Sainte-Beuve et ses inconnues/Chapitre 3

III

VICTOR HUGO. — LE LIVRE D’AMOUR.


Ingrat par beaucoup de côtés, le métier de critique a du moins l’avantage, quand on l’exerce avec conscience et talent, de vous mettre en relation, souvent même en rapport d’amitié avec les écrivains célèbres. C’est ainsi qu’un article sur les Odes et Ballades, inséré dans le Globe du 2 janvier 1827, valut à Sainte-Beuve de connaître Victor Hugo et de vivre avec lui durant plusieurs années dans l’intimité la plus étroite. Peu sympathique jusque-là au royalisme avoué et aux sentiments catholiques du poète, il devint son plus fervent admirateur, et de la rive du Globe sa barque dériva insensiblement vers l’île enchantée de la poésie. Deux volumes de vers et le roman de Volupté, qu’il publia coup sur coup, sont empreints, surtout les deux derniers, d’une teinte de religiosité qui tranche complétement sur ses opinions antérieures et sur celles qu’il a professées depuis. À l’exemple de Parny, qui a rimé en jolis couplets les agréments du culte, Sainte-Beuve avait composé sur les douceurs que lui valut sa foi nouvelle un volume de poésies qu’il fit imprimer en 1843 et qu’il fut parfois tenté de produire en public, ainsi que l’indique sa préface des Pensées d’août.

« Je me trouve avoir en ce moment, et sans trop y avoir visé, deux recueils entièrement finis. Celui qu’aujourd’hui je donne, le seul des deux qui doive être de longtemps, de fort longtemps publié, n’est pas, s’il convient de le dire, celui même sur lequel mes prédilections secrètes se sont le plus arrêtées. Il n’exprime pas, en un mot, la partie que j’oserai appeler la plus directe et la plus sentante de mon âme en ces années. Mais on ne peut toujours se distribuer soi-même au public dans sa chair et dans son sang. »

L’occasion de lancer ce second recueil, plus intime et plus saignant, ne s’est pas sans doute présentée, puisqu’il était encore inédit à la mort de l’écrivain. On disait même que l’édition entière, confiée sous le plus grand secret à un ami de Suisse, avait fini par s’égarer et se perdre. Heureusement rien ne se perd en ce monde, et plusieurs exemplaires du Livre d’amour courent depuis quelque temps sous le manteau. Tout récemment, il en a paru quelques-uns dans les ventes ou à l’étalage des libraires, au prix de cent et même de cent cinquante francs. Un fin bibliophile, M. Jules Le Petit, qui est des mieux placés pour saisir au passage les volumes rares et curieux, a bien voulu m’en communiquer un. Je suis ainsi en mesure d’expliquer les motifs qui décidèrent le penseur incroyant à endosser pendant quelques années la livrée du catholicisme. Il me sera facile de prouver en même temps que cette prétendue conversion ne fut qu’un moyen d’ajouter une corde à sa lyre et d’obtenir la clef du boudoir de l’objet aimé, coup double assez heureux pour qu’on lui pardonne la condescendance imposée par une beauté tendrement superstitieuse à laquelle il fait allusion en ces termes :

« Je n’ai jamais aliéné ma volonté et mon jugement, hormis un instant, dans le monde de Hugo, et par l’effet d’un charme, le plus puissant et le plus doux, celui qui enchaînait Renaud dans le jardin d’Armide. »

Quel est le nom vrai de cette dame ainsi poétiquement désignée ? Eh ! mon Dieu, je vous le dirais volontiers si je pouvais compter sur votre discrétion, mais vous ne me garderiez pas le secret. Pourtant, y tenez-vous ? — Non, non, non ! répond d’une voix unanime le chœur des femmes mariées, en cela d’accord avec l’adage rustique : Bon b… qui le fait, Jean f… qui le dit. Faites donc taire le poète indiscret qui s’en va, comme un coq, chanter son triomphe sur les toits.

C’était déjà l’avis de M. Tartuffe, parlant à Elmire de ces gens

Dont la langue indiscrète, en qui l’on se confie,
Déshonore l’autel où leur cœur sacrifie.

