Sainte-Beuve et ses inconnues/Chapitre 10

X

LA MAITRESSE FAVORITE. — UN TRAVAILLEUR À L’OEUVRE. — DIFFÉRENDS AVEC LES ÉCRIVAINS ET AVEC LES FAMILLES. — AVANIE AU COLLÉGE DE FRANCE.


Toutes les femmes aimées de Sainte-Beuve rencontrèrent dans son cœur une rivale préférée, établie à demeure dès l’enfance, qui ne perdit jamais ses droits, n’eut pas à souffrir d’infidélité et vit plutôt son influence grandir avec les années. Cette rivale, hâtons-nous de le dire, c’est l’étude. Même en ses plus vives ardeurs, il préférait feuilleter de vieux livres que caresser de frais appas.

Une des supériorités de ce rare esprit fut, nous dit Mme Colet, de se ressaisir tout entier par le travail. Sitôt qu’il reprenait sa tâche de chaque jour, tâche régulière, scrupuleuse, obstinée, et que la mort seule interrompit, ses passions chômaient ; la belle du moment était mise en oubli. Chateaubriand avait dit : « Si je croyais le bonheur quelque part, je le chercherais dans l’habitude. » Lui, avait substitué le génie au bonheur, l’avait cherché et l’avait trouvé dans un labeur fécond, chaque jour repris et patiemment poursuivi avec une persévérance invariable. C’est pendant ces nobles haltes, qu’il s’imposait comme une discipline inflexible, que ses tourterelles captives s’émancipaient sans qu’il y prît garde.

Le pur lettré eût bien voulu n’avoir pas à songer au profit et ne chercher dans l’étude que ce qui est agrément, douceur, oubli, passe-temps et délices. Mais il faut vivre. Sa fortune, il est vrai, le mettait au-dessus du besoin, lui assurait l’indépendance ; elle était trop modeste pour satisfaire à ses instincts de générosité. De plus, il aimait la gloire, qui ne s’acquiert pas en se jouant et réclame une application constante et de chaque jour ; sinon tout s’en va en fumée et en rêve. Ajoutez-y le goût de la galanterie et les dépenses qu’il entraîne. Qui veut vivre pour plaire doit plaire pour vivre. Force fut donc à son esprit de produire et de se plier au travail.

D’un autre côté, les conditions du goût se sont fort modifiées. Pour être digne de présenter aux autres les fruits de la littérature, il ne suffit plus de les sentir soi-même avec âme, il faut encore en avoir fait une patiente étude et s’être entouré de plus de notions possible, afin de saisir et de dérober le secret du génie :

« Où est-il le temps où on lisait anciens et modernes couché sur un lit de repos, comme Horace pendant la canicule, ou étendu sur un sofa, comme Gray, en se disant qu’on avait mieux que les joies du Paradis ou de l’Olympe ? le temps où, comme le Liseur de Meissonnier, dans sa chambre solitaire, une après-midi de dimanche, près de la fenêtre ouverte qu’encadre le chèvrefeuille, on lisait un livre unique et chéri ? Heureux âge, où est-il ?

Rien n’y ressemble moins que d’être toujours sur les épines comme aujourd’hui en lisant, de prendre garde à chaque pas, de se questionner sans cesse, de se demander si c’est le bon texte, s’il est bien original… et mille autres questions qui gâtent le plaisir, engendrent le doute, vous font gratter le front, vous obligent à monter à votre bibliothèque, à grimper aux plus hauts rayons, à remuer tous vos livres, à consulter, à compulser, à redevenir un travailleur et un ouvrier enfin, au lieu d’un voluptueux et d’un délicat. »

Il a l’air de s’en plaindre, mais qui l’a vu chez lui sait bien que cette application acharnée lui était devenue une seconde nature et qu’il s’y délectait comme dans son élément.

Sa soif de découverte et de nouveauté n’est restée étrangère à aucune connaissance, et les a fait servir toutes au perfectionnement de l’histoire littéraire qui, de cette façon, hérite et bénéficie des autres branches de la culture humaine.

