories de gens qui lui étaient inférieurs en intelligence. On lui a même jeté à la tête le nom de Mme de Staël dont les idées, c’est certain, eurent plus de sens pratique. Mais songez donc à la différence des milieux où elles ont vécu. La fille de M. Necker eut, pour former son esprit, son père d’abord, puis les conseils de Talleyrand, de Sieyès, des plus grands hommes d’État de notre première Constituante et, plus tard, ceux de Benjamin Constant et de Camille-Jourdan, tandis que Mme Sand, élevée loin des affaires publiques, ne rencontra, à son entrée dans les lettres, d’autres inspirateurs qu’un prêtre bilieux et intolérant, et l’honnête Pierre Leroux, sorte de brahme indou égaré en plein XIXe siècle. Quoi d’étonnant que sa vive imagination se soit laissée prendre à des rêves généreux, qui n’étaient pas tous de pures illusions ? Il faudrait plutôt lui savoir gré de rendre accessibles aux esprits les plus simples des systèmes abstraits et d’une compréhension difficultueuse. Elle a doré tout cela de tant de rayons, que Lamennais en paraît aimable, et Pierre Leroux amusant.

Elle ne connut ce dernier philosophe humanitaire que bien après Sainte-Beuve, avec qui il était lié depuis plusieurs années. Il eut sur tous deux une influence plus considérable qu’on ne le croirait. Elle était trop femme pour ne s’en pas coiffer aussitôt. Béranger, dans ses jours de malice, prétendait même qu’elle l’avait poussé à pondre une petite religion pour avoir le plaisir de la couver. Elle lui dut certainement l’inspiration sous laquelle ont été écrits Spiridion, Consuelo, etc. En souvenir du service, elle l’a peint sous des traits bien flatteurs dans l’Histoire de ma vie. J’abrège à regret la curieuse page.

« Pierre Leroux vint dîner avec nous dans la mansarde. Il fut d’abord fort gêné et balbutia quelque temps avant de s’exprimer. Quand il eut un peu tourné autour de la question, comme il fait souvent quand il parle, il arriva à cette grande clarté, à ces vifs aperçus et à cette véritable éloquence, qui jaillissent de lui, comme de grands éclairs d’un nuage imposant. Il a la figure belle et douce, l’œil pénétrant et pur, le sourire affectueux, la voix sympathique. Il était dès lors le plus grand critique possible dans la philosophie de l’histoire, et s’il ne vous faisait pas bien nettement entrevoir le but, du moins il faisait apparaître le passé dans une si vive lumière, et il en promenait une si belle sur tous les chemins de l’avenir, qu’on se sentait arracher le bandeau des yeux comme par la main. »

Il n’y a qu’une femme, et une femme d’un tel talent, pour transfigurer à ce point le bonhomme. Sainte-Beuve, bien qu’il ne pousse pas l’engouement aussi loin, — les critiques sont de leur nature moins crédules, — avoue pourtant avoir servi de secrétaire, de truchement à Leroux, dont la plume, dit-il, n’était guère alors plus taillée qu’un sabot. En causant, il était moins sévère à son endroit et se plaisait à raconter le fait suivant :

Parmi les rédacteurs du Globe, quelques-uns des plus jeunes et des plus distingués, Ampère, Duchâtel, Rémusat, Vitet, avaient accès dans les salons de Talleyrand, dont l’habileté sournoise boudait la Restauration et lui était secrètement hostile. Ces messieurs, tout fiers de leur journal et des articles qu’ils y inséraient, s’attendaient chaque jour à quelque compliment du vieux diplomate. Mais comme il ne leur en ouvrait jamais la bouche, ils finirent pas croire qu’il ne le lisait pas. Un soir pourtant, ô bonheur ! il rompit le silence et les félicita d’un article sur Napoléon, paru le matin même. Aussitôt de se précipiter vers la table où se trouvait le numéro. Triste déception ! l’article était signé P. Leroux, celui dont personne ne faisait cas au journal, le factotum à qui on laissait la grosse besogne[2].

