Sainte-Beuve et ses inconnues/Chapitre 11

XI

UN DUEL À LA PLUME.


Parmi les attaques auxquelles le critique fut en butte pendant sa longue carrière, celle de Balzac est restée la plus célèbre, tant par la qualité de l’agresseur que par la violence et la grossièreté des représailles. Elle mérite qu’on s’y arrête un instant, dût-on n’en retirer d’autre profit que celui des Spartiates devant l’ivresse des ilotes.

Le grand romancier affectait d’être insensible à ce que l’on pouvait dire de ses livres et prétendait que rien de ce côté-là n’avait le don de l’émouvoir. Le contraire serait plus vrai. Ainsi que tous les artistes, il se préoccupait fort de ce que l’on pensait, de ce que l’on écrivait sur son compte. Quelque haute opinion qu’il eût de sa valeur et de la portée de son talent, il n’était pas fâché de voir cette opinion partagée et professée par les autres ; il ajoutait une grande importance à la façon dont chacune de ses œuvres était accueillie par les journaux.

Pour s’en convaincre, il suffit de relire les deux ou trois numéros de la Revue parisienne publiée par lui en 1840, où il étale bravement son exubérante personnalité. Ce recueil, dont il était l’unique rédacteur, semble n’avoir eu d’autre but que de le venger de ses rivaux et des malavisés qui se refusaient de le proclamer homme de génie. Le plus maltraité de tous, celui contre lequel il dirige toute l’artillerie et les foudres de sa colère, c’est Sainte-Beuve qui avait, en 1834, compris Balzac dans sa galerie des auteurs contemporains. Il est vrai de dire que le peintre a assaisonné les éloges de ce portrait d’une pincée de correctifs qui en corrompent singulièrement la douceur. Jamais il ne mérita mieux la définition que M. de Pontmartin a donné de lui dans les Jeudis de madame Charbonneau : « Il excellerait à distiller une goutte de poison dans une fiole d’essence, de manière à rendre l’essence vénéneuse et le poison délicieux. » En lisant l’étude, on ne se doute pas d’abord de toute la malice qu’elle recèle ; l’ingénieux critique a si adroitement enfoncé dans sa pelote chatoyante une foule de fines aiguilles, qu’il faut un œil exercé pour les découvrir, une certaine dextérité de main pour les en retirer. C’est à croire que, forcé de louer à tour de bras ses amis du cénacle et les divers auteurs déjà célèbres, il a cédé à la démangeaison trop naturelle de se dédommager sur l’homme nouveau qui surgissait dans la littérature en dehors de l’école régnante et sans lien direct avec la tradition.

Il ne lui accorde pas une qualité sans la faire suivre immédiatement d’une restriction qui l’efface ou l’obscurcit. Ainsi, après avoir reconnu l’heureuse idée qu’a eue le romancier de transporter la scène de ses récits d’une province à l’autre et de conquérir, comme Henri IV, la France ville à ville, il ajoute aussitôt :

« Dans Paris, au contraire, le succès a été moindre, bien que fort vif encore, mais on a contesté plusieurs mérites à l’auteur ; il a eu peine à se pousser, à se classer plus haut que la vogue, et, malgré son talent redoublé, malgré ses merveilleuses délicatesses d’observation, à monter dans l’estime de plusieurs jusqu’à un certain rang sérieux…

Il devine les mystères de la province, il les invente parfois ; il méconnaît le plus souvent et viole ce que ce genre de vie, avec la poésie qu’il recèle, a de discret avant tout, de pudique et de voilé…

La plupart de ses commencements sont à ravir ; mais ses fins d’histoire dégénèrent ou deviennent excessives. Il y a un moment, un point où, malgré lui, il s’emporte. Son sang-froid d’observateur lui échappe ; une détente lui part, pour ainsi dire, en dedans du cerveau, et enlève à cent lieues les conclusions. »

Dans un autre passage, il caractérise en termes excellents l’influence prestigieuse et séductrice exercée sur les femmes par l’habile magicien :

« Il sait beaucoup de choses des femmes, leurs secrets sensibles ou sensuels ; il leur pose en ses récits des questions hardies, familières, équivalentes à des privautés. C’est comme un docteur encore jeune qui a une entrée dans la ruelle ou dans l’alcôve ; il a pris le droit de parler à demi-mot des mystérieux détails privés qui charment confusément les plus pudiques. »

Mais, sans plus tarder, il corrige ce que l’éloge aurait de trop flatteur par les paroles suivantes :