Moraliste à la suite de La Bruyère et de La Rochefoucauld, il observe et décrit les mœurs sans prétendre les régler. Son ambition va même plus haut. Il voudrait, sous la diversité des organisations, discerner les caractères qui se reproduisent invariablement, afin de classer les hommes comme on fait des plantes : « Je m’applique, dit-il, à étudier la nature sous bien des formes vivantes. L’une de ces formes étudiée et connue, je passe à l’autre. Je ne suis pas un rhéteur se jouant aux surfaces et aux images, mais une espèce de naturaliste des esprits, tâchant de comprendre et de découvrir le plus de groupes possible, en vue d’une science plus générale, qu’il appartiendra à d’autres d’organiser. J’avoue qu’en mes jours de grand sérieux, c’est là ma prétention. »

Ici, nous n’avons pas à décider si la prétention est justifiée. Sa méthode d’investigation, exposée au tome III des Nouveaux Lundis, a été maintes fois discutée et contredite. On peut la voir appliquée avec une rigueur scolastique dans les ouvrages de M. Taine. Inutile, je crois, d’y insister davantage. En soi d’ailleurs une théorie est de peu d’importance ; l’instrument ne vaut que par la main qui s’en sert. Sans plus nous inquiéter du but, arrêtons-nous aux accidents du voyage.

On n’attend pas de moi, sans doute, un portrait en pied ; la difficulté serait trop grande de fixer celui d’un tel Protée. Au moment où vous croyez le tenir, il se dérobe et apparaît tout autre vingt pas plus loin. Le pinceau flexible dont il disposait eût seul été capable de grouper en une image ressemblante les nuances infinies qui, en se fondant, ont produit le critique universel.

Son premier fonds de collège était considérable. Loin de s’y tenir, comme on fait souvent, il le fortifia et l’accrut sans cesse, acceptant les conseils, les leçons même des latinistes et hellénistes les plus savants, et cela, jusqu’à un âge avancé. La plaisanterie de Montaigne, à propos du vieillard abécédaire qui poursuit son écolage, ne mordit jamais sur lui.

Il entendait suffisamment l’italien, médiocrement l’espagnol, beaucoup mieux l’anglais, sa langue quasi-maternelle, dont pourtant la poésie l’embarrassait parfois. Quant à l’allemand des informateurs et traducteurs l’aidaient au besoin, à en déchiffrer les textes. Il y répugnait un peu, à cause de l’obscurité du fond. Lui lisant un jour je ne sais quel morceau traduit de Hegel par M. Taine ou M. Littré, il m’arrêta dès que le changement de ton l’eût averti que le sens m’échappait : « Vous ne comprenez plus, n’est-ce pas ? ni moi non plus ; laissez là ces brouillards. »

La nature française résumant en elle, avec plus de rapidité et de contraste, les qualités et les défauts de l’espèce, il en fit l’objet principal de son étude. Une riche collection de livres, choisis un à un sur les quais et chez les libraires, ou achetés dans les ventes à l’époque où ils étaient encore accessibles aux petites bourses, était rangée en double et triple rayon aux murs de plusieurs chambres. L’excédant débordait dans les placards, dans des malles, sur des chaises, partout. Malgré ce désordre apparent, chaque volume avait sa place marquée dans le cerveau du travailleur qui, sans hésiter, savait où le prendre.

En outre, aussitôt qu’un article était en vue, les employés de la Bibliothèque nationale se mettaient en mouvement. On lui déterrait les bouquins les plus ignorés, les pièces les plus introuvables ; on feuilletait à son intention catalogues et manuscrits ; chacun s’empressait d’apporter son tribut à l’œuvre du maître, heureux si, en récompense, il daignait quelquefois citer leur nom.

Quiconque a fréquenté tant soi peu la salle de travail, sait combien est sûre l’érudition de ces messieurs, de quelle science bibliographique ils sont tous riches, et en même temps quelle est leur complaisance à en faire profiter autrui. Jugez de leur ardeur et de leur zèle, quand il s’agit de l’un des princes de la littérature ! La plupart des bibliothécaires, MM. Claude et Chéron particulièrement, se mettaient en quatre pour le contenter. Le résultat de leurs recherches formait chaque fois un ballot qu’il faisait prendre ou qu’on lui expédiait.

Autre ressource, non moins précieuse : tout individu sur lequel il avait une fois écrit devenait sien, entrait dans sa collection, dans sa ménagerie, avait son dossier. Nous appelions ainsi le paquet où était enfermé le premier article augmenté des productions ultérieures de l’auteur et des lettres échangées avec lui. On y joignait les études publiées sur lui par d’autres critiques, les renseignements et particularités recueillis sur sa personne. Toutes ces paperasses accumulées composaient l’humus sur lequel devait éclore la végétation.

Le suffrage universel ayant du bon, même en littérature, Sainte-Beuve attendait quelquefois que tous les périodiques, revues et journaux, eussent traité le sujet, afin de résumer la discussion et de rendre l’arrêt. Cependant il préférait tirer le premier, donner le coup de cloche et attacher le grelot.

Après avoir vécu huit ou quinze jours dans l’intimité de son auteur, entrant dans son caractère, dans ses mœurs, dans ses passions, dans ses préjugés ; après avoir consulté sur lui tout ce qui pouvait renseigner, hommes et choses, il défendait sa porte et se mettait à l’œuvre.