Sainte-Beuve, qui l’avait vu à l’œuvre, n’avait garde de le négliger. Lui-même traversait alors sa période d’investigation et de curiosité, allant de Daunou à Cousin, puis à Victor Hugo, puis à Lamennais, à Carrel, aux saints-simoniens, etc., avide de toute nouveauté, empruntant à chaque système, à chaque école ce dont il avait besoin pour compléter son éducation personnelle et perfectionner son outil intérieur, voulant passer par des observations, par des comparaisons multipliées avant d’oser se faire un avis et de conclure. Pierre Leroux le mena à Enfantin. Sainte-Beuve prit goût à la doctrine plus qu’il ne veut en convenir : « Mes relations, que je n’ai jamais désavouées, avec les saints-simoniens restèrent toujours libres et sans engagement aucun. Quand on dit que j’ai assisté aux prédications de la rue Taitbout, qu’entend-on par là ? Si on veut dire que j’y ai assisté comme Lerminier, en habit bleu de ciel et sur l’estrade, c’est une bêtise. Je suis allé là comme on va partout, quand on est jeune, à tout spectacle qui intéresse ; et voilà tout. — Je suis comme celui qui disait : « J’ai pu m’approcher du lard, mais je ne me suis pas pris à la ratière. »

Pourquoi se défendre avec tant de vivacité ? La doctrine de Saint-Simon, hormis un point ou deux, n’était pas, au fond, si extravagante. Son principe, à chacun suivant sa capacité, à chaque capacité suivant ses oeuvres, pourrait bien devenir un jour une loi d’organisation sociale. En vérité, nous sommes un peuple trop rétif à la nouveauté. Quiconque sort de l’ornière, heurte la routine, émet une idée qu’on n’avait pas eue encore, est sûr d’être accueilli par des sifflets ou des plaisanteries que nous croyons spirituelles. Comme ils ont dû rire parfois, les saints-simoniens, de ceux qui, au début, se moquaient de leur tentative ! Si notre époque a fait un pas sérieux vers l’amélioration, au moyen des chemins de fer et par la transformation de l’industrie, à qui le doit-on si ce n’est à cette élite d’intelligences ? Ils ont donné à l’activité humaine un emploi digne d’elle, et, seuls, ils ont réalisé le mot célèbre que la foi transporte les montagnes. Entre leurs mains nos voies ferrées, nos fabriques, notre outillage industriel, nos expositions maintiennent la supériorité de notre pays et compensent vis-à-vis des autres nations ce que nous avions perdu du côté des sciences, des lettres et de l’érudition. La France garde sa place dans le mouvement européen et continue à lui donner le branle. Tout cela grâce à eux. Bazard, Enfantin, Michel Chevalier, les Péreire, Émile Barrault, Charles Duveyrier, Félicien David, ont été vraiment les pionniers de la seconde moitié du siècle et l’ont marquée de leur empreinte. Quelques-uns, à ce jeu, ont fait fortune. Quel mal y voyez-vous, s’ils ont, en ce faisant, enrichi leur pays ? Ne venez pas dire que c’est là un progrès purement matériel, la partie exclusivement physique de la civilisation. Non, l’âme et l’intelligence ont profité de ces rapprochements plus fréquents et plus rapides, du mieux être procuré au corps. Les mœurs se sont adoucies, par conséquent améliorées. Il y a moins de rusticité, plus d’instruction, et celle-ci amène toujours avec elle des conquêtes morales. Parcourez les campagnes et dites-nous si le paysan a quelque chose de commun avec l’animal farouche dont La Bruyère nous a laissé le portrait. Quant aux villes, le progrès y est si évident, que le nier serait folie.

D’ailleurs, les saints-simoniens ne se bornaient pas à se mettre à la tête de leur siècle pour attaquer avec lui la nature et la tourner au profit de l’homme. Ils voulaient encore cerner la barbarie de toutes parts, rendre les antiques civilisations plus accessibles en les expliquant, rapprocher les religions et les sectes pour détruire le fanatisme, obtenir la vraie tolérance, le respect et le ménagement de l’opinion adverse, amener par une meilleure entente des intérêts un adoucissement dans les rapports des classes jusqu’ici hostiles, affranchir le prolétaire par degrés et sans trop de secousses, rendre à la femme une justice meilleure et l’émanciper peu à peu de son éternel servage.

