Sainte-Beuve et ses inconnues/Chapitre 9

IX

PROJET DE MARIAGE. — MADAME D’ARBOUVILLE. — OPINION ET RÔLE DE SAINTE-BEUVE EN POLITIQUE.


« La nature se présente deux fois à nous pour le mariage : la première fois, à la première jeunesse. On peut lui dire alors : Repassez ! elle n’insiste pas trop. Mais la seconde fois, à cette limite extrême, lorsqu’elle reparaît, lorsqu’elle insiste avec un dernier sourire, prenez garde : si vous la repoussez encore, elle se le tiendra pour dit, elle ne reviendra plus. »

En écrivant ces lignes, Sainte-Beuve a dû songer à ce qui lui est arrivé à lui-même ; il nous initie à l’une des crises les plus inquiètes de son existence, crise qui dura plusieurs années et pendant laquelle il fut constamment tourmenté par un vague désir conjugal.

Au fond, le mariage fut pour lui comme la foi : vainement, il essaya de s’y prendre ; il ne put jamais y parvenir. Son caractère était plutôt hostile à un engagement légal, étroit et éternel. Il ne tarissait pas en plaisanteries sur les inconvénients de ce lien, qui enchaîne le caprice et coupe les ailes à la fantaisie. Dans un spirituel rapport au Sénat, au sujet de la propriété littéraire, il a glissé deux portraits pleins d’ironie et d’humour, la femme de l’homme de lettres et le mari d’un bas-bleu.

Pourtant, il fut tenté à son heure comme les autres ; peu s’en fallut même qu’il ne succombât. C’est peu après son retour de Suisse que lui prit cette démangeaison. Rien de plus naturel : il avait trente-cinq ans, une position faite, un cœur inflammable et des sentiments délicats ; n’était-ce pas le moment de partager le tout avec une compagne digne de lui ?

Pour le voluptueux, le soir des noces offre un attrait irrésistible. N’avoir jamais possédé que des femmes qui appartiennent à un autre ou même à tout le monde, et voir venir à soi parée de fleurs, émue et rougissante, une jeune fill e dont le regard interroge timidement le vôtre, cherchant à deviner si elle vous plaît ; être le maître absolu de cette ingénue, dont une mère a mis quinze ans à ennoblir l’âme et à orner l’esprit ; n’avoir qu’un mot à dire, à peine un geste à faire pour qu’elle tombe dans vos bras, et se livre tout entière à vos embrassements, n’est-ce pas le bonheur suprême et l’Eden sur la terre ? Si, en s’éveillant d’un si beau rêve, a dit Musset, on ne se trouvait pas marié, qui ne voudrait le faire tous les soirs ?

Sainte-Beuve connaissait trop bien, les ayant vus chez mainte famille, les épines et les tracas du ménage pour ne pas hésiter. Il est vrai que l’expérience des malheurs d’autrui ne nous rend pas toujours prudents. On a beau se rappeler le sort de tant de maris dont on contribua peut-être à garnir le front, dès qu’il s’agit de soi-même, on reprend confiance, et si l’ombre du doge Cornaro se profile dans le lointain, on l’écarte d’un geste : Oh ! moi, ce sera différent !

N’est-ce pas, d’ailleurs, un bon moyen de se rattacher à l’existence, à la société, d’y prendre une place distincte en devenant à son tour chef de famille ? En cet état, on revit, on rajeunit, on croit ; tout aïeul penché sur le berceau de ses petits-enfants comprend mieux que le philosophe la véritable immortalité, la chaîne des générations et l’éternel recommencement du monde.

Afin d’échapper à la tentation et de semer sur les chemins ses velléités matrimoniales, Sainte-Beuve entreprit le classique voyage d’Italie. Mais son rêve le poursuivit jusqu’au pied du Vésuve, où il s’écriait : « Oh ! vivre là, y aimer quelqu’un et puis mourir. » De retour à Marseille, le rêve se dessine dans une impression fugitive. Ce fut pendant une promenade en mer avec une de ces Marseillaises si attrayantes, dont la beauté unit la fougue du vieux sang gaulois à la morbidezza italienne.

« Nous voguions le soir hors du port, nous allions rentrer : une musique sortit, et elle était suivie d’une quarantaine de petites embarcations qu’elle enchaînait à sa suite, et qui la suivaient en silence et en cadence. Nous suivîmes aussi : le soleil couché n’avait laissé de ce côté que quelques rougeurs ; la lune se levait et montait déjà pleine et ronde ; la Réserve et les petits lieux de plaisance, aussi bien que les fanaux du rivage, s’illuminaient. Cette musique, ainsi encadrée et bercée par les flots, nous allait au cœur : « Oh ! rien n’y manque, m’écriai-je en montrant le ciel et l’astre si doux. — Oh ! non ! rien n’y manque, » répéta après moi la plus jeune, la plus douce, la plus timide voix de quinze ans, celle que je n’ai entendue que ce soir-là, que je n’entendrai peut-être jamais plus. Je crus sentir une intention dans cette voix de jeune fille : je crus, Dieu me pardonne, qu’une pensée d’elle venait droit au cœur du poëte, et je répétai encore, en effleurant cette fois son doux œil bleu : Non ! rien. — Et semblables à ces échos de nos cœurs, les sons déjà lointains de la musique mouraient sur les flots. »