— Mais les gens comme nous brûlent d’un feu discret
Avec qui pour toujours on est sûr du secret.

Point de scandale donc ; on peut tout conter sans nommer personne et donner à l’histoire un air de mystère que notre imagination aime à voir même à la réalité.

Cette concession faite aux convenances, la biographie rentre dans ses franchises. Tant que les personnes étaient vivantes, elle n’a eu garde de divulguer leurs passions, les mystères du cœur, les actes opposés aux devoirs d’une épouse fidèle ; mais, à cette heure, elle n’est plus tenue aux mêmes égards : il doit lui être permis de ne pas accepter les gens dans le rôle qu’ils se sont eux-mêmes taillés à leur guise, de les voir autre part que sur la scène et de regarder derrière les coulisses. À la distance d’un demi-siècle, il n’est pas défendu d’indiquer discrètement la tendre faiblesse, et, puisqu’il s’agit d’une femme, de découvrir le sein au défaut de la cuirasse. Si la vie y perd un peu de ses illusions et la littérature de sa rhétorique, la science morale du moins y gagnera.

Il n’est jamais déshonorant pour une femme d’avoir été aimée et chantée par un vrai poète, même quand elle semble ensuite en être maudite. La plus prude serait intérieurement flattée que son nom aille rejoindre celui des Éléonore, des Elvire, et, s’il ne tenait qu’à elle, on publierait sans plus tarder les vers qui sont pleins de son image. Le temps en s’enfuyant permet d’ailleurs bien des révélations ; les deux intéressés ayant depuis des années disparu de ce monde, il n’y a pas à craindre que leur cendre refroidie se ranime pour réclamer contre les confidences que l’amant avait préparées pour le temps où il ne serait plus. Profitons du détour qu’il a imaginé pour nous apprendre bien des choses qu’il n’était pas fâché que l’on connût, sans avoir à les dire en face. Profitons-en, mais n’en abusons pas ; il est des confidences dont on ne doit faire qu’un usage restreint.

Son Livre d’amour débute par une pièce bien étrange, intitulée l’Enfance d’Adèle, où se déroulent, complaisamment énumérés par l’ami, les rares accidents qui ont varié l’uniformité de cette existence de jeune fille. Née à Paris, dans une vaste maison dont la tristesse n’est égayée que par un jardin de peu de verdure, l’enfant a grandi, rêveuse, nonchalante, les pas traînants et l’allure ionienne. À son type hardi, on dirait une Maltaise. Sous les flots noirs d’une chevelure qui inonde son col bruni étincellent des yeux ardents, chargés de vagues désirs, qu’ombrage un fier sourcil. Sur ses dents d’ivoire, brillent des lèvres pourprées dont la cerise ne demande qu’à être cueillie. Lente et gauche aux travaux d’aiguille, elle n’aime pas non plus à se mêler aux jeux bruyants de son frère, et s’obstine à demeurer oisive et silencieuse dans sa chambre.

     D’enfance, mon Adèle, — elle n’en a pas eu ;
     Elle n’a point connu la gaité matinale,
     Mêlé sa jeune voix aux chants que l’aube exhale,
     Pillé la haie en fleur et le premier fruit mûr,
     Ou bondi, blanc chevreau qu’enivre un lait trop pur.
     Ce temps-là fut pour elle un long vide, une attente.
     Nul prélude en son être avant l’heure éclatante ;

     Rien n’y devait briller qu’à la haute clarté,
     Et la grâce elle-même attendit la beauté.

Dans le chaos de ses premiers souvenirs se détache celui d’un voyage en Italie. Elle y vit étalés aux poteaux du chemin les têtes et les bras des brigands dont les Français avaient purgé le pays :

     Ses yeux prirent dès lors un air d’étonnement ;
     Son visage romain rêva plus gravement ;
     Et quand on atteignit Naples la fortunée,
     Où son père attendait notre Adèle étonnée,
     Dès qu’on fut de voiture au logis descendu,
     Elle, distraite encor, le regard suspendu,
     Déjà dorée au front et l’épaule brunie,
     Par instinct tout d’abord de naïve harmonie
     Et pour songer à l’aise en ces lieux étrangers,
     Alla droit au jardin sous un bois d’orangers.