N’était-ce pas là un programme magnifique, une œuvre digne des esprits les plus élevés et des plus nobles cœurs ? Par l’humilité de sa naissance et l’embarras de sa fortune, P. Leroux était voué, mieux que personne, à une doctrine d’émancipation. Fils d’ouvriers, ayant fait ses études au lycée de Rennes avec une bourse de la ville de Paris, il s’était vu forcé de renoncer au bénéfice de son admission à l’École polytechnique par la mort de son père, qui laissait dans la misère une veuve et trois jeunes enfants. Pour les nourrir, P. Leroux avait travaillé de ses mains, entrepris divers métiers sans jamais renoncer à l’étude ni aux livres. Vivant parmi la gent laborieuse, il en connaissait les besoins, les voeux, et compatissait de cœur et de corps à ses souffrances. Par malheur, c’était un de ces génies qui n’ont pour eux que l’idée sans le pouvoir de la rendre, qui ont besoin d’être expliqués, commentés, tirés au clair par quelqu’un dont la pensée p orte avec elle son expression. De préférence, il semblait attiré vers les plus ténébreuses régions de l’histoire et les problèmes les plus ardus. Invité par Buloz à écrire dans la Revue, il lui apporta un article sur l’idée de Dieu à travers les âges. « Eh miséricorde ! s’écria le directeur, que voulez-vous que j’en fasse ? Dieu, mon cher, ça manque d’actualité. » Malgré cette rebuffade, il n’en persista pas moins dans ses recherches. La philosophie est une gymnastique de l’esprit utile peut-être dans la jeunesse, pour agiter les grandes questions sans être obligé de les résoudre, mais qu’il est bon de planter là pour entrer dans le sérieux de la vie et la pratique des affaires. Leroux ne put jamais s’y résoudre. Persuadé que l’univers se bonifie, comme le vin, en vieillissant, et que la nature humaine, par une série de métempsycoses, se rapproche de plus en plus de la perfection, il était en quête d’une religion nouvelle et en cherchait les éléments dans l’histoire, afin de remplacer le christianisme, dont la sève, croyait-il, est épuisée, et qui a produit tout ce qu’il pouvait fournir pour l’avancement de l’humanité.

Je ne voudrais rien exagérer et ne pas attribuer à P. Leroux une influence plus grande qu’il ne l’eut sur ses contemporains ; mais il m’a semblé juste d’indiquer la source des tendances que nous verrons se dessiner en avançant dans le caractère et dans les écrits de Sainte-Beuve. Il a lui-même avoué, avec sa bonne foi habituelle, une partie de ce qu’il dut à cette école. « Le saint-simonisme que j’ai vu de près et par les coulisses m’a beaucoup servi à comprendre l’origine des religions avec leurs diverses crises, et même (j’en demande bien pardon), Port-Royal et le christianisme. » Ce n’est pas assez dire, il y reçut le baptême, ou si vous aimez mieux, la confirmation d’une foule d’idées et de sentiments qui existaient en germe dans sa nature généreuse, mais qui pouvaient bien ne pas se développer sans cette initiation. Quant à Pierre Leroux, ce fut proprement pour lui un précurseur à qui il reconnaît une intelligence supérieure, une puissance confuse, un cerveau ubéreux[3], dont il profita pour faire sa provision d’idées, et qu’il s’appliquait à traire comme une vache.

Dire qu’un motif semblable l’attira dans le salon de Mme Récamier, ce serait peu galant. Il est de bon ton, quand on parle aujourd’hui de cette reine des élégances, de pousser des « oh ! » et des « ah ! » d’admiration, de verser un pleur de regret sur l’époque, hélas ! disparue, qui la posséda. Ne soyons point si élégiaques, et, tout en rendant justice à l’œuvre de civilisation qu’elle accomplit, sachons la voir dans la vérité de son rôle.

Son principal mérite, on le sait, fut un vice d’organisation physique. La nature lui avait refusé de se donner tout entière, et aucun de ses adorateurs ne put franchir la barre qui défendait sa vertu. « Si elle avait une seule fois aimé, disait Mme Swetchine, leur nombre à tous en aurait été considérablement diminué. » Mais une déception commune les retint groupés autour d’elle, comme avares autour d’un trésor sur lequel nul ne peut mettre la main et que personne ne veut céder à un autre. L’apaisement, à la fin, se fit parmi eux, et ils trouvèrent dans les charmes de son amitié une douceur continue, préférable aux orages et aux jalousies de l’amour. « Rien ne peut rendre l’attrait que ce monde avait pour tous ceux qui y étaient une fois entrés. L’esprit, le cœur, le talent, l’amour-propre, tout en vous y trouvait des points d’appui multipliés, de fins et flatteurs encouragements, de légers avis enveloppés d’éloges. Rien n’était oublié de ce qui pouvait plaire et mettre de la douceur dans les moindres choses. Comment ne pas se rendre aux marques d’un intérêt si suivi, si motivé ? »