Enfin, à Paris, l’idéal prend forme décidément, et le vague projet devient une vraie détermination. Reçu dans la maison du général Pelletier, ami et chaud partisan des écrivains libéraux, il y retourna fréquemment et s’y éprit de la plus jeune des deux charmantes filles qui remplissaient de poésie le salon de leur vieux père. Il a raconté, avec bien de la délicatesse, une des scènes d’intérieur qui avaient pu encourager ses espérances. Un soir, pendant qu’il laissait errer une main distraite et ignorante sur le clavier d’un piano encore tout frémissant des accords qu’elle venait d’exécuter, l’aînée s’approcha et dit avec un sourire : « Essayez, qui sait ? les poëtes savent beaucoup d’instinct. Peut-être savez-vous jouer sans l’avoir appris. — Oh ! je m’en garderai bien ; j’aime mieux me figurer que je sais, et j’aime bien mieux pouvoir encore me dire : peut-être ! — Elle était là, elle entendit et ajouta avec sa naïveté fine et charmante : — C’est ainsi de bien des choses, n’est-ce pas ? Il vaut mieux ne pas essayer pour être sûr. — Oh ! ne me le dites pas, je le sais trop bien, lui répondis-je avec une intention tendre et un long regard. Je le sais trop et pour des choses dont on n’ose se dire : Peut-être ! — Elle comprit aussitôt et se recula, et se réfugia toute rougissante auprès de son père. »

Lui-même est ému et devient timide, preuve d’amour. Une autre preuve, c’est qu’il se remet à chanter et à célébrer le sentiment confus en des vers, ma foi, assez innocents :

     Regards, retrouvez vite et perdez l’étincelle ;
     Soyez, en l’effleurant, chastes et purs comme elle,
     Car le pudique amour qui me tient cette fois,
     Cette fois pour toujours ! a pour unique choix
     La vierge de candeur, la jeune fille sainte,
     Le cœur enfant qui vient de s’éveiller,
     L’âme qu’il faut remplir sans lui faire de crainte,
     Qu’il faut toucher sans la troubler.

Qui n’a passé par cet embarras ? Qui ne s’est demandé, à de certaines paroles à double entente, à quelque rougeur subite, à une main pressée furtivement, s’il était réellement aimé et s’il pouvait risquer la démarche ? Après quelques mois d’indécisions, Sainte-Beuve s’arma de courage et demanda la main de la jeune fille. Elle l’avait traité avec tant de cordialité, qu’il crut en être agréé et pouvoir lui offrir son nom. Si j’en crois des personnes bien informées, l’objet de sa recherche joignait à toutes les grâces une candeur et une sincérité d’âme, devenues introuvables quelques années plus tard. Seulement son coeur n’avait pas parlé. Elle repoussa donc la demande, en y mettant, il est vrai, des ménagements de sensitive qui s’effarouche elle-même d’un refus, adouci aussitôt par des protestations d’amitié. Le mariage n’en était pas moins rompu. Dire pour quelle cause, à la distance où nous sommes de l’événement, ce serait assez difficile. Peut-être la jeune miss hésita-t-elle à venir dans une maison où elle ne règnerait pas seule, où elle aurait à compter avec une belle-mère. Peut-être celle-ci, dans sa jalouse tendresse, voyait-elle avec répugnance lui échapper le fils dont elle n’avait jusque-là partagé l’affection avec personne. Des maîtresses, passe encore : on sait que cela n’a qu’un temps ; mais une femme ! voilà qui donne à réfléchir aux mères.

J’ai connu à Aix, en Provence, un professeur de calligraphie, appelé Bellombre, qui avait passé sa vie à vouloir se marier sans jamais y parvenir. Il était aussi fils de veuve. Toutes les fois qu’il avait été sur le point de réaliser son vœu, une anicroche s’était rencontrée pour le faire échouer. À cinquante ans, il cherchait toujours. Quand on interrogeait là-dessus Mme Bellombre : « Eh ! rien ne presse, répondait-elle, il est encore un peu jeune. »

Le refus opposé à Sainte-Beuve n’avait sans doute rien de personnel, si j’en juge par l’insistance que mit à lui voir continuer ses visites le père de la dédaigneuse enfant, insistance telle que l’écrivain dut s’y soustraire par une explication et se délier :

« Octobre, 1840.

« Général,

« Sachant votre retour, et depuis plusieurs jours déjà, j’ai à m’excuser près de vous de n’avoir pas encore eu l’honneur de vous aller saluer. J’ai aussi, pour une dernière fois, à vous rendre compte d’une situation que ma démarche, lors de votre retour précédent, a si soudainement changée, et sur laquelle, avant d’entrer dans le long silence, je vous dois et me dois à moi-même de donner une explication finale. J’ai essayé, depuis votre départ, de cultiver, comme par le passé, des relations bien précieuses, mais auxquelles le plus grand charme du passé était ravi. J’ai cru un moment y avoir réussi, avoir triomphé assez de moi, ou plutôt m’être assez complétement remis à mon penchant, pour ne ralentir qu’à peine une assiduité aussi désirée que combattue. Mais, vous l’avouerai-je ? si je dissimulais au dehors, je le payais trop au dedans. Vous le comprendrez sans que je l’étale ici. D’une part, être reçu avec toute la bonne grâce du monde et même de ce qu’on appelle amitié ; de l’autre, étouffer et irriter en soi un sentiment désavoué, une souffrance qui tout bas s’ulcère, et remporter un long trouble qui se prolonge bien avant à travers les seuls remèdes possibles de l’étude et de l’isolement : je n’ai pu y suffire, et, à partir d’un certain jour, je me suis dit, avec la seule force que je retrouvais en moi, de m’abstenir désormais et de fuir dans mon ombre… Devant désormais avoir très-peu l’honneur de vous voir ou même de vous rencontrer, souffrez, général, que je vous assure ici des sentiments de respect et d’inviolable souvenir qui, de ma part, ne cesseront de s’attacher à vous et à ce qui vous entoure. »

Il n’éprouva, d’ailleurs, aucun dépit de sa déception et voua même une vive gratitude à la jeune fille qui l’avait ainsi empêché d’enchaîner son existence. Nul doute, en effet, que cette union avec une famille bourgeoise n’eût exigé de lui bien des concessions, des renoncements, et le sacrifice d’idées auxquelles il tenait par-dessus tout. Une fois marié, il eût fallu compter avec la société et subir ces mêmes préjugés, qu’il était décidé à combattre.