En une journée et tout d’une haleine, au risque de se fouler le pouce ou le poignet, il couchait l’article sur de petits feuillets, de son écriture menue et cursive, à peine tracée, et qu’il était ensuite assez difficile de transcrire.

Puis il se relisait pour donner le dernier poli, effaçait l’apprêt, l’air de rhétorique inhérent à l’improvisation, et tâchait de rendre sa phrase aussi souple que la parole. Son application en ce sens allait jusqu’à la manie : il ne voulait employer que des plumes d’oie, trouvant à celles d’acier trop de roideur et de résistance à mouler l’élasticité de sa pensée. Le purisme, qui retient et glace, était sacrifié à l’aisance, au naturel, à d’aimables négligences. Entre une expression correcte et un tour neuf et hardi, pas la moindre hésitation, la grammaire attrapait son soufflet. Cela n’aidait que mieux à donner au style sa netteté, ce premier éclat simple auquel le grand écrivain sacrifiait toute fausse couleur. Cette qualité n’est-elle pas d’ailleurs un besoin pour une nation prompte et pressée comme la nôtre, qui veut entendre vite et n’a pas la patience d’écouter longtemps ? Tant d’application et de soins n’allaient pas sans de grandes fatigues. De temps à autre, les organes surmenés refusaient leur service. En 1860, les yeux, qu’il avait fort tendres, s’étaient enflammés au point qu’il fallut recourir à l’oculiste. Après un essai inutile de cautérisation des paupières, Sichel ordonna de renoncer au travail et d’aller immédiatement à la campagne passer quelques mois de repos absolu et de vie purement végétative. La souffrance était si aigüe, que Sainte-Beuve écouta l’ordonnance, promit de la suivre à la lettre, et mit aussitôt ses amis à la recherche d’une ferme où il pût, avec ses entours, se loger et vivre à l’aise.

On lui en découvrit une à quatre ou cinq lieues de Paris, pourvue des commodités désirables ; mais il voulut, avant de s’y rendre, en connaître les habitants et voir s’ils seraient d’humeur à s’accommoder à la sienne. Ces bonnes gens vinrent donc un dimanche s’attabler, rue Montparnasse, autour d’un plantureux repas auquel ils firent honneur, tout en vantant le bon air de leur ferme et les agréments dont on y jouissait. Le prix fut débattu, et l’on s’entendit sur les divers arrangements de l’installation. Même, ayant trouvé le vin bon et la chère succulente, ils promirent de revenir le dimanche suivant, pour donner un coup de main au déménagement et conduire leurs hôtes futurs.

Pendant toute la semaine, la maison fut en l’air. On tira du grenier caisses et malles, et l’on y empila ce dont on pourrait avoir besoin. À chaque instant, Sainte-Beuve entr’ouvrait la porte de son cabinet pour héler la gouvernante et lui demander si l’on n’avait pas oublié ceci ou cela, ses caleçons, ses madras (les foulards dont il s’entourait la tête).

Et le soir, aux causeries qui suivaient le dîner, que de charmantes idylles esquissées par avance ! Adieu les tracas et le tourment de l’existence fiévreuse ; désormais plus d’autre souci que de s’abandonner à la bonne loi naturelle et de suivre, mollement étendu sous les pommiers, le circuit de l’ombre autour du tronc. Tous les matins, une promenade sur la lisière de la forêt voisine ou vers la mare où se jouent les canards dans un gai rayon de soleil. Plus de visites ; plus de contrainte gênante :

     Là chacun à son gré dans le logis s’arrange ;
     Si quelque ami nous vient, on le couche à la grange.

Sainte-Beuve avait toujours eu, du moins le croyait-il, des aspirations vers la vie paisible et retirée à la campagne ; il les a exprimées en mainte rencontre. Certain petit tableau de Winants, un paysage hollandais représentant une cabane de bûcheron à l’entrée d’un bois, avait particulièrement le don de l’attendrir. Une émotion dont il ne se rendait pas compte le tenait là devant à rêver de paix, de silence, de condition innocente et obscure.

Au fond, le séjour des champs ne pouvait, je pense, lui convenir qu’un moment, comme passe-temps accidentel, afin de se mieux remettre en appétit de société. Ce qui le prouve, c’est qu’il a, sans en souffrir, passé sa vie dans un cabinet d’où la vue portait sur de hauts murs, d’une couleur triste et grise mal dissimulée sous un rideau de lierre. En fait de nature champêtre, un carré de jardin, grand comme un mouchoir de poche, où s’étiolaient deux ou trois arbustes, et tellement étouffé entre la hauteur des murs que les plantes refusaient d’y fleurir. Il fallait à chaque printemps le repeupler avec des fleurs empruntées à un parc du voisinage. Sans doute l’écrivain avait le rayon en lui. La fraîcheur de son imagination suppléait à l’absence de verdure.