Pour peu qu’ils soient prudents et avisés, les parents devinent vite ce qu’il faut à ces biches farouches. Aussi dès que la main d’Adèle fût demandée par un fils de famille, s’empressa-t-on de la lui accorder, quoiqu’il fût plus riche en talents et en espérances qu’en biens de fortune. L’union était des mieux assortie et fut longtemps des plus heureuse. Associée et soumise à un époux vigoureux, la jeune fille devint une femme charmante, mère de deux beaux enfants ; il semblait que ce bonheur ne dût jamais prendre fin.

Il n’est pas de demoiselle bien née, au moment où elle se marie, qui ne songe à rendre son époux heureux. C’est du fond du cœur et sans arrière-pensée, qu’elle lui jure, en acceptant son joug, fidélité et obéissance. Pourquoi de si belles résolutions ne tiennent-elles pas jusqu’au bout ? Comment ces anges de vertu en viennent-ils à tacher la blancheur de leurs ailes ? Devons-nous en chercher la raison dans le vilain propos d’un poète : Toute femme a le cœur libertin ? Non certes. Le plus souvent, il faut bien le reconnaître, si la paix du foyer conjugal est troublée, si le calme fait place aux orages, c’est la faute du mari.

Que la morale du monde est indulgente au sexe laid ! Pourvu qu’un homme marié garde certain décorum et sauve, comme on dit, les apparences, il lui est permis, bien plus, on lui fait honneur de courir les aventures, de ne pas se refuser le surcroît d’appétit que procurent le changement et la variété, d’entretenir double ou même triple ménage et de laisser sa moitié vaquer à loisir aux soins de la maternité. L’attachement d’une femme est rarement un obstacle à ce qu’on ait des maîtresses ; on a pris l’une en vue des enfants, on recherche les autres pour se donner de l’agrément. Pourquoi aussi le devoir s’arrange-t-il trop souvent de façon à être ennuyeux ? C’est là ce qui pousse tant de maris à courir après les consolations extra-légales.

Imprudent qui descendez à plaisir des hauteurs où vous avait placé l’amour d’une vierge pour vous révéler à elle le héros de vulgaires aventures, pourquoi montrer ainsi le chemin de l’infidélité à celle que vous avez pour gardienne de votre honneur et de votre nom ? Prenez garde ; vous vous repentirez un jour de l’avoir négligée et humiliée par des préférences indignes, de l’avoir poussée à bout. Et quand vous songerez à prendre peur de ce que vous avez si bien mérité, peut-être sera-t-il trop tard.

Sans doute l’épouse délaissée se refuse d’abord à imiter des faiblesses qui l’outragent ; elle essaie de ramener l’infidèle par une conduite toute différente de la sienne, mais gare si elle échoue. Il est des épreuves que leur longueur rend fatigantes et dont la sagesse et la raison s’ennuient à la fin.

Telle qu’on l’a vue, Adèle ne devait pas donner beaucoup d’espérance à qui l’aurait aimée qu’elle souffrirait aisément de l’être quand le mariage l’aurait mise dans une condition plus libre. Pendant les six premières années, tout entière au devoir conjugal, elle ne paraît pas avoir cherché ni rencontré d’autre attachement. Lorsque Sainte-Beuve lui fut présenté, c’est à peine si elle daigna faire attention à lui. Nous avons le tableau de cette première entrevue ; il est piquant, surtout quand on le rapproche de ce qui a suivi :

     En entrant, je la vis, ma future maîtresse,
     À côté du génie un peu reine et déesse,
     En sarrau du matin, éclatante sans art,
     M’embarrassant d’abord de son fixe regard.
     Et moi qui d’elle à lui détournais la paupière,

