Sainte-Beuve et ses inconnues/Chapitre 5

V

LES POËTES ET LE CRITIQUE. — JOSEPH DELORME ET LES CONSOLATIONS. — RUPTURE DÉFINITIVE. — UNE PIQÛRE DES « GUÊPES. »


Qui n’a lu dans le conte de la Coupe enchantée la plaisante énumération des avantages que procure à un mari l’infidélité de sa femme ?

     Tout vous rit. Votre femme est souple comme un gant.
     […]
     Quand vous perdez au jeu, l’on vous donne revanche ;
     Même votre homme écarte et ses as et ses rois ;
     Avez-vous sur les bras quelque monsieur Dimanche,
     Mille bourses vous sont ouvertes à la fois.
     Ajoutez que l’on tient votre femme en haleine :
     Elle n’en vaut que mieux, n’en a que plus d’appas ;
     Ménélas rencontra des charmes dans Hélène,
     Qu’avant qu’être à Paris la belle n’avait pas.

Et tout ce qui suit. Il est pourtant encore un avantage oublié par La Fontaine, qui mérite d’être signalé : c’est, si vous êtes auteur, d’avoir sous la main un porte-drapeau qui, sans crainte des huées et des coups, sonne de la trompette, annonce votre gloire et fasse ranger la foule pour ouvrir un passage aux merveilles que vous enfanterez. L’école romantique, grâce à la passion de Sainte-Beuve pour Mme X…, trouva en lui ce héraut d’armes. Cette école chantait le moyen âge, la chevalerie, Jehova, l’Orient et une foule d’autres choses qu’elle ne voyait que de loin et sur la foi du rêve. De là un peu d’hésitation dans le public à l’accepter. Lamartine, il est vrai, avait du premier jour conquis la renommée par les femmes et la jeunesse ; mais Vigny, Hugo, Musset et le reste du cénacle furent plus lents à percer, à se faire lire. Ils devaient désirer qu’une plume exercée et subtile donnât la clef de leur pensée et les débrouillât, devant tous. Plusieurs d’entre eux en avaient grand besoin.

Le critique se mit donc à leur service et ne s’épargna pas à la besogne, abdiquant son droit d’examen, se plaçant au point de vue des auteurs pour l’appréciation de leurs livres, leur appliquant enfin les règles et les principes d’après lesquels eux-mêmes voulaient être jugés. Il inculqua au public les formes nouvelles et lui fit agréer, à travers quelques ornements étranges, les beautés que l’on n’avait pas saluées tout d’abord.

« Dans cette école dont j’ai été depuis la fin de 1827 jusqu’à juillet 1830, ils n’avaient de jugement personne : ni Hugo, ni Vigny, ni Nodier, ni les Deschamps ; je fis un peu comme eux durant ce temps, je mis mon jugement dans ma poche et me livrai à la fantaisie, savourant les douceurs de la louange qu’ils ne ménageaient guère. » Les poëtes, en effet, ne sont pas gens à prendre du galon à demi ; il faut les encenser largement, sans restriction, et leur en donner sur toutes les coutures. À genoux au pied de leur statue, demandez-leur humblement la permission d’enlever, en soufflant, quelque grain de poussière à leur marbre, à peine s’ils daigneront y consentir. On sourit de voir un esprit si net que Sainte-Beuve abonder, à la merci de son imagination, dans ce phoebus romantique. Pour n’en citer qu’un exemple, ayant à consoler Alfred de Vigny de son échec d’Othello, il lui adresse une épître terminée par ces vers :

     Et puis, un jour, bientôt, tous ces maux finiront,
     Vous rentrerez au ciel une couronne au front,
     Et vous me trouverez, moi, sur votre passage,
     Sur le seuil, à genoux, pèlerin sans message ;
     Car c’est assez pour moi de mon âme à porter,
     Et, faible, j’ai besoin de ne pas m’écarter.
     Vous me trouverez donc en larmes, en prière,
     Adorant du dehors l’éclat du sanctuaire,
     Et pour tâcher de voir, épiant le moment
     Où chaque hôte divin remonte au firmament.
     Et si, vers ce temps-là, mon heure révolue,
     Si le signe certain marque ma face élue,
     Devant moi roulera la porte aux gonds dorés,
     Vous me prendrez la main, et vous m’introduirez.

Pour Victor Hugo, l’encens est plus fort :

     Votre génie est grand, ami ; votre penser
     Monte, comme Élisée, au char vivant d’Élie ;
     Nous sommes devant vous comme un roseau qui plie
     Votre souffle en passant pourrait nous renverser.