Son seul regret, vers la fin, était de n’avoir pas d’enfants : « A un certain âge de la vie, si notre maison ne se peuple point d’enfants, elle se remplit de manies ou de vices. » Le jour où il eut quarante-quatre ans, il écrivit sur ce sujet une page touchante, qu’il faut citer :

« La nature est admirable, on ne peut l’éluder. Depuis bien des jours, je sens en moi des sentiments tout nouveaux. Ce n’est plus seulement une femme que je désire, une femme jeune et belle comme celles que j’ai précédemment désirées. Celles-là plutôt me répugnent. Ce que je veux, c’est une femme toute jeune et toute naissante à la beauté ; je consulte mon rêve, je le presse, je le force à s’expliquer et à se définir : cette femme, dont le fantôme agite l’approche de mon dernier printemps, est une toute jeune fille. Je la vois, elle est dans sa fleur, elle a passé quinze ans à peine ; son front, plein de fraîcheur, se couronne d’une chevelure qui amoncelle ses ondes, et qui exhale des parfums que nul encore n’a respirés. Cette jeune fille a le velouté du premier fruit. Elle n’a pas seulement cette primeur de beauté ; si je me presse pour dire tout mon vœu, ses sentiments, par leur naïveté, répondent à la modestie et à la rougeur de l’apparence. Qu’en veux-je donc faire ? Et si elle s’offrait à moi, cette aimable enfant, l’oserais-je toucher, et ai-je soif de la flétrir ? Je dirai tout : oui, un baiser me plairait, un baiser plein de tendresse ; mais surtout la voir, la contempler ; rafraîchir mes yeux, ma pensée, en les reposant sur ce jeune front, en laissant courir devant moi cette âme naïve ; parer cette belle enfant d’ornements simples où sa beauté se rehausserait encore, la promener les matins de printemps sous de frais ombrages et jouir de son jeune essor, la voir heureuse, voilà ce qui me plairait surtout et ce qu’au fond mon coeur demande. Mais qu’est-ce ? tout d’un coup le voile se déchire, et je m’aperçois que ce que je désirais, sous une forme équivoque, est quelque chose de naturel et de pur : c’est un regret qui s’éveille ; c’est de n’avoir pas à moi, comme je l’aurais pu, une fille de quinze ans, qui ferait aujourd’hui la chaste joie d’un père et qui remplirait ce cœur de voluptés permises, au lieu de continuels égarements. »

Oserai-je dire toute l’impression que produit sur moi ce morceau ? La fin me réconcilie un peu avec le commencement. Toutefois, j’en suis certain, jamais homme, ayant eu des enfants autrement qu’en hypothèse, ne détaillera d’une façon si sensuelle le sentiment paternel qui, en soi, ne peut et ne doit avoir rien que de sobre.

Sainte-Beuve, estimant sans doute qu’il avait payé sa dette au monde en ce qui regarde le mariage par les tentatives où son bon vouloir avait échoué, ne songea plus qu’à se ménager un de ces arrangements à la fois commodes et honorables, où l’amour se voile sous les égards, où il entre plus d’estime pour le sexe et de reconnaissance que d’ardeur des sens, et que la jalousie ne tourmente ni n’aiguillonne.

Depuis plusieurs années il avait rencontré et connu dans les salons du faubourg Saint-Germain la comtesse Sophie Logré, petite-fille de Mme d’Houdetot, fille du général de Bazancourt, sœur du baron du même nom et femme du général d’Arbouville. Elle a composé des nouvelles attendrissantes et mélancoliques sur les épreuves qui attendent les personnes de son sexe dans notre état social, et l’on peut dire que par beaucoup de points c’était une âme sœur de l’auteur de Volupté et des Consolations.

Le dernier biographe de celui-ci, M. Othenin d’Haussouville, ayant à parler de leur liaison, l’a fait de ce ton pincé qui appartient aux doctrinaires : « Des communications bienveillantes, dit-il, me permettent de soulever ici le coin d’un voile derrière lequel rien ne s’est jamais abrité que de pur et de délicat. »

Qu’en sait-il ?

De tous les jeux où de notre temps s’amuse le paradoxe, un des plus futiles est celui qui vise à refaire une couronne de pureté et d’innocence à toutes les femmes, à commencer par les reines, et à finir par les comédiennes. Que de livres n’a-t-on pas écrits pour justifier Marie-Antoinette, Marie Stuart et tant d’autres ? À entendre ces historiens d’un nouveau genre, historiens amoureux d’illusions et sujets aux chimères, il semble vraiment que le malheur de ces reines serait moins à plaindre et leur martyre digne de moins de pitié, si elles n’avaient pas toujours gardé la fidélité conjugale. « La vertu des femmes, disait Mme de Girardin, est la plus belle invention des hommes. »

Quel est le résultat le plus clair de toutes ces apologies, si ce n’est de donner un croc-en-jambe à la vérité historique et d’inaugurer une fausse morale ? Une belle femme qui rit au soleil est, ce me semble, aussi respectable et, en tout cas, plus naturelle qu’une madone qui prie dans l’ombre. Pauvres êtres qui rachetez par la ruse ce que la nature vous a refusé de force et savez si bien vous relever de votre infériorité, va-t-on vous punir de mort pour nous avoir donné la vie, et serons-nous à votre égard d’autant plus sévères que vous aurez été plus indulgentes ? Si précieuse que soit la virginité, Bayle soutient avec raison qu’il n’y a boulanger ni boucher qui voulût sur cette perle faire crédit de cinq sols. Quand cessera-t-on de vanter, outre mesure, la continence et la chasteté, ces vertus de moine, si négatives, si infécondes ? Le meilleur moyen de faire porter ses fruits à l’arbre de la vie ne sera jamais d’en couper les branches. Mettez cette thèse à côté de celle qui donne la vertu pour fondement aux républiques : les deux font la paire.

