Sainte-Beuve et ses inconnues/Chapitre 7

COURS DE PORT-ROYAL PROFESSÉ À LAUSANNE. — MONSIEUR ET MADAME JUST OLIVIER.


Chacun de nous, quand les rares éclaircies de la vie tourmentée qui nous est faite lui laissent le loisir de songer à l’autre monde, s’en va en imagination à son penchant favori, à son délire préféré, et choisit sa place parmi les morts de son état. Napoléon mourant croyait voir flotter dans un nuage les grands capitaines, ses compagnons, qui l’avaient précédé au tombeau : « Je vais, disait-il, rejoindre Kléber, Desaix, Lannes, Masséna, Bessières, Duroc, Ney ! Ils viendront à ma rencontre, ils ressentiront encore une fois l’ivresse de la gloire humaine. »

Une lubie semblable ayant un jou r traversé le cerveau de Sainte-Beuve, lui a fait écrire les lignes suivantes :

« Je me fais quelquefois un rêve d’Élysée ; chacun de nous va rejoindre son groupe chéri auquel il se rattache et retrouver ceux à qui il ressemble : mon groupe à moi, je l’ai dit ailleurs, mon groupe secret est celui des adultères (moechi), de ceux qui sont tristes comme Abbadona[1], mystérieux et rêveurs jusqu’au sein du plaisir et pâles à jamais sous une volupté attendrie. »

En termes plus prosaïques, il avoue qu’il a donné souvent des coups de canif dans le contrat d’autrui, qu’il a plus d’une fois dans son existence complété le trio conjugal plaisamment célébré dans le roman populaire qui a pour titre : La Femme, le Mari et l’Amant.

Ces associations, connues sous le nom de ménage à trois, sont devenues si communes dans toutes les classes de la société, qu’il n’y a plus lieu de s’en scandaliser. Est-ce un bien ? est-ce un mal ? C’est un fait : je dirai plus, c’est presque une institution.

Le rôle le plus difficile à tenir dans cette trinité de création récente, est celui de l’amant. Le mari s’en tire sans trop de peine. Il lui suffit d’affecter une confiance aveugle ou un superbe dédain qui le mettent au-dessus du léger désagrément. La femme est déjà plus empêchée ; il lui faut parer à tout et persuader à chacun des co-partageants qu’il est seul maître et souverain. On peut, il est vrai, s’en remettre à la dextérité féminine du soin de faire à la fois deux heureux. Quant à l’amant, il joue un ingrat personnage. S’il veut trop exiger, il devient odieux ; et ridicule, s’il s’efface complétement. Sainte-Beuve est toujours sorti victorieux de cette épreuve délicate. Obtenant peu, demandant moins encore, et pourtant satisfait, tel il se montre à nous dans ces mystères de l’alcôve où il nous introduit. Je ne vois pas qu’il ait jamais été sérieusement mordu du cœur de la jalouse rage que Feydeau a si pompeusement décrite dans Fanny. Tout au contraire, l’époux, dans sa majesté, ne lui inspirait que déférence et respect. Avec quel art il s’insinuait dans sa confiance ! de quel miel savoureux il lui adoucissait la coupe amère ! Ceux-là seuls qui l’ont vu à l’œuvre pourraient le dire. Le foyer où se réchauffaient ses sens et sa tendresse lui devenait sacré. Il s’inclinait humblement devant la supériorité du mari, embouchait la trompette en son honneur et redisait son nom aux échos d’alentour. Pour augmenter le bien-être du nid étranger où il déposait ses oeufs, nul effort ne coûtait à son zèle, nul fardeau ne lui semblait trop lourd. Sans grande ambition pour son propre compte, il devenait, au profit de la communauté, hardi, entreprenant, plein d’idées lucratives, capable de fonder la Revue des Deux-Mondes ou de créer le format Charpentier, si ce n’eût été déjà fait.