Durant la semaine dont j’ai parlé, il se livra à une vraie débauche de poésie rustique. Ce fut un hymne perpétuel en l’honneur des paysans. Puis, quand tout fut prêt pour le départ, qu’il ne manqua plus rien aux bagages et que les malles furent bien ficelées : « Vous pouvez tout remettre en place, dit-il, notre voyage est fait et me voilà guéri. » Réellement, toute ardeur aux paupières avait disparu.

Je ne voudrais pas encourir le reproche de faire passer les gens par la cuisine et de trop m’arrêter aux détails du métier. Venons-en donc aux rapports de l’auteur avec ses confrères.

Après la publication de chacun de ses volumes, il en suivait le retentissement dans la presse, surveillant d’un œil attentif tout ce qu’on en disait. Loin de redouter la critique, il la provoquait et offrait ses livres, même aux adversaires, pour peu qu’il les sût capables de les apprécier. À l’éloge banal il préférait la contradiction, y répondait avec vivacité, mais avec courtoisie et ne se défendait qu’en allant sur le terrain de l’ennemi. Acceptant sans froncer le sourcil le reproche d’inconstance et de variation que ne lui ménageaient pas les croyants de tous bords, il payait volontiers de quelques piqûres à la sensibilité de son épiderme les délicatesses que son infidélité ajoutait à ses plaisirs. Les seuls journaux qui eussent le don de l’irriter étaient les feuilles légitimistes et cléricales, parce que de tout temps, même avant son éclat au Sénat, au lieu de discuter ses idées, on y attaquait son caractère par des insinuations et des calomnies, et on essayait de le flétrir. Aussi, à ma connaissance, n’a-t-il été outrageux lui-même que contre Genoude, Laurentie et M. Veuillot.

Afin de ne pas manquer au devoir de politesse, le secrétaire devait lire les journaux et signaler les articles à mesure. On témoignait à tous, même aux plus humbles, combien l’on était sensible à leur attention : une lettre de gratitude et d’effusion aux gros bonnets, quelques mots de remercîment sur une carte pour le menu fretin.

La polémique lui paraissait inutile et indigne d’un esprit sérieux ; sinon, elle l’aurait tenté : « Je ne crains pas les coups, disait-il, à condition de pouvoir les rendre. » Mais il n ’admettait ni les gros mots ni les injures dont vit certaine presse. Ayant eu un jour l’imprudence de lui apporter un numéro de petit journal où il était bassement insulté, ce fut une explosion de mépris : « Savez-vous ce que c’est que votre X…? Oh ! ne vous en défendez pas, vous avez un faible pour ce torche-c… Eh bien ! votre X…, c’est un tir au pistolet. Quand on en veut à quelqu’un, on va là, on vise son homme, on paie, on tire son coup et l’on s’en va. »

Je voudrais, par un exemple entre mille, indiquer avec quelle habileté Sainte-Beuve parvenait, en restant fidèle à la vérité, à toucher aux fibres les plus délicates sans blesser l’amour-propre des intéressés. On ne peut s’en faire une idée, si l’on ne remet l’article en situation, si l’on ne se représente les difficultés de la tâche. C’est le seul moyen de juger à quel point de franchise il poussait les révélations intimes, fût-ce à l’égard de gens qu’il était habitué à respecter. Essayons d’un fait.

M. Guizot avait épousé en premières noces une femme d’un mérite solide, mais plus âgée que lui, Mlle Pauline de Meulan. Comme toutes les vieilles filles qui ont mis la main sur de jeunes maris, celle-ci adorait le sien et portait dans son affection conjugale tout l’arriéré d’une jeunesse chastement consacrée au travail et l’ardeur d’une flamme allumée sur le tard. Elle tremblait sans cesse que son bonheur ne lui échappât. Lorsqu’elle fut atteinte de la maladie dont elle devait mourir, son mari, pour la soigner, prit avec lui une nièce assez jolie, qui devint la seconde Mme Guizot. Autour du lit de la mourante, ces deux jeunesses, qui s’étaient convenues de prime abord, en vinrent peu à peu à ne plus dissimuler leur inclination. Le regard jaloux de Pauline de Meulan put lire dans leurs yeux et y surprendre peut-être l’impatience de son trépas. Qu’on juge de son désespoir !