Pour en revenir à M. d’Haussonville, je me garderais bien, aimant peu pour mon compte à pousser à bout ces sortes de procès, de contredire à sa rassurante assertion, s’il ne montrait à chaque ligne le bout de l’oreille. Ce publiciste empanaché trouve tout naturel que dans un État démocratique l’illustration de la naissance exerce encore son prestige[1] ; il s’étonne que le grand écrivain, fils de ses œuvres, et qui avait dédaigné la particule, quoique son père la portât, ait reproché au duc de Broglie de ne s’être donné que la peine de naître ; puis, voulant lui faire une bonne méchanceté, il met dans la bouche de M. Cousin, n’osant le prendre à son compte, ce propos inattendu : Sainte-Beuve n’est pas gentilhomme. Eh non, Dieu merci, il n’a rien de commun avec vos gens, les de Cust…, les de Germ… et autres gentilshommes si fameux que les nommer serait une inconvenance.

Le tout se termine par une méprise assez naïve chez un futur académicien. Il prétend en un endroit que Mme d’Arbouville exerça sur le talent de Sainte-Beuve une influence élevée, morale, chrétienne, dont la trace se retrouve dans les portraits de Mlle Aissé, de Mme de Krüdner. Or, ouvrez le volume à l’endroit indiqué et vous ne tarderez pas à rencontrer ceci :

« Mme de Krüdner, dans les moments décisifs avec son amant, fait une prière à Dieu en disant : Mon Dieu, que je suis heureuse ! je vous demande pardon de l’excès de mon bonheur. Elle reçoit ce sacrifice comme une personne qui va recevoir sa communion. »

Veut-on s’édifier sur le genre d’attachement qui lia Sainte-Beuve à Mme d’Arbouville ? On n’a qu’à lire les règles de conduite qu’il professait en telle matière, car il avait ses principes, lui aussi :

« — Avec les femmes aimées qui nous ont repoussé, rompre : mieux vaut une rancune aimante.

Avec les femmes amies qui nous ont souri, continuer de vivre dans un doux oubli reconnaissant. »

Rapprochez de ces sentences l’affirmation suivante :

« — Elle a été pendant dix ans ma meilleure amie, j’ai été son meilleur ami. »

Et vous comprendrez la large place qu’il a occupée dans le cœur et dans les affections d’une personne si aimante et d’un esprit si cultivé.

Un jour que son secrétaire exposait devant lui, avec la candeur de la jeunesse, une de ces théories sur le platonisme et l’amour pur auxquelles le beau sexe applaudit volontiers, quitte à pratiquer le contraire, il perdit patience et riposta :

« — On se demande toujours si l’amitié sincère, forte, durable, est possible entre un homme et une femme. Oui, je le crois, cela se peut, mais à une condition : il faut qu’il n’y ait pas toujours eu amitié pure et simple ; qu’à un moment aussi court, aussi fugitif que vous voudrez, la passion ait parlé ; qu’il y ait eu abandon, faiblesse. »

Dans une des rares nouvelles qu’il a mêlées à ses portraits, Mme de Pontivy, récit transparent de sa propre aventure, il est encore plus explicite :

« — La passion, telle qu’elle peut éclater en une âme puissante, illuminait au dedans les jours de Mme de Pontivy. L’amour même et l’amour seul ! Le reste était comme anéanti à ses yeux ou ne vivait que par là. Les ruses de la coquetterie et ses défenses gracieusement irritantes, qui se prolongent souvent jusque dans l’amour vrai, demeurèrent absentes chez elle. L’âme seule lui suffisait ou du moins lui semblait suffire ; mais quand l’ami lui témoigna sa souffrance, elle ne résista pas ; elle donna tout à son désir, non parce qu’elle le partageait, mais parce qu’elle voulait ce qu’elle aimait pleinement heureux. Puis, quand les gênes de leur vie redoublaient, ce qui avait lieu en certains mois d’hiver plus observés du monde, elle ne souffrait pas et ne se plaignait pas de ces gênes, pourvu qu’elle le vît. » Cette douceur et cette discrétion dans la tendresse, ce bonheur tranquille que le monde soupçonnait à peine et ne troublait point, convenaient parfaitement à l’homme déjà mûr qui se rappelait, non sans effroi, les bourrasques de sa passion pour Mme X…, et qui de sa vie n’avait pu prendre sur lui de passer la nuit entière à côté d’une femme. Il aimait, en effet, à procéder avec elles par entrevues rapides, afin de laisser à l’ardeur toute sa vivacité.

On dirait que le sceptique a été désarmé cette fois par le charme qu’embellissait une bonne grâce perpétuelle ; il redevient jeune, il croit à l’amour et à sa durée. « Non, s’écrie-t-il, il n’est pas vrai que l’amour n’ait qu’un temps plus ou moins limité à régner dans les cœurs ; qu’après une saison d’éclat et d’ivresse, son déclin soit inévitable ; que cinq années, comme on l’a dit, soient le terme le plus long assigné par la nature à la passion que rien n’entrave et qui meurt ensuite d’elle-même. »

En conséquence, il nous représente les deux amants s’avançant toujours, plus unis dans les années qu’on peut appeler crépusculaires, et où un voile doit couvrir toutes choses en cette vie, même les sentiments devenus chaque jour plus profonds et plus sacrés.