De telles exagérations dont il trouvait la source dans Hernani, faisaient dire à Armand Carrel : « On ne peut attaquer par trop d’endroits à la fois une production pareille quand on voit la déplorable émulation qu’elle peut inspirer à un esprit délicat et naturellement juste. » Patience ! le désabusement viendra assez tôt ; la raison prendra le dessus, et quand le charme qui enchaînait la plume du critique aura cessé, il ne se relèvera que plus vivement contre ses anciennes admirations et redeviendra un témoin indépendant, au franc parler, un juge impartial. « La passion que je n’avais qu’entrevue et désirée, je l’ai sentie : elle dure, elle est fixée, et cela a jeté dans ma vie bien des nécessités, des amertumes », écrivait-il à l’abbé Barbe (singulier confident pour de tels aveux !) Ce sont ces amertumes qui ont dicté plus tard la protestation indignée que voici :

« S’il veut obtenir de vous un service qui flatte son amour-propre, l’homme grossier est homme à faire intervenir près de vous dans la conversation le nom de sa femme, pour peu qu’il se doute que vous en êtes un peu amoureux ; il ne voit aucune indélicatesse, mais seulement une ruse très-permise à cela. Quand il unit une sorte de génie à un grand orgueil, l’homme grossier devient irrassasiable en louanges. Quand vous lui en serviriez tous les matins une tranche aussi forte et aussi épaisse que l’était la fameuse table de marbre sur laquelle on jouait les comédies au Palais, il l’aurait bientôt digérée, et avant le soir, à demi bâillant, il vous en demanderait encore. »

Le motif qui aux amitiés éteintes fait succéder l’aigreur ou même l’animosité, se trouve expliqué suffisamment dans un autre passage :

« Il est presque impossible au critique, fût-il le plus modeste, le plus pur, s’il est indépendant et sincère, de vivre en paix avec le grand poëte régnant de son époque : l’amour-propre du potentat, averti sans cesse et surexcité encore par ses séides, s’irrite du moindre affaiblissement d’éloges et s’indigne du silence même comme d’un outrage. »

En attendant, Sainte-Beuve, sans renoncer à son métier de critique, donnait essor au secret penchant de poésie qui tourmente toute jeunesse. L’originalité de son premier recueil, Joseph Delorme, fit du bruit. J’en dirai brièvement les raisons.

Pour qui ne se paie pas de mots, l’idéal en religion, en littérature et en art, n’est que l’image de l’homme lui-même, aperçue dans un nuage, où il se complaît à la voir affranchie de ses misères et de ses imperfections. Dans les siècles de barbarie, le nuage, éloigné de la terre, reproduit l’image en silhouettes gigantesques où, loin de nous reconnaître, nous croyons deviner des êtres supérieurs, qui nous inspirent tantôt de l’effroi, tantôt du respect ou de l’admiration. Mais à mesure que la race humaine s’améliore, le nuage s’abaisse, l’ombre devient moins effrayante, plus semblable à nous.

Supposez un instant que, par impossible, une nation soit parvenue, à force de culture et de progrès, au degré de perfection le plus complet que sa nature comporte, il n’y aura plus de nuage, et l’idéal se confondra avec la réalité. Chaque individu sera à lui-même son propre poëte, son artiste, son pontife, et ne célébrera, n’adorera, ne reproduira que lui, jouissant de la félicité que le catéchisme attribue à Dieu, se contempler et s’aimer. Nous n’en sommes pas là certes ; mais il semble par moments que nous y tendions.

Joseph Delorme a supprimé en partie le nuage. Cet émule des Werther, des René, au lieu de regarder en haut, n’aperçoit que la misère et les ennuis d’une destinée incertaine de sa voie et qui se cherche. En proie à la maladie du génie, ou plutôt, à l’épidémie alors régnante, il exhale avec mélancolie le mécontentement et la nausée que lui causent les vulgarités actuelles.

L’auteur de ce recueil, habitué par ses études à se tâter le pouls à toute heure, a recueilli chacune de ses sensations, de peur qu’elle ne se perdît ainsi que la goutte de rosée qui tombe et sèche sur les rochers. Persuadé, en outre, que les formes intermédiaires nuisent plus ou moins, selon qu’elles s’éloignent du naïf détail des choses éprouvées, il traduit tout crûment et ne vise au roman que le moins possible.