Certes il y avait là un cas de morale humaine assez curieux, une scène digne du pinceau délié que nous connaissons. Mais comment raconter cela du vivant de M. Guizot, celui-ci étant ministre tout-puissant, alors surtout que, en bons termes avec lui, on ne tenait nullement à lui déplaire ? Cette plume prestigieuse y est parvenue, indirectement et par allusion, il est vrai, mais enfin elle y est parvenue. Écoutez, et sachez entendre à demi-mot :

« Son bonheur fut grand : sa sensibilité, qui s’accroissait avec les années, délicat privilége des mœurs sévères ! le lui faisait de plus en plus chérir, et, je dirai presque regretter… Cette sensibilité, à qui elle dût tant de pures délices, fut-elle toujours pour elle une source inaltérable, et, en avançant vers la fin, ne devint-elle pas, elle, raison si forte et si sûre, une âme douloureuse aussi ? Sa santé altérée ; au milieu de tant d’accords profonds et vertueux, le désaccord enfin prononcé des âges ; ses vœux secrets (une fois sa fin entrevue) pour le bonheur du fils et de l’époux, avec une autre qu’elle, avec une autre elle-même ; il y eut là sans doute de quoi attendrir et passionner sa situation dernière plus qu’elle ne l’aurait osé concevoir autrefois pour les années de sa jeunesse. »

À force de ménagement, il a fait passer la pilule ; tout y est, mais il faut savoir la chose pour comprendre.

Voilà bien du tourment pour un mince résultat, diront les indifférents. Gardez-vous de le croire. C’est grâce à ces adroites finesses que la critique peut sortir des banalités de l’école et constituer une science exacte. Il n’y a d’ailleurs de vraie biographie qu’à ce prix. On a grandement raison d’admirer de semblables détails dans les vies de Plutarque, mais combien ils ont plus d’intérêt quand ils se rapportent à des contemporains, à des gens que nous avons connus et coudoyés. Ce sera l’éternel honneur de Sainte-Beuve d’avoir démêlé dans cette foule de visages, où la nature lui avait accordé de lire, quelques indices de caractère et de les constater sans violer les convenances. « Son mérite supérieur est d’avoir étudié les événements humains dans les individus vivants qui les font ou qui les souffrent. Il a aimé de tout son cœur la vérité et l’a cherchée de toutes ses forces[1]. » Le mot anglais Truth n’était pas seulement l’exergue de son cachet, mais le but constant de ses efforts. Un peu trop timide au début, l’audace lui vint avec le temps.

L’homme de courage n’est pas celui qui s’expose inutilement et se fait tuer en pure perte. On ne doit courir les dangers qu’à bon escient. Supposez un inconnu, un débutant qui publie sur quelque personne célèbre des détails vrais, mais peu honorables, qu’arrive-t-il ? Aussitôt la famille, que les vices ou les crimes de l’ancêtre ont enrichie, se levant indignée au nom de la morale, traîne l’imprudent et pauvre diable devant les tribunaux. Nous avons dans l’arsenal de nos lois deux ou trois articles si favorables aux coquins qu’on les dirait rédigés par eux-mêmes. Ce ne sont pas ceux que l’on applique avec le moins de plaisir. Ils seront opposés à l’écrivain téméraire, qui se verra condamné, conspué, flétri, aux applaudissements des badauds ; on lui coupera le sifflet pour toujours.

Mais que ces mêmes détails soient publiés par un écrivain autorisé et, si ce n’est pas assez, par un haut fonctionnaire, par un sénateur, la scène change, le point de vue moral est renversé. Là, comme ailleurs, qui a pouvoir a droit. Peut-être essaiera-t-on de l’intimider par la menace d’un procès. Mais si, fort des vérités dont il a plein la main, il menace à son tour d’en dire davantage ; de publier, s’il le faut, son livre à l’étranger, oh ! alors la famille, fût-ce les Castellane ou les Broglie, rengaine et fait retraite avec sa courte honte.

Eût-elle pas mieux fait de se tenir tranquille ? Laissez le moraliste, qu’il soit illustre ou obscur, scruter en liberté la vie et l’âme de ceux à qui vous tenez : ce qu’il y a de vivant dans leur immortalité n’en ressortira que mieux. Son impartialité vous répond de sa justice. Il dissèque le cœur humain comme le chimiste un poison subtil ou le zoologiste un beau serpent. L’ardeur qu’il met à son analyse, lui dissimule, tant qu’elle dure, les dangers du venin. Même après l’opération, il lui reste un grain de faiblesse pour les vices : « Ne me parlez pas des gens vertueux, disait parfois Sainte-Beuve, ils sont assommants. Les coquins, à la bonne heure ! avec eux, on ne s’ennuie jamais[2]. »