En réalité, les choses se passèrent un peu autrement. Mme d’Arbouville, à la fin de ses jours, était revenue aux pratiques de dévotion et avait confié la direction de sa conscience au père de Ravignan. Elle alla s’éteindre à Lyon le 22 mars 1850, refusant, dit-on, de recevoir l’ami qui, malgré leur rupture, était accouru à la nouvelle du danger pour la revoir une dernière fois, à l’instant de la séparation et de l’adieu suprême, et qui priait qu’on lui permît du moins de presser les lèvres que la mort allait flétrir[2].

Quoi qu’il en soit, et nonobstant cette brouille finale, il lui dut les dix années les plus heureuses de sa vie (1837-1848), celles du moins où son existence fut arrangée le plus à son gré, selon son rêve. La matinée, racontent ses biographes, était consacrée au travail courant ; l’après-midi, à quelque lecture de choix ou à quelque flânerie poétique. Le soir, il allait dans les salons, chez Mme de Broglie, chez Mme de Boigne ; causait avec esprit, avec feu ; observait, et, rentré chez lui, notait dans son journal intime mille souvenirs intéressants, des anecdotes curieuses, de fines remarques morales. L’été, il passait ses vacances dans un des châteaux de M. Molé, oncle de Mme d’Arbouville, à Précy, au Thil, à Champlâtreux ou au Marais. Il avait si bien pris ses habitudes dans cette hospitalière demeure du Marais que, pour goûter les douceurs de la société sans en souffrir la dépendance, il avait loué en 1847 une petite maison dans le village et pouvait ainsi travailler et dîner chaque jour au château.

On ne produit pas un effet brillant dans notre pays si l’on n’est homme du monde et si l’on ne fréquente les salons. Il faut tâcher seulement que le talent s’y perfectionne sans s’y user.

Au milieu de ce cercle aristocratique, Sainte-Beuve payait par les bonnes grâces de l’esprit ce que la fortune lui refusait de rendre sous une autre forme. Il y était, d’ailleurs, fort goûté et apprécié. Le comte Molé surtout paraît l’avoir conquis et charmé par la délicatesse de ses flatteries. Lorsqu’il s’entretenait avec lui de quelqu’un des hommes distingués, comme Fontanes, de Dalmas, de Beausset, Melzi, qu’il avait autrefois connus, il ne manquait jamais d’ajouter : « Oh ! je suis certain qu’il vous aurait plu singulièrement et que vous vous seriez convenus ! » Se peut-il imaginer façon plus adroite de chatouiller un coeur avide avant tout de nobles amitiés ?

Ce même homme d’État lui ayant offert de le faire entrer à l’Académie, il s’y prêta volontiers. Son bagage littéraire était plus que suffisant, et la mort de Casimir Delavigne laissait vacant un des fauteuils. Mais survint tout à coup, pour le lui disputer, un personnage fort oublié aujourd’hui, M. Vatout, qui n’avait d’autre titre que celui d’officier dans la maison du roi. « Nommer M. Vatout, disait Royer-Collard, quelle plaisanterie faites-vous là à un homme de mon âge ? Sachez, monsieur, que je prétends nommer quelqu’un. » Louis-Philippe, c’est tout naturel, n’était pas du même avis, et patronnait ouvertement la candidature de son serviteur. L’élection fut disputée et remise à un mois après sept tours de scrutin. Sainte-Beuve en fut réellement humilié. Signalant le résultat à Olivier pour la Revue Suisse, il ne pouvait s’empêcher de lui écrire : « Pas de réflexion, sinon celle-ci si vous voulez : « À voir les choses de si loin et au point de vue littéraire, une hésitation prolongée peut paraître au moins singulière. » Enfin, par un choix qui l’honorait, l’Académie au courtisan préféra l’écrivain. Lorsque celui-ci, après sa réception, fut, selon l’usage, mené aux Tuileries par Villemain et Victor Hugo, Louis-Philippe ne lui adressa pas la parole et, de son côté, il ne desserra pas les dents. Hors cette unique fois, il ne mit jamais les pieds à la cour et n’accepta aucune des invitations de concert ou de spectacle qu’on adresse aux membres de l’Institut. Il y a plus. Villemain, soit pour le taquiner, soit dans un autre but, proposa de le décorer. Faire accepter la croix à l’ancien collaborateur de Carrel, c’eût été lui jouer un bon tour ; mais il résista avec énergie et offrit même, si l’on persistait, sa démission de bibliothécaire. Je ne vois donc pas de raison de soutenir, avec tous ses biographes, que si le règne de dix-huit ans se fût prolongé, on eût fini par le rallier à la monarchie, qu’il avait boudée jusque-là, malgré l’exemple de tous ses anciens amis. Ceci m’amène à toucher un mot de son rôle politique, bien que ce rôle ait été secondaire chez lui et constamment subordonné à son amour pour les lettres.

Confondu dans la foule de ceux qui subissent les révolutions sans les provoquer et sans se croire non plus d’étoffe à les conjurer, Sainte-Beuve n’a jamais aspiré à la direction des affaires publiques. Loin d’y mettre la main ou même le doigt, il se contente d’en saisir le jeu, d’en tout comprendre et d’en extraire, s’il se peut, quelques leçons de philosophie à notre usage. Que d’autres s’appliquent à diriger et à manier le monde, lui ne se soucie que de l’éclairer. À peine si vers la fin, lorsque l’expérience eut mûri sa raison, il eût ambitionné l’honneur d’être quelquefois consulté. Des cinq gouvernements sous lesquels il a vécu, très-français en ce point comme sur beaucoup d’autres, il n’a cordialement accepté que les deux derniers. Et même, dans les derniers temps, semblait-il s’en détacher pour rentrer dans l’opposition qui convenait mieux à son tempérament de frondeur.