La société refusa de se reconnaît re dans ce miroir peu flatteur. À l’apparition du livre, ce furent des effarouchements, des cris de pudeur révoltée : Fi ! le vilain ; cachez vos nudités. Immoral, murmura la duchesse de Broglie. M. Guizot le traita de Werther jacobin et carabin. Les classiques firent des gorges chaudes de ces plaintes, de ces imprécations, de ces désespoirs rendus en une langue si peu débrouillée.

On n’avait pas affaire à un entêté. Sainte-Beuve retourna sa veste, s’ennuagea de catholicisme au contact de l’amie, enduisit ses crudités d’un vernis de décence et l’on eut les Consolations. Mais ce rideau de dévotion, tiré devant un manque absolu de foi, ne put tromper les malins. Béranger, dans une lettre, mit le doigt sur tous les points faibles :

« Savez-vous une crainte que j’ai ? C’est que vos Consolations ne soient pas aussi recherchées du commun des lecteurs que les infortunes si touchantes du pauvre Joseph, qui pourtant ont mis tant et si fort la critique en émoi. Il y a des gens qui trouveront que vous n’auriez pas dû vous consoler si tôt : gens égoïstes, il est vrai, qui se plaisent aux souffrances des hommes d’un beau talent, parce que, disent-ils, la misère, la maladie, le désespoir sont de bonnes muses. Je suis un peu de ces mauvais coeurs. Toutefois, j’ai du bon ; aussi vos touchantes Consolations m’ont pénétré l’âme, et je me réjouis maintenant du calme de la vôtre. Il faut pourtant que je vous dise que moi, qui suis de ces poëtes tombés dans l’ivresse des sens dont vous parlez, mais qui sympathise même avec le mysticisme, parce que j’ai sauvé du naufrage une croyance inébranlable, je trouve la vôtre un peu affectée dans ses expressions. Quand vous vous servez du mot Seigneur, vous me faites penser à ces cardinaux anciens qui remercient Jupiter et tous les dieux de l’Olympe de l’élection d’un nouveau pape. Si je vous pardonne ce lambeau de culte jeté sur votre foi de déiste, c’est qu’il me semble que c’est à quelque beauté, tendrement superstitieuse, que vous l’avez emprunté par condescendance amoureuse… »

Stendhal, de son côté, disait à l’auteur : « Je trouve encore un peu d’affectation dans vos vers. Je voudrais qu’ils ressemblassent davantage à ceux de la Fontaine. » Excellent conseil, plus facile à donner qu’à suivre. Sainte-Beuve comprit sans doute la leçon. Puis, sa maîtresse le négligeait, l’ardeur première allait s’attiédissant ; mieux valait rompre. Romantisme, poésie[1], amour, il envoya tout au diable et d’un ton vibrant :

     Osons tout et disons nos sentiments divers :
     Nul moment n’est plus doux au cœur mâle et sauvage
     Que lorsque, après des mois d’un trop ingrat servage,
     Un matin, par bonheur, il a brisé ses fers.

     La flèche le perçait et pénétrait ses chairs,
     Et le suivait partout : de bocage en bocage
     Il errait. Mais le trait tout d’un coup se dégage :
     Il le rejette au loin tout sanglant dans les airs.

     Ô joie ! ô cri d’orgueil ! ô liberté rendue !
     Espace retrouvé, courses dans l’étendue !
     Que les ardents soleils l’inondent maintenant !

     Comme un guerrier mûri, que l’épreuve rassure,
     À mainte cicatrice ajoutant sa blessure,
     Il porte haut la tête et triomphe en saignant.

Ne chantons pas victoire si tôt ; le drame aura son épilogue, et précisément à l’occasion du Livre d’amour. J’ai dit que Sainte-Beuve cédant, comme le font tous les poëtes, à la démangeaison de mettre le public dans la confidence de ses vers et ne pouvant se résoudre à les garder en portefeuille, les avait fait imprimer à petit nombre. Je ne pense pas que son intention fût alors de les divulguer. Ces confessions que l’on fait de soi, touchent de trop près à celles d’autrui pour ne pas exciter de réclamation. Déposez votre masque, si bon vous semble, le voisin n’entend pas que vous enleviez le sien. Je crois donc que la plaquette devait rester inédite jusqu’après la mort des intéressés ; mais l’indiscrétion de quelque compositeur de l’imprimerie éventa le secret. On s’en émut autour d’Adèle, et l’un de ces officieux, qui font partout les empressés et déploient trop souvent un zèle intempestif, M. Alphonse Karr, lança dans les Guêpes l’odieux article que voici :

« Il ne s’agit tout simplement que d’une grande infamie que prépare dans l’ombre un poëte béat et confit, un saint homme de poëte.