Ce Talleyrand, qu’on voulait l’empêcher de portraiturer, il l’a traité avec tant de jubilation qu’il en a, contre son habitude, oublié un remarquable profil tracé par Benjamin Constant dans le livre des Cent et un. Le féroce égoïsme du personnage y est si bien pris sur le vif que je veux citer la page, à titre de hors-d’œuvre :

Ce qui a décidé du caractère de Talleyrand, ce sont ses pieds. Ses parents, le voyant boiteux, décidèrent qu’il entrerait dans l’état ecclésiastique, et que son frère serait le chef de la famille. Blessé, mais résigné, M. de Talleyrand prit le petit collet comme une armure, et se jeta dans sa carrière pour en tirer un parti quelconque.

Entré dans l’Assemblée constituante, il se réunit tout de suite à la minorité de la noblesse, et prit sa place entre Sieyès et Mirabeau. Il était peut-être de bonne foi, car tout le monde a été de bonne foi à une époque quelconque. D’ailleurs, dans ce temps-là, on pouvait être de bonne foi et réussir, parce que les intérêts et les opinions étaient d’accord.

Pour briller dans l’Assemblée, il aurait fallu travailler ; or, M. de Talleyrand est essentiellement paresseux ; mais il avait je ne sais quel talent de grand seigneur pour faire travailler les autres.

Je l’ai vu à son retour d’Amérique, quand il n’avait aucune fortune, qu’il était mal vu de l’autorité, et qu’il boitait dans les rues, en allant faire sa cour d’un salon à l’autre. Il avait, malgré cela, tous les matins, quarante personnes dans son antichambre, et son lever ressemblait à celui d’un prince.

Il ne s’était jeté dans la Révolution que par intérêt. Il fut fort étonné quand il vit que le résultat de la Révolution était sa proscription, et la nécessité de fuir la France. Embarqué pour passer en Angleterre, il jeta les yeux sur les côtes qu’il venait de quitter, et il s’écria : « On ne m’y reprendra plus à faire une révolution pour les autres ! » Il a tenu parole.

Chassé d’Angleterre fort injustement, il se réfugia en Amérique, et s’y ennuya trois ans. Son compagnon d’exil et d’infortune était un autre membre de l’Assemblée constituante, un marquis de Blacous, homme d’esprit, joueur forcené, et qui s’est brûlé la cervelle de fatigue de la vie et de ses créanciers à son retour à Paris. M. de Talleyrand parcourut avec lui toutes les villes d’Amérique, appuyé sur son bras, parce qu’il ne savait pas marcher seul.

Quand il a été ministre, M. de Blacous, revenu en France, invité par lui, a demandé une place de 600 livres de rente. M. de Talleyrand ne lui a pas répondu, ne l’a pas reçu, et Blacous s’est tué. Un de leurs amis communs, ému de cette mort, dit à M. de Talleyrand : « Vous êtes pourtant cause de la mort de Blacous, » et lui en fit de vifs reproches. M. de Talleyrand l’écouta paisiblement, appuyé contre la cheminée, et lui répondit : « Pauvre Blacous ! »

Ce ne sont pas seulement les sévérités qui soulevaient des réclamations contre Sainte-Beuve, ses éloges même et le bien qu’il disait des gens avaient presque autant de peine à passer. Il en fit plus d’une fois l’épreuve, et notamment lors de son étude sur M. Littré. Sollicité à l’indulgence par M. Hachette, au moment où se lançait la grande affaire du Dictionnaire de la langue, il promit de rentrer ses griffes. Rencontrant là d’ailleurs un de ces hommes, l’honneur de notre temps, dont la vie est consacrée à l’avancement des sciences et à la pratique des vertus, qui ne visent qu’à s’instruire et à instruire les autres de ce qu’ils savent être le vrai, un des rares individus, parmi tant d’ambitieux et de courtisans de la fortune, qui se dérobent aux honneurs et ne les recherchent jamais ; une âme stoïque enfin trempée dans la charité chrétienne, le peintre avait soigné son portrait avec amour et respect. Pas de restriction à la louange, une large sympathie embrassant tous les traits du modèle et couronnant son front d’un nimbe glorieux. Il avait prêté de sa propre finesse et de sa grâce au savant mais rude traducteur d’Hippocrate, dont quelques parties un peu sombres et hérissées choquaient sa délicatesse.