     Moi, pudique et troublé, le front dans la lumière,
     J’étais tout au poète ; et son vaste discours
     À peine commencé, se déroulant toujours,
     Parmi les jets brillants et l’écume sonore,
     Comme un torrent sacré que le pasteur adore,
     Faisait flotter sans cesse et saillir à mes yeux
     Dans chaque onde nouvelle une lyre des dieux ;
     Et mon choix fut rapide, et j’eus ma destinée !
     Debout la jeune épouse écoutait enchaînée ;
     Et je me demandais quel merveilleux accord
     Liait ces flots grondants à ce palmier du bord.
     Puis elle se lassa bientôt d’être attentive ;
     Sa pensée oublieuse échappa sur la rive ;
     Ses mains, en apparence, au ménage avaient soin ;
     Mais quelque char ailé promenait l’âme au loin,
     Et je la saluai trois fois à ma sortie ;
     Elle n’entendait rien, s’il ne l’eût avertie.

De son côté, quoiqu’il n’eût plus sa simplicité de novice et qu’il fût en quête d’une belle passion, afin de franchir agréablement les détroits orageux de la jeunesse, il ne paraît pas avoir été dans les premiers temps bien vivement impressionné :

     Je cherche autour de moi comme un homme averti,
     Demandant à mon cœur : « N’ai-je donc rien senti ? »

     Et comme, l’autre soir, quittant la causerie
     D’une femme pudique et saintement chérie,
     Heureux de son sourire et de ses doigts baisés,
     Je revenais, la lèvre et le front embrasés ;
     Comme, en mille détours, la flatteuse insomnie
     Faisait luire à mes yeux son image bénie,
     Et qu’à travers un bois, volant pour la saisir,
     Mon âme se prenait aux ronces du désir,
     Un moment j’espérais que, fondant sur sa proie,
     Amour me déchirait, et j’en eus grande joie.
     Mais tout s’évanouit bientôt dans le sommeil,
     Et je ne sentais plus de blessure au réveil.

Il n’y a donc pas eu, vous le voyez, de coup de foudre. Ce fut par l’accoutumance, en avançant tous les jours dans une familiarité de plus en plus intime qu’ils prirent peu à peu l’un pour l’autre un de ces amours furieux, dévorants, qui vous mettent au cœur une blessure pour le restant de vos jours. « En France, a-t-on dit, les grandes passions sont aussi rares que les grands hommes. » Puisque je rencontre ici les deux ensemble, on me permettra de m’y arrêter un instant.

Et tout d’abord disons quelques mots du physique. On a vu plus haut le portrait de Mme Adèle X…; celui de Sainte-Beuve mérite d’être dessiné à son tour. Il était de taille moyenne, plutôt petit que grand, n’ayant pas de quoi se vanter mais non plus de quoi se plaindre, car, suivant une remarque assez juste, passé un certain niveau, il est rare que la qualité de l’esprit soit dans toute sa vivacité. Ne l’ayant connu que beaucoup plus tard, je ne puis dire quels agréments distinguaient alors sa personne. Un étranger qui le visita vers ce temps, M. Just Ollivier, nous en fait deviner quelques-uns :

« J’arrive au n° 19 de la rue Notre-Dame-des-Champs ; je demande M. Sainte-Beuve. Une vieille dame, sa mère, apparaît à une fenêtre, et, après quelques légères difficultés, elle crie : « Sainte-Beuve, es-tu là ? » Je vois une figure derrière une petite croisée ; on m’indique l’escalier, je heurte. Un jeune homme m’ouvre, c’était Sainte-Beuve. — M. Sainte-Beuve n’achève pas toujours ses phrases ; je ne dirai pas qu’il les bredouille ; mais il les jette, et il a l’air d’en être dégoûté et de n’y plus tenir déjà avant qu’elles soient achevées. Cela donne à sa conversation un caractère sautillant, — depuis, le sautillant devint scintillant et plus soutenu. — Sa voix est assez forte ; il appuie sur certaines syllabes, sur certains mots. Quant à son extérieur, j’ajoute que sa taille est moyenne et sa figure peu régulière. Sa tête pâle, ronde, est presque trop grosse pour son corps. Le nez grand, mais mal fait ; les yeux bleus, lucides et d’une grandeur variable, semblent s’ouvrir quelquefois davantage. Ses cheveux rouge-blonds, très-abondants, sont à la fois raides et fins. En somme, M. Sainte-Beuve n’est pas beau, pas même bien ; toutefois sa figure n’a rien de désagréable et finit même par plaire. Il était mis simplement, cependant bien. Redingote verte, — c’était alors la mode, — gilet de soie, pantalon d’été. Sa chambre m’a frappé ; il était derrière un paravent, dans un petit enclos qui renfermait deux tables chargées de livres, de journaux et de papiers. Son lit était à côté. »