« Le dit poëte est fort laid. Il a rêvé une fois dans sa vie qu’il était l’amant d’une belle et charmante femme. Pour ceux qui connaissent les deux personnages, la chose serait vraie qu’elle n’en resterait pas moins invraisemblable et impossible.

« Cet affreux bonhomme ne s’est pas contenté des joies qu’il a usurpées à la faveur de quelques accès de folie ou de désespoir causés par un autre. Il ne trouve pas que ce soit assez d’avoir une belle femme, il veut un peu la déshonorer. — Sans cela, ce ne serait pas un triomphe suffisant.

« Il a réuni dans un volume de 101 pages toutes sortes de vers au moins médiocres, qu’il a faits sur ses amours invraisemblables. Il a eu soin d’en faire un dossier, avec pièces à l’appui, pour laisser sur la vie de cette femme la trace luisante et visqueuse que laisse sur une rose le passage d’une limace.

« Non-seulement il a eu soin de relater dans ses vers toutes les circonstances de famille et d’habitudes, qui ne permettent pas d’avoir le moindre doute sur la personne qu ’il a voulu désigner, mais encore il l’a nommée à diverses reprises. Cette infamie, tirée à cent exemplaires, doit être cachetée et déposée chez un notaire pour être distribuée entre certaines personnes désignées, après la mort de l’auteur.

« J’espère qu’à cette époque les gens qui liront cette œuvre de lâcheté, trouveront ce monsieur encore plus laid qu’il n’était de son vivant.

« Ce livre de haine est appelé par l’auteur Livre d’amour. »

L’article était suivi du sonnet le plus libre du volume : une promenade en fiacre aux Champs-Élysées :

     Laisse ta tête, amie, en mes mains retenue,
     Laisse ton front pressé ; nul œil ne peut nous voir.
     Par ce beau froid d’hiver, une heure avant le soir,
     Si la foule élégante émaille l’avenue,

     Ne baisse aucun rideau, de peur d’être connue ;
     Car en ce gîte errant, en entrant nous asseoir,
     Vois ! notre humide haleine, ainsi qu’en un miroir,
     Sur la vitre levée a suspendu sa nue.

     Chaque soupir nous cache, et nous passons voilés.
     Tel, au sommet des monts sacrés et recélés,
     À

la voix du désir le Dieu faisait descendre

     Quelque nuage d’or fluidement épars,
     Un voile de vapeur impénétrable et tendre :
     L’Olympe et le soleil y perdaient leurs regards[2].

Un tel article ne peut nuire qu’à celui qui l’écrit[3]. Je ne crois pas qu’il soit possible de lancer un plus maladroit pavé à la tête de ses amis. Ce qui rend le procédé plus bouffon, c’est que l’homme qui prenait ainsi en main la défense des vertus conjugales, était lui-même juridiquement séparé de sa femme. Il est fâcheux, quand on fait un tel acte public, au nom de la morale, de prêter soi-même le flanc à la médisance. Et notez que cette agression eut un résultat diamétralement contraire à celui que probablement on s’était proposé. Le poëte ainsi outragé répondit en publiant la plus grande partie du volume à la suite de Joseph Delorme. Ces poésies ont, depuis, et du vivant de l’auteur, été éditées deux fois par P. Malassis et Michel Lévy. Eh bien ! y a-t-il eu le moindre scandale ? Quelqu’un s’est-il retourné seulement ? Ce n’était donc pas la peine de faire tant de bruit et de jeter de si hauts cris.

  1. Je ne tiens pas compte des Pensées d’août, publiées plus tard, en 1837, et qui ne sont que de la prose rimée, sans rien de poétique.
  2. Homère. Iliade, XIV
  3. Sainte-Beuve n’y a jamais répondu, trouvant que c’était là une méchante et trop facile littérature. Il s’est contenté de réfuter d’une manière générale certaines théories sur l’adultère : « Nos auteurs dramatiques et nos romanciers sont uniques. Ils vivent, la plupart, comme de gais et spirituels chenapans, avec des filles, avec des cocottes, avec des femmes mariées ; ils ne se gênent en rien et s’en donnent à tire-larigot. Mais dès qu’il s’agit, dans leurs inventions littéraires, d’un adultère, cela devient une affaire de tous les diables et comme si le cas était pendable au premier chef. Ils oublient qu’il n’y a rien de plus commun en fait, et rien qui, dans le train ordinaire de la vie, tire moins à conséquence. » (Cahiers, page 133.)