Croit-on que l’apothéose satisfit complétement celui qu’elle déifiait ? Oh ! que nenni ! M. Littré aspira sans éternuer le flot d’encens auquel une main, déshabituée de le prodiguer, ajoutait tout son prix ; sa modestie ne s’effaroucha point et ne fut choquée que du seul endroit où l’on disait de son père : « Il avait eu la vie rude et même misérable ; il avait été pauvre, et il lui arrivait de le rappeler à son fils en des termes qui ne s’oublient pas : Il m’est arrivé de manquer de pain, toi déjà né. Cela devenait un stimulant ensuite pour acquérir le pain de l’esprit, et surtout pour être disposé à le partager avec tous. »

Y a-t-il là, je vous le demande, rien que d’honorable ? Cependant M. Littré aurait voulu que l’on effaçât, que l’on adoucît du moins le passage, tant la vanité se niche au cœur même des plus purs ! Sa réclamation, comme bien l’on pense, resta sans effet. Sainte-Beuve, fort coulant pour le reste, était inflexible quand il s’agissait de telles rectifications. « C’est acquis, » répondait-il. Si l’on insistait, il préférait supprimer l’article plutôt que de déguiser sa pensée.

Toute espèce de génie, pour celui qui le possède, est l’instrument d’une grande joie, à la condition qu’il pourra le manifester avec indépendance et en pleine liberté. Ce bonheur ne fut pas complétement accordé à Sainte-Beuve. Muni comme il l’était d’un talent de vulgarisation hors de pair, il eût désiré agir immédiatement sur le public, le servir, en être entouré, communiquer à son auditoire l’âme des grands poëtes dont il avait pour lui recueilli la fleur. Il lui eût été doux de remporter quelques-uns de ces triomphes de la parole auxquels il s’était préparé, et de recevoir, en retour de ses leçons, le contre-coup excitant de l’applaudissement et de la louange. La malveillance de M. Villemain ne le permit pas. Lorsque la politique enleva ce littérateur à la chaire qu’il avait illustrée, au lieu d’y laisser monter le rival de gloire qui avait grandi à son ombre et malgré son ombre, il écouta son jaloux instinct et se fit remplacer par des Gérusez, des Caboche : bon moyen pour que son absence en fût plus remarquée.

On ne lui a jamais réclamé sa place directement et de vive voix, cela va de soi pour qui connaît l’un et l’autre ; mais, dès 1836, on lui adressait un généreux appel, qu’une âme un peu mieux située eût compris et qui eût étouffé tout autre jalousie. Voyez comme la plainte s’y voile de pudeur :

« Il y a avantage encore, même au point de vue de la gloire, à naître à une époque peuplée de noms et de chaque coin éclairée. Voyez en effet : le nombre, le rapprochement ont-ils jamais nui aux brillants champions de la pensée, de la poésie, ou de l’éloquence ? Tout au contraire ; et, si l’on regarde dans le passé, combien, sans remonter plus haut que le siècle de Louis XIV, cette rencontre inouïe, cette émulation en tous genres de grands esprits, de talents contemporains, ne contribue-t-elle pas à la lumière distincte dont chaque front de loin nous luit ?…

On est, en effet, tous contemporains, amis ou rivaux, à bord d’un navire, à bord d’une aventureuse Argo. Plus l’équipage est nombreux, brillant dans son ensemble, composé de héros qu’on peut nommer, plus aussi la gloire de chacun y gagne, et plus il est avantageux d’en faire partie. Ce qui, de près, est souvent une lutte et une souffrance entre vivants, est, de loin, pour la postérité, un concert. Les uns étaient à la poupe, les autres à la proue : voilà pour elle toute la différence. Si cela est vrai, comme nous le disons, des hautes époques et des Siècles de Louis XIV, cela ne l’est pas moins des époques plus difficiles où la grande gloire est plus rare, et qui ont surtout à se défendre contre les comparaisons onéreuses du passé et le flot grossissant de l’avenir, par la réunion des nobles efforts, par la masse, le redoublement des connaissances étendues et choisies, et, dans la diminution inévitable de ce qu’on peut appeler proprement génies créateurs, par le nombre des talents distingués, ingénieux, intelligents, instruits et nourris en toute matière d’art, d’étude et de pensée, séduisants à lire, éloquents à entendre, conservateurs avec goût, novateurs avec décence. »

Sainte-Beuve perdit son temps à cajoler son rival et à lui passer doucement la main sur l’échine.

Rien qu’à voir les ouvrages que nous ont valus les deux cours professés par lui à l’étranger, on devine ce qu’il aurait donné si, pendant une période un peu longue, il avait été mis en demeure de satisfaire un public français. Nul doute qu’il n’en fût sorti une histoire de notre littérature autrement variée et fertile que celle de M. Nisard. La route étroite où quelques arbres masquent la forêt eût fait place à une large voie civilisatrice, avec tous ses embranchements et ramifications, traversant la France d’un bout à l’autre et portant dans les coins les plus reculés la lumière et la vie.