La Restauration avait essayé, en 1828, de le gagner par l’offre d’un poste de secrétaire d’ambassade. Il aurait accompagné à Athènes M. de Lamartine, qui devait y représenter la France. Mais on ne donna pas suite à ce projet. Après la révolution de Juillet, tandis que la rédaction du Globe entrait d’emblée au pouvoir ; que Dubois, Vitet, Jouffroy, Rémusat et les autres se partageaient les faveurs de la royauté nouvelle, il resta au journal avec Leroux et Lerminier, continuant à y défendre les opinions libérales. Puis, la monarchie de Juillet paraissant renier son origine, il accentua son opposition contre elle et combattit à côté de Carrel au National. Toutefois, il n’y fit qu’une courte campagne, plus littéraire que politique. Il n’en est pas moins vrai que Louis-Philippe ne fut jamais un monarque de son goût. Son idéal de souverain eût été un mélange de Louis XIV et de Napoléon, ayant mêmes sentiments, mêmes ambitions que le pays, et menant haut la main les hommes et la fortune. Qu’aurait été 1830, s’il y avait eu au gouvernail un grand cœur ? Telle est la question qu’il se posa souvent et qu’il retournait contre un roi spirituel sans doute, et intelligent, mais trop prudent, trop père de famille, trop préoccupé, comme un simple bourgeois, de laisser beaucoup de millions à ses enfants. « — Cela m’agace, cela m’irrite, disait-il à Edmond Texier, c’est décidément trop plat[3]. » Il disait encore à ce sujet : « Les bonnes intentions, les bienfaits même, ne sont jamais comptés aux souverains s’ils ne joignent la force à l’autorité. »

Prétendre que la révolution de 1848 lui donna des peurs bleues est une pure calomnie. Avec ses instincts de girondin et son humeur populaire, il se plaisait, au contraire, aux émotions de la rue : il fallut toute la maladresse des républicains pour le rendre hostile. N’eut-on pas le tort insigne de soupçonner sa probité, parce que son nom figurait, à côté d’une somme de cent francs, sur une liste de fonds secrets, publiée par la Revue rétrospective. À force de recherches, il est parvenu depuis à découvrir que cette somme provenait d’un crédit affecté à la réparation d’une cheminée qui fumait dans son appartement du palais Mazarin.

Sur le moment, ses ennemis, heureux du prétexte, essayèrent de le flétrir. Parmi eux, le philologue Génin se distingua par son acharnement. Bondissant d’indignation, sous un outrage si immérité, Sainte-Beuve s’adressa de toutes parts aux anciens et aux nouveaux ministres, pour qu’on éclaircît le fait.

« La vie seule d’un honnête homme, disait-il avec une juste fierté, peut répondre pour lui. Je n’essaierai pas d’autre réponse que celle-là : elle suffira certainement auprès de tous ceux qui me connaissent ; et même pour ceux qui ne me connaissent pas, je rougirais d’ajouter un mot de plus.

Depuis quinze ans, j’ai eu des liens de société et même d’amitié avec bien des ministres et personnages considérables du dernier régime ; ils savent tous quelle a été, à leur égard, mon attitude constante de délicatesse et de discrétion, et si j’ai jamais rien demandé à aucun d’eux. — Non, quoi que vous en disiez, je ne suis pas tombé dans quelque guet-ape ns. Un homme assis, et qui se tient immobile à l’écart, n’y tombe pas. »

À M. Crémieux, qui était alors garde des sceaux, il écrivait :

« Je demande de votre justice qu’on veuille bien m’aider à obtenir un éclaircissement sur cet odieux mystère… Veuillez me fournir les moyens d’arriver à expliquer complétement et à dévoiler l’infamie dont je me trouve atteint, moi qui ai toujours vécu à l’écart, ne demandant rien au pouvoir, tout entier à l’étude et aux lettres. »

Pour comble de déshonneur, son nom était placé sur la liste entre celui de M. Eugène Vouillot et celui de Charles Maurice, un franc corsaire. Une telle association eût dû suffire pour ôter tout prétexte à la calomnie : elle n’en a pas moins tenté d’y revenir par insinuation de temps à autre, et chaque fois une protestation vigoureuse l’a fait rentrer sous terre. La meilleure réfutation est celle qu’on rencontre dans une lettre à M. Barrot : « Quoi ! lié dès 1824 au Globe avec tous les hommes devenus depuis ministres ; vivant, dès 1832, dans la familiarité, je puis dire, des Pasquier, des Mole, des Thiers ; bibliothécaire de la Mazarine depuis 1840, seulement et parce qu’il était presque scandaleux que tant d’hommes puissants, mes amis, me laissassent logé au quatrième, dans une chambre d’étudiant, à l’hôtel garni ; ne demandant qu’à obtenir de la considération et à garder de la dignité dans les rapports de société où je vivais en égalité avec les meilleurs sur le pied de l’esprit ; élu membre de l’Académie française en 1844, et dès lors confrère des principaux personnages politiques, j’aurais été acheté, en l’an de grâce 1847, pour la somme de cent francs ; et ces cent francs seraient sur les fonds secrets ! Ma foi, c’est trop bête. »

Enfin, de guerre lasse, voyant qu’on refusait de l’entendre, et ne voulant conserver aucun lien d’obligation envers un gouvernement si peu soucieux de l’honneur et de la dignité des écrivains, Sainte-Beuve donna sa démission de bibliothécaire et s’en alla professer un cours à l’université de Liége.