Le croquis serait incomplet, et par là même disgracieux, si l’on n’y ajoutait aussitôt ce qui relevait admirablement cette physionomie, une nature morale des plus nobles, ayant en soi un idéal, un type élevé d’honnête homme qui peut céder aux orages des sens, mais qui ne s’y laissera point submerger. Ce n’est certes pas un de ces amoureux platoniques dont la flamme dort sous la cendre et qu’une mère de famille garde impunément près d’elle pendant une éternité. En revanche, il apporte dans le commerce de la vie un charme contenu et à demi voilé, l’insinuant et l’art de relever à ses yeux la femme qui glisse, de lui voiler sa faute, de lui ennoblir sa faiblesse. Il est à cet âge où l’excès des espérances confuses, des passions troublantes se dissimule mal sous un stoïcisme apparent, où l’on a l’air de renoncer à tout, parce qu’on est à la veille de tout sentir.

Adèle vit en lui un bras sur lequel, dans son délaissement, elle pouvait s’appuyer, même avec abandon. Celui-là, du moins, il était permis de l’aimer sans aller sur les brisées d’une rivale. Entre un mari qui n’est plus aimable et un soupirant qui promet de l’être beaucoup, comment hésiter ? Ces raisons ne sont pas moralement bonnes, si l’on veut ; mais seraient-elles encore plus mauvaises, on ne laisse pas de s’y rendre lorsque les sens font taire le scrupule. N’était-ce pas d’ailleurs le seul moyen de ramener à la foi l’ami que de mauvaises mœurs avaient rendu incrédule ? Prêchée par une si jolie bouche, la religion devient séduisante. Sainte-Beuve y retrouvait une beauté de cœur entrevue dans les extases pieuses de son enfance qu’il regrettait d’avoir perdue. Aussi fut-il sensible à cette affection, mêlée de coquetterie et de pudeur, qui entretenait longuement son désir et savait le contenir sans le désespérer. Par, un restant de mœurs chevaleresques, de sentiments à la troubadour, il brida son impatience, vécut d’amour pur pendant six mois et mangea son pain à la fumée du rôti. Son âme, dit-il,

     Sut, sans se dissiper aux folles étincelles,
     Sans heurter à la vitre et s’y briser les ailes,
     Demeurer en son lieu, certaine du retour,
     Et s’asseoir dès l’entrée, en attendant l’Amour.

Les conseils qu’il donne à Adèle sont de tous points excellents, car la vertu est un dragon qu’il s’agit d’endormir, si l’on veut s’emparer du trésor :

     Craignons de trop presser le sol où vont nos pas ;
     Le voile humain est lourd, ne l’épaississons pas !
     Si la pure vertu cache un moment sa joue,
     Que sa ceinture d’or jamais ne se dénoue ;
     Qu’entre les sons brillants de l’enchanteur désir,
     L’éternel sacrifice élève son soupir ;
     Que, tendre et pénitent, mélancolique, austère
     Comme un chant de Virgile au chœur d’un monastère,
     Ce soupir, triomphant des transports mal soumis,
     Nous apprenne à rester dans le bonheur permis !
     En expiation d’une trop douce chaîne,
     Acceptons-en ce point de souffrance et de gêne.
     Toi surtout, aie en toi des protecteurs cachés,
     Par qui d’un chaste effort aux âmes rattachés,
     Nous sauvions à ton cœur toute souillure amère ;
     Fais-moi souvent aller au tombeau de ta mère.