Combien de fois ne l’ai-je pas supplié de réunir quand même dans un monument, que lui seul pouvait édifier, tant de riches matériaux déjà taillés de sa main avec art et qui ne demandaient qu’à former un ensemble harmonieux ! Deux éditeurs lui avaient concurremment proposé pour cet ouvrage une somme considérable. Il fut tenté, promit de s’y mettre, et finit par reculer devant l’immensité de la tâche. C’était trop tard.

Je regretterais moins que l’on ait étouffé sa voix au Collége de France, — il s’engageait là sur un sujet usé[3], — si l’avanie dont il fut victime n’était une de ces fautes dont on est forcé de rougir. L’hostilité qui se déclara tout d’abord s’explique par les rancunes des auteurs critiqués ou dédaignés. En même temps, on prit sur lui une revanche de ce que l’on ne pouvait se permettre ailleurs ; on se donna la satisfaction d’une émeute à huis-clos, moins dangereuse que dans la rue. En un mot, ce fut une lâcheté. Ressentant l’outrage sans en être aigrie ni abattue, sa belle intelligence trouva en elle-même de quoi faire honte à ceux qui l’avaient si indignement traitée.

Disons-le à l’honneur du caractère français : s’il a ses moments d’erreur où la passion l’entraîne, il en revient promptement et répare autant qu’il est en lui. Les écrivains, après s’être ligués aux politiques pour insulter leur chef, ont tenu ensuite à lui faire oublier cet affront par d’unanimes témoignages d’admiration et de respect. Les étudiants eux-mêmes, qui avaient profité de l’occasion pour faire du tapage, ont effacé leur tort soit en venant le féliciter de son attitude au Sénat, soit en assistant à ses funérailles. C’est là une amende honorable et très-suffisante. Seule la haine politique n’a pas désarmé ; elle réitère et aggrave, envers la mémoire du critiqué, l’injure infligée à sa personne. L’orléanisme, par l’organe de M. Othenin d’Haussonville, revendique hautement la responsabilité de l’exécution et s’en vante :

« L’accueil fait au professeur de poésie latine était une leçon adressée par la jeunesse libérale à l’auteur des Regrets, leçon brutale sans doute et déplacée, mais qui fut d’autant plus vivement sentie par lui qu’elle était mieux méritée. »

La jeunesse libérale ! nous savons ce qu’en vaut l’aune. Elle avait alors pour héraut et porte-parole un talent des plus distingués, une fine plume de polémiste, l’aigle de la bande dont le jeune M. d’Haussonville est aujourd’hui le plus bel ornement. Au plus fort de la guerre d’épigrammes que ce secrétaire des anciens partis dirigeait contre l’Empire, Sainte-Beuve, dans un article bienveillant, lui adressa quelques avis pleins de modération et de sagesse : « Pourquoi tant se courroucer contre un gouvernement que la France tolère, bien qu’elle ne l’ait pas choisi ? Eh non ! tout n’est pas parfait sans doute ; acceptons, sauf à corriger, à améliorer. » L’aiglon répondit avec arrogance, lui si poli d’ordinaire, qu’il ne pactisait pas avec le despotisme. Il avait ses principes, l’amour sacré, désintéressé, de la liberté, de la dignité humaine. En vain lui insinuait-on que l’homme n’a jamais d’autres principes que les intérêts de sa fortune ou de son esprit. Il ne voulait rien entendre et se proclamait inconciliable. Qu’arriva-t-il cependant ? Du premier jour où ce gouvernement tant détesté fit mine d’entrebâiller la porte des emplois aux orléanistes, le fier polémiste s’y précipita tête baissée et fut suivi de la fleur du libéralisme.

  1. H. Taine.
  2. Le propos n’est qu’une boutade. Il avait néanmoins à ce sujet des idées fort ingénieuses qu’il expliquait à ravir. Ainsi, d’après lui, on ne devrait donner le nom de vertu qu’à celles de nos qualités qui sont un principe de force et d’action, qui grandissent l’individu, et non à celles qui tendent à le rapetisser. Une des maximes de cette théorie était que la modestie est un aveu d’impuissance. Il bâtissait là-dessus toute une refonte de la morale et du Code pénal excessivement neuve et hardie.
  3. Lui-même le sentait. Consulté par le ministre, lors de la vacance de la chaire, il proposa M. de Laprade. Mais Fortoul, condisciple et ami du poëte lyonnais, qui le connaissait bien, l’ayant reçu docteur, répondit : « Non, il me ferait trop mal Horace. » Et il insista pour que Sainte-Beuve acceptât de s’en charger.