Chateaubriand, que sa propre femme excédait, ainsi que la plupart des maris, trouva fort commode, après 1830, de passer ses après-midi auprès de cette enchanteresse, dans le demi-jour mystérieux d’un sanctuaire dont il devint aussitôt l’idole. Autour de lui, Mme Récamier retint ses anciens amis et réunit une élite d’écrivains et de gens du monde, qui exerça sur les lettres une réelle influence et fit de ce salon l’antichambre de l’Académie.

Il est naturel que Sainte-Beuve ait profité, dans l’intérêt de ses études, peut-être même de son ambition académique, de la faveur avec laquelle on l’y accueillit. N’a-t-on pas comparé le critique au buisson des routes qui enlève un flocon de laine à tous les moutons qui passent ? Encore faut-il que les moutons soient à portée de sa main. Si la société qu’il veut peindre disparaissait au moment où lui-même a eu l’âge d’homme, il en est réduit à tout deviner sur de vagues ouï-dire. Rien de tel, pour l’informer exactement, qu’un témoin contemporain. Mme Récamier lui fut donc une source de précieux renseignements sur les salons du XVIIIe siècle, sur les personnages de la Révolution et de l’Empire qu’elle avait connus. Elle lui représentait, comme plus tard Mme de Boigne, une longue série et un choix parfait de souvenirs.

Caillette émérite, elle aimait à chuchoter, à l’oreille de son curieux visiteur, les aventures de sa jeunesse, les amoureux qu’elle avait désespérés, les feux qu’elle avait imprudemment allumés sans pouvoir les éteindre. Et lui, qui a eu le don de tout dire avec grâce, nous rend comme un écho discret de ces confidences : « Tous ces hommes attirés et épris n’étaient pas si faciles à conduire et à éluder. Il dut y avoir autour d’elle, à de certaines heures, bien des violences et des révoltes, dont cette douce main avait peine ensuite à triompher. »

Elle consentit même à lui faire lire bon nombre de lettres de Mme de Staël ; elle ne put cependant lui communiquer la correspondance amoureuse de son amie avec Benjamin Constant, car celui-ci l’avait vendue pour cent mille francs à la duchesse de Broglie. Quel vieux séducteur ne voudrait, à ce prix, céder tous ses galants messages ?

J’ai entendu quelquefois demander si Sainte-Beuve avait de l’esprit en causant. Les Lundis suffisent, ce me semble, à décider la question et laissent entrevoir quel imprévu, quel charme avait sa parole dans l’intimité, lorsqu’il donnait libre carrière à la verve et n’était plus gêné par l’appréhension du public. Plume en main, il cheminait prudemment, crainte des piéges, et se dérobait dans les sousentendus. Mais tout auditeur devenait aussitôt pour lui un ami auquel il se livrait avec abandon. Sa mémoire immense, et d’une sûreté sans égale, lui permettait d’être neuf sur n’importe quel sujet. Vous ne pouviez citer de nom propre sans éveiller aussitôt une foule d’anecdotes, de mots caractéristiques, de détails particuliers et des plus curieux. On jouissait, en l’écoutant, des excellentes lectures dont il était nourri, et le désir de le revoir survivait à la curiosité satisfaite. À quelque endroit que l’on frappât, la source jaillissait abondante et vive. Ce n’était pas un de ces beaux parleurs, suffisants et contents d’eux-mêmes, qui accaparent à leur profit l’attention d’un cercle ; il excellait, au contraire, à faire valoir ses partners et avait assez d’esprit pour en laisser aux autres. Mais il ne manquait pas la balle dès qu’elle lui venait. Provoqué par l’éclair d’une répartie, il dégainait sa fine lame et devenait éblouissant d’escrime. Jamais, il est vrai, de gaîté trop vive ni de gaudriole ; à cette nature décente et digne ne convenait qu’un entretien sérieux, qui sait rire à propos et égayer le bon sens.

Quoiqu’il s’interdît le bel esprit et les concetti, il ne les détestait pas en autrui et accueillait même assez volontiers les gens qui en font profession. La porte de son cabinet s’est ouverte, pendant un certain temps, à l’un des plus qualifiés en ce genre, à M. Barbey d’Aurevilly, malgré l’antipathie des caractères et l’hostilité des opinions.