L’année qu’il y passa fut tout entière consacrée aux travaux littéraires, sans aucune distraction amoureuse ; fidèle à son attachement pour Mme d’Arbouville, qui vivait encore, il s’y refit une virginité, comme nous l’apprend un de ses sonnets :

     Non, je n’ai point perdu mon année en ces lieux :
     Dans ce paisible exil mon âme s’est calmée ;
     Une absente chérie et toujours plus aimée
     A seule, en les fixant, épuré tous mes feux.

     Et tandis que des pleurs mouillaient mes tristes yeux,
     J’avais sous ma fenêtre, en avril embaumée,
     Des pruniers blanchissant la plaine clairsemée ;
     Sans feuille, et rien que fleurs, un verger gracieux !

     J’avais vu bien des fois mai brillant de verdure,
     Mais avril m’avait fui dans sa tendre peinture.
     Non, ce temps de l’exil, je ne l’ai point perdu !

     Car ici j’ai vécu fidèle dans l’absence,
     Amour ! et sans manquer au chagrin qui t’est dû,
     J’ai vu la fleur d’avril et rappris l’innocence.

À son retour, la France présentait un spectacle bien triste ; la réaction contre la République, dirigée par les partis déchus, y triomphait de partout. De vieux libéraux, tels qu’Odilon Barrot, des voltairiens comme Cousin, Thiers, Saint-Marc, y donnaient la main aux légitimistes et aux évêques, à Montalembert, à Falloux, à Veuillot, à Dupanloup, pour supprimer le suffrage universel, livrer l’enseignement aux jésuites et jeter leur pays dans le pétrin clérical, d’où il a aujourd’hui tant de peine à se tirer. Sainte-Beuve, honteux pour ses anciens amis, saisit l’occasion que lui offrait le Constitutionnel[4] de mener contre eux une vigoureuse campagne, qui se termina par l’article des Regrets, sur lequel on a tant divagué. Il semble vraiment que le journaliste s’y soit montré ingrat et traître envers les libéraux, comme s’il fallait prendre au sérieux un libéralisme dont ils ne firent étalage qu’après avoir perdu le pouvoir.

Son adhésion à la présidence du prince Louis Bonaparte fut sincère et dégagée d’arrièrepensée, quoique tacite et indirecte ; il n’y mit pas la main, comme faisaient ces mêmes partis monarchiques, dans l’espérance d’y trouver une planche pourrie pour arriver à leurs fins. Lui, accepta franchement l’idée et le fait d’une restauration napoléonienne. Dans les conjonctures difficiles, on prend l’habileté où elle se rencontre, et de deux maux on est bien forcé d’opter pour le moindre. Après tout, il suivit le courant et sentit comme le peuple.

Je ne suis pas impérialiste, et oncques ne le fus ; mais toutes les déclamations entassées les unes sur les autres ne me feront pas admettre qu’un gouvernement ait duré vingt années, malgré le crime d’où il était issu, si la grande majorité de la nation n’en eût pas voulu. Le fait serait trop déshonorant pour nous. Quant à la corruption, c’est depuis la chute du régime qu’elle a surtout frappé les yeux ; de près, on y était moins sensible. Il serait temps, peut-être, d’abandonner un thème qui ne signifie rien et qui nous ridiculise aux yeux de l’Europe. Ceux qui s’en font l’écho oublient sans doute que le même reproche a été constamment adressé au pouvoir, et, chaque parti l’ayant exercé à son tour, il s’en suivrait que la corruption serait universelle. Cela est absurde ; nous avons aujourd’hui des républicains, dit-on, à notre tête, et l’on ne se fait pas faute de crier contre la curée des places, l’avidité, l’insolence et l’incapacité des fonctionnaires. Je ne vois pas qu’ils soient plus incapables ni moins arrogants qu’autrefois ; il me semble que ce sont toujours les mêmes.

J’en dirai bien autant des criminels, que les journaux de nuances opposées se jettent dans les jambes les uns aux autres. On est assassin, voleur ou sodomiste par intempérance et par vice d’éducation, et non parce qu’on est républicain, légitimiste ou même bonapartiste. Laissez donc là ce jeu hypocrite et combattez-vous à armes courtoises.

Ma digression est faite ; je reviens à Sainte-Beuve. À aucun moment, ce n’a été un courtisan de l’Empire ; ce régime avait à ses yeux trop peu de souci des lettres et trop peu d’égards pour ceux qui les cultivent. Alors que beaucoup d’autres réglaient leur montre sur le cadran des Tuileries ou prenaient l’heure à leur paroisse, il alla de l’avant, ne pensant et ne parlant qu’à son gré.

De nombreuses maladresses, commises au Moniteur, où il écrivait, et qui indiquaient chez le directeur de la presse un manque absolu de tact, ne tardèrent pas à le mécontenter. Par exemple, un critique de ce journal ayant un jour cité un alexandrin moderne, le ministre fit aussitôt demander si, d’aventure, ce vers ne serait pas de Victor Hugo. On le retint sur le marbre de la composition jusqu’à ce qu’il eût montré patte blanche. Vérification faite, il était d’Alfred de Musset.

Un autre jour, l’éloge du sinologue Abel de Rémusat fut écarté, parce que Fould avait confondu ce savant avec l’auteur d’Abélard, Charles de Rémusat. Aussi, fallait-il entendre Sainte-Beuve cribler de ses railleries l’ignorance littéraire des Billaut, des Vaillant, des Rouher. Ayant été victime de plus d’un manque d’égards de la part des insolents et grossiers personnages qui entouraient le trône, il écrivait à l’occasion de Jomini : « Un souverain, surtout quand il est absolu, répond jusqu’à un certain point des injustices et des injures qu’on inflige en son nom à des âmes délicates, et par conséquent sensibles à l’outrage. » Le coup le plus rude lui fut précisément porté par l’empereur lui-même. La scène eut lieu, je crois, à Compiègne, où il n’avait accepté de venir qu’à son corps défendant[5] et sur les instances de la princesse Mathilde. Il avait certes droit plus que personne à quelque mot gracieux du prince, dont il servait depuis si longtemps la politique. Or, Napoléon III, l’ayant attiré dans un entretien particulier, se prit à lui dire : « Je goûte fort, monsieur, vos excellents articles du Moniteur. — Sire, il y a trois ans que je n’y écris plus », répliqua l’écrivain, justement blessé dans son amour-propre. Aussi, après avoir rempli vis-à-vis d’un tel gouvernement son devoir d’honnête homme et de bon serviteur par maint conseil discret sur la route à suivre, les écueils à éviter, les influences néfastes, voyant qu’on restait sourd à ses avis, il éclata publiquement et fit bande à part.