S’il n’y avait dans toute vraie passion une sincérité qui désarme, le dernier vers semblerait burlesque. Il ne le parut pas sans doute aux deux amants.

Pourtant l’indécis de leur situation, les méchants propos qu’elle excite et aussi la crainte que leur commencement d’intrigue ne soit découvert, ne laissent pas de les inquiéter. Ces divers sentiments me paraissent assez agréablement résumés dans la pièce suivante :

     Nonchalamment, hier, la dame que tu sais,
     Comme dans le salon près d’elle je passais,
     M’appela, me parla de toi, daigna te plaindre
     De l’abandon, dit-elle, où tu te vas éteindre,
     Puisque un si noble époux par Phryné t’est ravi ;
     Et d’autres s’y mêlant, ce furent à l’envi
     Plaintes, compassions et touchants commentaires
     Sur tes pleurs d’Ariane en tes nuits solitaires :
     « Elle s’en veut cacher, mais le mal est plus fort !
     Chaque soir, quand vient l’heure où l’infidèle sort,
     Voyez-la bien. Son œil qui couve la pendule
     A l’air de demander que l’aiguille recule.
     Sensible comme elle est, ce chagrin la tuera.
     — Non, elle est douce et calme, elle s’habituera.
     — S’habituer, monsieur ! Jeune encore, il est triste
     D’être ainsi négligée ! » Et la plus belle insiste,
     Prenant des airs d’égards pour ta pauvre beauté.
     Et moi je me rongeais en silence irrité.
     — Qui donc vous a permis, indifférents sublimes,
     D’ouvrir si vite un cœur le plus vaste en abîmes,
     Le plus riche en tendresse, en parfums renfermés,
     Le cœur de mon amie, ô vous qui la nommez !
     D’où savez-vous les pleurs de sa paupière émue ?
     De quel droit jugez-vous cette âme à moi connue ?
     […]

Souvent ainsi, le nom qu’aime ma rêverie,
     Que je redis sans fin au bout de ma prairie,
     Ce nom subitement par d’autres prononcé,
     Qui derrière la haie, au revers du fossé,
     Jasent à tout hasard, — ce nom chéri m’irrite,
     — Ou le mien fait rougir mon Adèle interdite.

Une autre fois, il la rassure et demande grâce pour quelque légère faveur dont elle se repentait :

     Nous sommes, mon amie, aussi pleins d’innocence
     Qu’en s’aimant tendrement le peuvent deux mortels ;
     Ne t’accuse de rien ! Tes vœux purs dans l’absence
     Pourraient se suspendre aux autels.
     Te vient-il du passé quelque voix trop sévère,
     Redis-toi tout le bien qu’en m’aimant tu me fis,
     Que par toi je suis doux et chaste, et que ma mère
     Me sent pour elle meilleur fils.
     Tu n’as jamais connu, dans nos oublis extrêmes,
     Caresse ni discours qui n’ait tout respecté ;
     Je n’ai jamais tiré de l’amour dont tu m’aimes
     Ni vanité ni volupté.

Rien n’est oublié pour faire vibrer la sensibilité féminine, toucher à ses fibres les plus délicates et amener peu à peu l’amollissement voulu ; la séduction insensiblement énerve et aveugle sa proie. On met à profit les trop longs loisirs que procure l’absence du mari, et l’on trouve le moyen de ne point s’ennuyer sans lui. Si douce qu’elle soit, une telle situation finirait, en se prolongeant, par devenir ridicule. Notre nature s’y oppose. La femme la plus inhumaine et la moins sensuelle tiendrait en médiocre estime l’individu qui en pareil cas se montrerait insensible à sa possession. Une telle apparence de dédain ne tarderait pas à décourager ce qu’elle aurait eu de favorable pour lui. Bon gré mal gré, il faut en venir à l’essentiel, à la conclusion du roman. Ils s’y acheminaient par le plus long, trouvant sans doute les stations agréables. Voici celle du premier baiser, le baiser que l’on refuse et que l’on laisse prendre. La pièce est magnifique. Dès que le cœur de l’homme est sérieusement ému, la poésie apparaît et dore tout des reflets de sa lumière :

     Comme au matin l’on voit un essaim qui butine
     S’abattre sur un lis immobile et penché :

La tige a tressailli, le calice s’incline,
     Et s’incline avec lui tout le trésor caché.