Nous l’avons laissé au moment de son départ pour Lausanne, où il allait arracher de son cœur un reste de passion pour Mme X… et se déprendre, par l’éloignement, des charmes de l’infidèle. D’autres raisons l’y conduisaient encore. Attiré vers le catholicisme par les exigences de son premier amour, il en avait étudié d’abord les ressources poétiques, puis la doctrine même et les luttes qu’elle a suscitées. C’est ainsi qu’il en vint à se préoccuper de la fameuse question du jansénisme qui a tant agité le XVIIe et le XVIIIe siècle et qui se continue de nos jours sous une forme différente. Il ne fallait pas songer à exposer un sujet si particulier devant un public parisien, trop enclin à la raillerie et peu soucieux de ce qui touche aux questions théologiques. On avait depuis si longtemps perdu de vue Port-Royal et ses solitaires qu’il était impossible d’y intéresser. « Les Français, disait Sainte-Beuve, aiment à apprendre ce qu’ils savent. Quant à ce qu’ils ignorent, c’est différent. Que de peine pour leur insinuer une idée neuve ! à combien de quolibets on s’expose ! »

Aujourd’hui même, avouons-le, parmi les admirateurs de l’éminent critique, le plus grand nombre s’en tient à ses Lundis, bien qu’il ne mît qu’une semaine à les improviser, et n’a jamais pu mordre aux six forts volumes de Port-Royal, monument solide, qu’il regardait comme son œuvre capitale et qu’il a mis vingt ans à édifier. Que vous dirai-je ? Le morceau est un peu gros pour la délicatesse de nos estomacs[2].

L’air de leurs montagnes rend celui des Suisses plus robuste. Aussi le flair subtil de Sainte-Beuve devina-t-il qu’il y avait là-bas un public à souhait pour un tel cours. Il ne se trompait pas. Le canton de Vaud se trouvait justement agité alors par le mouvement de renaissance religieuse au sein du calvinisme connu sous le nom de Réveil. Saisir cet à-propos était un coup de maître.

Si le titre même de ces esquisses ne me détournait des sujets sérieux, je dirais comment le nouveau professeur arrive à Lausanne dans l’automne de 1837, avec une telle cargaison de livres qu’il en encombre la cour de l’hôtel où il descend.

Je le montrerais aussitôt à l’œuvre, écrivant ses leçons et allant, vêtu d’un manteau de poète, les débiter avec un accent picard, une voix vibrante, une tendresse de cœur qui ôtent toute sécheresse à ses dissections infinies, triomphent de l’aridité du sujet et lui gagnent son auditoire.

Je décrirais les longues files d’étudiants et de messieurs gravissant l’escalier du marché pour atteindre au sommet de la colline sur laquelle est perchée l’Académie, en compagnie des dames et demoiselles à qui la galanterie du professeur a ouvert les portes du sanctuaire.

Je suivrais le retentissement du cours jusque dans les cafés de la ville, où tous les soirs un grand diable de loustic parodie, monté sur une table, la leçon du jour, singeant, à la grande joie des badauds réunis autour de lui, la voix et les tics de l’historien de Port-Royal.

Je citerais la satire indignée qu’un certain Delacaverne lança contre ces profanateurs, et dont Sainte-Beuve eut le bon sens d’empêcher la publication.

Dans un épithalame final, je chanterais Io ! Hymen ! Hyménée ! en l’honne ur des jeunes garçons et des jolies fillettes, qui avaient profité de leurs rencontres au pied de la chaire pour échanger des œillades, des serrements de mains, qui sait ? peut-être des billets doux, et qui terminèrent l’année par d’heureux mariages ou des fiançailles pleines de promesses, seul résultat un peu gai que le jansénisme ait jamais produit.

Mais tous ces faits et bien d’autres encore sont plutôt du domaine de la biographie. Je craindrais qu’on ne trouvât pas à les lire le plaisir que j’aurais à les raconter. Revenons donc à notre sujet, c’est-à-dire à l’homme privé et à ses amours.