On comprend qu’il se soit refusé ensuite à parler de l’Histoire de César. Ce ne fut pas, d’ailleurs, son seul acte d’indépendance et de dignité. J’ai la bonne fortune de pouvoir donner ici une lettre inédite[6], qui prouvera avec quelle aisance spirituelle il se dérobait à certaines corvées, lorsque son dévouement était soumis à une trop rude épreuve. Il avait l’art, sinon l’audace, de dire la vérité ; mais, enfin, il osait quelquefois la dire, et son adresse aidait à rendre son courage utile. M. Pelletier, chef de division au ministère d’État et chargé de la direction du Moniteur, l’ayant prié d’écrire un article sur une Histoire des Girondins, au succès de laquelle on tenait beaucoup, reçut de lui la lettre suivante :

« Cher monsieur,

Je voudrais pouvoir dire oui ; mais j’ai une difficulté insurmontable sur cet auteur : il me paraît compromettre tout ce qu’il touche ; il est violent et n’a pas la tradition des choses dont il parle.

« Ainsi, l’article de Condorcet, que le Moniteur a inséré, est odieux et faux ; on peut être sévère pour Condorcet, mais ce n’est pas sur ce ton ni dans cette gamme. Je n’ai pas lu le reste de l’ouvrage ; mais ce ne peut être bon, bien qu’il y ait des recherches. L’esprit n’en saurait être plus juste que celui de ses autres écrits. Car lui, il n’est pas un esprit éclairé, ce qui n’empêche pas qu’il n’ait une plume avec laquelle, à un moment donné, il joue merveilleusement du bâton. Je l’ai vu, comme journaliste, dirigé sur une position à enlever, et faire prouesse, s’en tirer à merveille. Mais, de lui-même, c’est un gladiateur et un casse-cou.

« Enfin, cher monsieur, vous saurez que de l’avoir nommé une fois dans je ne sais quel article et avec assez de politesse, est un des petits remords de ma vie littéraire[7]. Je n’ai, d’ailleurs, jamais eu à me plaindre de lui, mais c’est répulsion de nature, et que je vois très-partagée. Il a compromis le romantisme de Hugo ; il a compromis le doctrinarisme de Guizot ; il compromettrait ce qu’il sert aujourd’hui, si ce régime n’était pas en dehors et au-dessus des coups de plume pour ou contre.


« Voilà une confession ; vous voyez comme je me livre. — Tout à vous. »

Inutile de nommer l’écrivain dont il s’agit, tout le monde aura reconnu Granier de Cassagnac.

  1. Pas de malentendu, s’il vous plaît. Le privilège de la naissance est un fait que je ne conteste pas. Dans notre société, à moins de changements profonds et peu probables, le fils d’un homme célèbre aura toujours une foule d’avantages sur un inconnu. Je ne m’insurge donc que contre la prétention de vouloir ériger ce fait en une sorte de droit
  2. Pour ceux qui voudraient plus de détails sur Mme d’Arbouville, j’ajoute qu’elle est auteur de poésies fort tristes et de cinq nouvelles publiées par la Revue des Deux-Mondes. Ses œuvres ont été réunies en deux volumes in-12, chez Amyot. Sainte-Beuve mettait tant de réserve dans ses relations avec elle, que lorsque la Revue inséra le Médecin de Village, le 15 mai 1843, ce ne fut pas lui, mais son ami Ch. Labitte, qui écrivit, pour encadrer la nouvelle et lui servir d’introduction, un morceau intitulé : Le Roman dans le monde. Après la mort de Mme d’Arbouville, il refusa de se charger de l’article que l’on désirait consacrer à sa mémoire, ne voulant pas, dit M. d’Haussonville, « élever son tombeau de ses propres mains ».
  3. Tout lui déplaît en ce roi, jusqu’à ses discours du trône, ces phrases embourbées dont on ne voyait pas la fin et qui étaient comme l’apanage de la branche cadette.
  4. Il reconnaît le profit que son talent retira de cet emploi nouveau : « J’avais une manière ; je m’étais fait à écrire dans un certain tour, à caresser et à raffiner ma pensée ; je m’y complaisais. La nécessité, cette grande muse, m’a forcé brusquement d’en changer : cette nécessité qui, dans les grands moments, fait que le muet parle et que le bègue articule, m’a forcé, en un instant, d’en venir à une expression nette, claire, rapide, de parler à tout le monde et la langue de tout le monde : je l’en remercie. » L’homme de bon sens va se retrancher net toute prétention au laurier de poëte pour s’en tenir à sa seule et véritable vocation.
  5. Son hésitation provenait de la rétention d’urine dont il souffrait et de la crainte de ne pas trouver les commodités nécessaires pour y p… à l’aise. La princesse daigna le rassurer.
  6. Elle l’était lorsque ces articles parurent dans le Nain jaune ; depuis, on l’a comprise dans la Correspondance.
  7. Ceux qui seront curieux de voir de quoi il s’agit, n’ont qu’à prendre le tome V des Causeries du Lundi, page 334.