Nous avons tous peu ou prou vu passer ce personnage drapé dans sa limousine à raies voyantes, et la taille pincée dans une redingote, à la mode de l’an prochain. Qu’il était fier sous son feutre à larges bords, portant haut la tête et coupant l’air de la pointe de ses moustaches ! De l’Odéon à la rue de Rennes, il s’espaçait majestueusement, comme un coq sur ses ergots, battant le trottoir du talon de ses bottes, et suivi à distance du timide Nicolardot. Puis le soir, au Café de Bruxelles, quel feu roulant de paradoxes devant la table où l’écoutaient des étudiants ébahis ! Quel carnage de réputations ! Quels propos gaillards, de mauvais goût et de mauvais lieu, au service de la sainte cause !

Rue Montparnasse, en présence du maître ès-conversation, l’audace et le brio red oublaient. Une fois sa verve excitée, le feu d’artifice sur ses lèvres ne cessait pas. Pendant la demi-heure accordée à sa visite, c’était merveille de l’ouïr, merveille de le voir exécuter des sauts vertigineux sur le tremplin de la métaphore. Sainte-Beuve assistait souriant et poussant par intervalle des « oh ! » de surprise, ou lançant quelque trait vif afin d’activer la flamme. En songeant à son article, il saisissait au vol çà et là un mot piquant ou fin dans ce torrent de fatuité et d’extravagances. Son effet produit, Barbey prenait congé et l’on ouvrait portes et fenêtres pour dissiper l’odeur de patchouli qu’il semait derrière lui. Cependant, au bout de quelques mois de cet exercice, le maître le remercia, préférant s’exposer au fléau de sa haine qu’à celui de sa familiarité[4].


VII

  1. Les gens de lettres le sont jusqu’au bout. Oublier ses passions dès qu’on les a satisfaites ou n’en garder qu’un vague souvenir au fond du cœur, cela est bon pour le vulgaire. Avec les poëtes et les romanciers, tout ne finit pas ainsi. Restent les lettres et les témoignages écrits. Voilà de quoi composer des livres ; c’est un texte de copie tout trouvé. Les deux amoureux le savaient si bien qu’ils décidèrent, en rompant, de confier leurs billets doux à un notaire, pour être remis au dernier survivant. Après la mort de Musset, Mme Sand hérita du paquet. Mais avant de le livrer à l’impression, elle consulta le confident. Sainte-Beuve, peu flatté d’avoir à relire ces vieux poulets, me chargea de la besogne. Étais-je d’un sens trop grossier ? Le fait est que tout cela me parut fort déclamatoire et vide. Il me semblait feuilleter un tome de la Nouvelle Héloïse, et je l’avouai franchement. Sans doute mon impression fut transmise telle quelle à Mme Sand, car elle brûla, dit-on, ces lettres, — après en avoir laissé prendre quelques copies.
  2. Le fait paraît moins surprenant quand on lit l’article dans le numéro du 24 juin 1829. Il y est parlé avec éloge de l’ancien ministre des relations extérieures ; de plus, les idées en sont empruntées d’un mémoire publié par M. d’Hauterive sous la dictée de Talleyrand.
  3. Le pauvre diable avait conscience de son infirmité. Il écrivait à Béranger : « Quand je suis ainsi empêtré dans un monde d’idées et de faits soulevés dans ma tête, je deviens une brute, incapable de toute antre chose. » Et le malin chansonnier, écrivant à son tour à Hippolyte Fortoul, à propos d’une visite que J. Reynaud lui avait faite à Fontainebleau, ajoutait : « Il m’a promis de m’envoyer Leroux. Vous feriez bien de le conduire jusqu’ici, pour qu’il ne se perde pas en route. »
  4. Barbey d’Aurevilly ne l’a pas oublié. À son tour, il est injuste et se refuse à reconnaître la supériorité de son ancien auditeur : « C’était pour son article qu’il conversait, cet homme qui n’aimait pas tant la conversation qu’on l’a dit, si ce n’est dans l’intérêt de son article… Enfin, il aurait gratté la terre avec ses ongles pour son article. Il en eût fait sur n’importe quoi… Il en aurait fait sur le diable et même sur Dieu, auquel il ne croyait pas. »