Il était doué d’une énergie peu commune. Aucun labeur, si rude fût-il, ne parvenait à l’écraser. Même après la cinquantaine, à l’époque où j’eus l’honneur d’être admis auprès de lui, il pouvait encore égayer ses travaux de quelques distractions. Que de fois, les soirs d’été, après une longue journée passée sur les livres, l’ai-je vu sur le point de succomber à la fatigue ! Tandis que je lui lisais l’ouvrage dont il avait à parler, sa paupière alourdie se fermait ; il dodelinait de la tête et, me tendant avec effort le bout de ses doigts alanguis : « Adieu, disait-il d’une voix éteinte, à demain, je n’en puis plus. » Je le quittais, persuadé qu’il allait se mettre au lit et y dormir d’un sommeil de plomb. Quel n’était pas mon étonnement de le rencontrer une heure après sur le trottoir, frais et pimpant, le pardessus au bras, le nez au vent et lorgnant avec délices toutes les femmes qui passaient à portée de son regard.

À Lausanne, il était plus jeune et partant plus actif. Son premier soin fut de reconnaître le pays. La ville, agréablement étagée sur les bords du Léman, est en outre entourée de vignes, de vergers et de prairies qui présentent un charmant coup d’œil. Quoique la plupart des rues, à cause de leur pente rapide sur la colline où elles sont bâties, soient de véritables casse-cou et tournent le dos au soleil et au lac, on y respire un air d’aisance, de bien-être bourgeois. Même pour un homme habitué aux plaisirs de Paris, c’est, à tout prendre, un supportable lieu d’exil.

Voltaire, qui y passa trois hivers (1755-1758), s’y plut beaucoup et en trouva les habitants à son gré. Il fut agréablement surpris de leur voir un goût pour l’esprit qu’il contribua à développer, mais qu’il n’avait pas eu à créer : « On croit chez les badauds de Paris, écrivait-il, que toute la Suisse est un pays sauvage ; on serait bien étonné si l’on voyait jouer Zaïre à Lausanne mieux qu’on ne la joue à Paris… Il y a Suisses et Suisses. Ceux de Lausanne diffèrent plus des petits cantons que Paris des Bas-Bretons. »

Sainte-Beuve y fit d’abord de fréquentes promenades, qu’il dirigeait tantôt vers un gracieux coteau couvert d’arbres fruitiers qui descend en pente douce vers le lac, tantôt du côté du bois de Rovéréa qui domine la ville. Il s’y reposait souvent sous un orme qu’il a chanté :

     Étrange est la musique aux derniers soirs d’automne,
     Quand vers Rovéréa, solitaire, j’entends
     Craquer l’orme noueux et mugir les autans
     Dans le feuillage mort qui roule et tourbillonne.

C’est de là sans doute qu’il songeait aux grands écrivains dont la présence avait illustré ces lieux avant lui.

« Là, me disais-je, Rousseau jeune a passé. Plus tard, son souvenir ému y désignait, y nommait pour jamais des sites immortels. Là-bas, Voltaire a régné, Mme de Staël a brillé dans l’exil. Byron, dans sa barque agile, passait et repassait vers Chillon. Ici-même, Gibbon accomplissait avec lenteur l’œuvre historique majestueuse conçue par lui au Capitole. »

Le plus beau paysage ne tarde pas à paraître insipide, si l’on est seul à le contempler ; d’ailleurs, quand le soleil se couche, il est bon de trouver un logis où passer la soirée. Sainte-Beuve aimait la solitude par intermittence, mais ne trouvait que dans le monde l’emploi de ses brillantes facultés. Sauvage par nature sans être timide, il eut bientôt une maison à lui, un lieu d’asile où il put causer, rimer, aimer en toute liberté.

Parmi ses collègues de l’Académie était un professeur d’histoire, Just Olivier, qui, venu à Paris pour le voir en 1830, n’avait pas cessé de correspondre avec lui et s’était employé à le faire nommer à Lausanne. Il avait épousé une aimable Vaudoise, fraîche, rieuse, intelligente, poëte même, une vraie Claire d’Orbe en chair et en belle humeur. Ce qui la rendait plus piquante était un certain tour d’esprit mêlé de sérieux et de gaîté, naturel et travaillé à la fois, très-capable de raisonnement, d’étude, de dialectique même, vif pourtant, assez imprévu et nullement dénué d’agrément et de charme. Cette nature de femme est loin de déplaire, quand on la rencontre sur les gradins des collines étagées autour du Léman.