     Et tandis que l’essaim des abeilles ensemble
     Pèse d’un poids léger et blesse sans douleur,
     De la pure rosée incertaine et qui tremble
     Deux gouttes seulement s’échappent de la fleur.

     Ce sont tes pleurs d’hier, tes larmes adorées,
     Quand sur ce front pudique, interdit au baiser,
     Mes lèvres (ô pardonne !) avides, altérées,
     Ont osé, cette fois, descendre et se poser :

     Ton beau cou s’inclina, ta brune chevelure
     Laissa monter dans l’air un parfum plus charmant ;
     Mais quand je m’arrêtai, contemplant ta figure,
     Deux larmes y coulaient silencieusement.

Elle a pleuré, mais elle cédera. Passons à l’instant décisif. Le fruit mûr à point va comme de lui-même tomber dans la main :

     Un jour, comme j’entrais vers l’heure de trois heures,
     Chers instants consacrés et qu’aujourd’hui tu pleures,
     Il venait de sortir ; tu voulus, je m’assis ;
     Nous suivîmes longtemps je ne sais quels récits,
     Mais qui me tenaient moins que ta langueur chargée,
     Ta beauté si superbe et toute négligée,
     Laquelle encor, baignant aux voiles de la nuit,

Entr’ouvrait au soleil et la fleur et le fruit.
     Tel, en un val ombreux, sur la pente boisée,
     Un narcisse enivrant garde tard la rosée ;
     Tel, aux chaleurs d’été sur les étangs dormants,
     Au pied des vieux châteaux peuplés d’enchantements,
     Au sein des verts fossés, aux pleins bassins d’Armide,
     Nage un blanc nénuphar dans sa splendeur humide.
     J’osai voir, j’osai lire au calice entr’ouvert ;
     J’osai sentir d’abord ce parfum qui me perd ;
     Pour la première fois le rayon qui m’éclaire
     Fit jouer à mes yeux un désir de te plaire.
     Frêle atome tremblant, presque un jeu d’Ariel,
     Mais devenu bientôt monde, soleil et ciel.
     Ta beauté dans l’oubli dévoilait sa lumière.
     Un moment, au miroir, d’une main en arrière,
     Debout, tu dénouas tes cheveux rejetés :
     J’allais sortir alors, mais tu me dis : « Restez ! »
     Et, sous tes doigts pleuvant, la chevelure immense
     Exhalait jusqu’à moi des senteurs de semence[1].
     Armée ainsi du peigne, on eût dit, à te voir,
     Une jeune immortelle avec un casque noir[2].
     Telle tu m’apparus, d’un air de Desdémone,
     Ô ma belle guerrière ! et toute ta personne
     Fut divine à mes yeux. Depuis ce jour, tout bas…
     Qu’est-ce ? j’allais poursuivre les combats,
     Les désirs étouffés, les ardeurs et les larmes…

Il a eu quelque peine à se décider ; enfin, il y est arrivé ; raison de plus pour réparer le temps perdu ; si la conquête a coûté des soins, du moins on n’y aura pas de regret :

     Au temps de nos amours, en hiver, en décembre,
     Durant deux nuits, souvent enfermés dans sa chambre,
     Sans ouvrir nos rideaux, sans lever les verrous,
     Ardents à dévorer l’absence du jaloux,
     Nous avions dans nos bras éternisé la vie ;
     Tous deux, d’une âme avide et jamais assouvie,
     Redoublant nos baisers, irritant nos désirs,
     Nous n’avions dit qu’un mot entre mille soupirs,
     Nous n’avions fait qu’un rêve…

     Lorsque, sans plus tarder, glissant par sa croisée,
     Je la laissais au lit haletante et brisée,
     Et que, tout tiède encor de sa molle sueur,
     L’œil encor tout voilé d’une humide lueur ;
     Le long des grands murs blancs, comme esquivant un piège,
     Le nez dans mon manteau, je marchais sous la neige,
     Mon bonheur ici-bas m’avait fait immortel ;
     Mon cœur était léger, car j’y portais le ciel.

Arrivée à son paroxysme, la passion n’a ni scrupule ni remords. Plus tard, peut-être, au réveil, à la première désillusion, les regrets auront leur tour ; mais, au moment où l’incendie intérieur est si ardent et attisé, cette crainte est étouffée ; elle compte pour peu, pour rien.

Voltaire, dans la préface de sa Henriade, préface qui vaut mieux que son poëme, prétend que Milton, seul parmi les poëtes, a su lever d’une main chaste le voile qui couvre ailleurs les plaisirs de l’amour. Il est vrai que la description de l’Eden et du bonheur innocent de nos premiers pères transporte notre imagination dans le jardin de délices et semble nous faire goûter les voluptés pures dont Adam et Ève sont remplis : « Ainsi parla notre commune mère, et, avec des regards pleins d’un charme conjugal non repoussé, dans un tendre abandon, elle s’appuie, en l’embrassant à demi, sur notre premier père ; son sein demi-nu, qui s’enfle, vient rencontrer celui de son époux, sous l’or flottant des tresses éparses qui le laissent voilé. Lui, ravi de sa beauté et de ses charmes soumis, sourit d’un amour supérieur, comme Jupiter sourit à Junon lorsqu’il féconde les nuages qui répandent les fleurs de mai : Adam presse d’un baiser pur les lèvres de la mère des hommes. Le démon détourne la tête d’envie… ». Voltaire ajoute : « Comme il n’y a point d’exemple d’un pareil amour, il n’y en a point d’une pareille poésie. »

Quel que soit mon respect pour l’opinion du grand génie auquel on élève aujourd’hui des statues au lieu de lire ses œuvres, je dois dire qu’il commet là une petite erreur. Bien avant Milton, Virgile, le plus pieux des poëtes de l’antiquité, avait tracé de l’amour conjugal un tableau vrai et chaud, sans aucune des surcharges que la fantaisie érotique des chrétiens a voulu depuis ajouter à cet acte. C’est au livre VIII de l’Enéide, lorsque Vénus veut obtenir de Vulcain des armes pour son fils :

     Dixerat, et niveis hinc atque hinc diva lacertis
     Cunctantem amplexu molli fovet : ille repente
     Accepit solitam flammam, notusque medullas
     Intravit calor, et labefacta per ossa cucurrit.
     Non secus atque olim tonitru quum rupta corusco
     Ignea rima micans percurrit lumine nimbos.

Je ne sais pas assez de latin pour tradu ire ce passage comme il le faudrait[3] ; d’instinct, je l’ai toujours admiré.

Sainte-Beuve n’approche, j’en conviens, ni de Virgile ni de Milton ; il n’en est pas moins de leur famille et grand poëte aussi par l’imagination et les idées. L’expression seule lui a fait défaut. Impuissant à dompter la langue poétique, à lui faire rendre toute sa pensée, il en gémit, il en souffre ; le tourment de son âme a passé dans ses vers et nous le subissons nous-même en le lisant.

  1. Iliade, chant XIV, vers 174 et suivants, toilette de Junon N’est-ce pas ce qu’on a appelé odor della femina ?
  2. C’est à peu près le vers d’Alfred de Musset, dans les Contes d’Espagne et d’Italie.
  3. Voici la traduction qu’en donne Delille : Elle dit ; et voyant sa faible résistance, Elle échauffe son cœur d’un doux embrassement ; Son époux, que séduit son tendre empressement, De ses premiers désirs sent palpiter son âme ; Il reconnaît Vénus à l’ardeur qui l’enflamme, Et le rapide éclair des amoureux transports Pénètre chaque veine, et court par tout son corps. Tel, du ciel enflammé parcourant l’étendue, L’éclair part, fend les airs, et sillonne la nue.