M. et Mme Just Olivier, mariant leur idéal poétique ainsi qu’ils avaient uni leurs destinées, publièrent un volume de vers intitulé : Deux Voix. Cela fit dire aux malins du pays qu’il n’y en avait qu’une de juste, qui n’était pas celle du mari. Quoi qu’il en soit, les deux époux, flattés de voir un écrivain supérieur, déjà célèbre à plusieurs titres, leur donner la préférence, venir à eux et leur offrir son amitié, l’accueillirent avec transport, le mirent de toutes leurs parties de plaisir et ne firent bientôt qu’un avec lui. On les vit souvent tous trois parcourir les sites enchanteurs et les bords du lac, devisant de poésie et jouissant ensemble de ce doux climat qui invite à l’amour.

Les jours où l’Académie leur donnait congé, les trois inséparables poussaient jusqu’à Eysins, petit village des environs, où demeurait le père d’Olivier. Là, Sainte-Beuve émerveillait ces bonnes gens par la rondeur de ses manières et par de spirituelles saillies. Il se montrait bon enfant, heureux de s’asseoir à la table rustique et ne trouvant à redire qu’à la grosseur des gâteaux dont on lui servait d’énormes tranches. Il leur confiait ses projets, ses espérances et le regret de n’avoir pu amener avec lui sa vieille mère, trop âgée pour quitter Paris. Elle ne laissait pas de trembler sur les dangers que ses goûts d’aventure pouvaient lui faire courir : « Pourvu qu’il me rapporte ses deux oreilles, disait-elle, je ne lui en demande pas davantage. »

Sainte-Beuve lisait à ses amis les lettres qu’il en recevait et où se rencontraient de comiques méprises. Son fils lui ayant écrit qu’un ouragan s’était déchaîné sur Lausanne et avait emporté plusieurs cheminées, elle lut de travers et répondit : « Eh quoi ! mon enfant, le vent t’a enlevé tes chemises. Te voilà donc nu comme un petit saint Jean. » On riait de son erreur, tout en croquant les oeufs et les poulets du père Olivier. Quand la chaleur devenait trop forte, l’invité se couchait sans gêne, au grand scandale des propriétaires, dans l’herbe des prés, en pleine fleur d’esparcette et de sainfoin.

Entre temps, les deux amis, laissant Mme Just à la ferme, partaient pour quelqu’un de ces hauts plateaux d’où l’on jouit du magnifique panorama des Alpes et du lac. Mais, arrivé à mi-côte, le Parisien, dont le petit pied et la fine chaussure souffraient au contact des cailloux, laissait le Suisse escalader seul ses cimes ardues et, assis à l’ombre, rimait un sonnet ou aiguisait une épigramme. Si complaisant qu’il voulût se montrer à l’ami qui l’admettait dans son intérieur, il est des fatigues qu’il se refusait à partager ; son tempérament répugnait à l’excessif. Quel souvenir pénible lui était resté des nombreuses ascensions que l’infatigable Victor Hugo, doué d’un jarret d’acier, l’avait forcé de faire avec lui, au temps de leur grande intimité, sur le haut des tours de Notre-Dame[3], pour contempler les couchers de soleil dont le poëte des Chants du crépuscule traduisait ensuite la splendeur en ses vers ! « J’ai gardé de mes vieilles habitudes littéraires, soupirait-il plus tard, le besoin de ne pas me fatiguer et même le désir de me plaire à ce que j’admire. »

  1. Abbadon ou Abbadona est un ange fidèle de la Messiade de Klopstock, entraîné dans la révolte de Lucifer et dont la harpe résonne au milieu des hurlements du concert infernal. Même parmi les démons, il reste triste et malade du regret des cieux.
  2. Cet ouvrage a un autre inconvénient. Par la perfection et le complet de ses renseignements, il nous rassasie comme un panier de pêches trop mûres. En général, le Français préfère les primeurs ou les fruits verts.
  3. L’habitude persiste ; mais, avec l’âge, le niveau des hauteurs a baissé. Ne pouvant plus escalader les tours et les beffrois, le grand poëte, afin d’être toujours haut perché, grimpe aujourd’hui sur l’impériale des omnibus