« Balzac, en ses romans, est une marchande de modes, ou mieux, c’est une marchande à la toilette. Et, en effet, que de belles étoffes chez lui ! mais elles ont été portées, il y a des taches d’huile et de graisse presque toujours. »

Le romancier avait eu, on le sait, des débuts pénibles, de longs tâtonnements avant de percer ; il avait mis la main à bien des livres obscurs publiés sous divers pseudonymes. Voici comment le critique lui jette à la tête ces premiers et infructueux essais :

« Il a sa manière, mais vacillante, inquiète, cherchant souvent à se trouver elle-même. On sent l’homme qui a écrit trente volumes avant d’acquérir une manière ; quand on a été si long à la trouver, on n’est pas bien certain de la garder toujours. »

Ailleurs, il le compare aux généraux qui n’emportent la moindre position qu’en prodiguant le sang des troupes et en perdant beaucoup de monde : « C’est l’encre seulement qu’il prodigue, ajoute-t-il malicieusement ; on se rachète avec lui sur la quantité. »

Puis arrive l’inévitable accusation d’immoralité, sur laquelle Sainte-Beuve insiste plus que de raison :

« M. de Balzac a fréquemment, et à son insu peut-être, l’image lascive, le coup de pinceau vagabond et sensuel… Crébillon fils se ressouvient de Rétif… »

Enfin, usant d’un artifice qui lui permet d’attribuer à autrui ce dont il hésite à endosser lui-même la responsabilité, il se fait dire par un ami :

« Encore maintenant, voyez ? N’est-il pas vraiment, à beaucoup d’égards, un Pigault-Lebrun de salon, le Pigault-Lebrun des duchesses ? »

Il prête à ce même ami un dernier et mép risant propos, qui, paraît-il, avait réellement été tenu par J.-J. Ampère :

« C’est drôle ! quand j’ai lu ces choses-là (certaines descriptions sales et minutieusement ignobles), il me semble toujours que j’ai besoin de me laver les mains et de brosser mon habit. »

Nous savons, par un récit de M. Jules Sandeau, quel fut l’effet de cet article sur Balzac. Celui-ci, dans ses fréquentes rencontres avec l’auteur du portrait, n’avait sans doute reçu de lui que des louanges ; il avait d’ailleurs assez donné de preuves d’un talent de premier ordre pour se croire le droit d’être traité aussi favorablement que les autres grands écrivains, que le peintre littéraire ne présentait jusque-là que par leurs beaux côtés. Il s’apprêtait donc à savourer l’enivrant breuvage sans se douter de l’amertume qu’il trouverait au fond.

Les premières pages le chatouillèrent agréablement ; il avala même sans trop de grimace quelques-uns des traits cités plus haut ; mais à la fin, révolté de tant de chicanes, de pointes méticuleuses, il jeta de dépit la brochure en s’écriant : « Il me le paiera ! je lui passerai ma plume au travers du corps ! »

Pareil dessein n’est pas facile à exécuter, et les journaux se prêtent malaisément aux rancunes des auteurs vexés. Six années s’écoulèrent avant qu’une occasion favorable s’offrît à Balzac de soulager sa bile ; mais, pour avoir si longtemps cuvé dans le silence, elle n’en éclata que plus amère et plus féroce.

C’est qu’aussi la condition de l’homme de lettres a bien changé depuis la Révolution ! Autrefois la société aristocratique, dont se composait le public, avait un cadre restreint, un goût fixe et du temps de reste. Il suffisait d’un conte badin, d’une tragédie ou d’un bouquet à Chloris gentiment rimés pour mériter sa sympathie et attirer son attention. L’auteur était aussitôt prisé à son titre, choyé, pensionné, de tous les soupers et fêtes. L’insociable Jean-Jacques, malgré son hypocondrie, ne fit pas même exception. Quel concours, autour de ce sauvage, de financiers, de grands seigneurs et de femmes du monde pour l’amadouer ou lui venir en aide !

Aujourd’hui le public est immense, confus, morcelé en mille fractions d’humeur et de goûts différents. Il faut frapper souvent et fort pour qu’il entende. Ce n’est pas assez d’une œuvre, ni de deux, ni de vingt. Gare au producteur qui s’arrête un instant ! L’oubli se fait sur son nom, le sillon s’efface et l’œuvre, qu’il a mis dix ans à édifier pièce à pièce, disparaît dans la pénombre. Aussi le voyez-vous forger sans trêve, battre son enclume et forcer l’attention. La nuit se passe au travail et le jour à courir les journaux, à chauffer les amis. Car le mérite ne vaut que par le bruit qu’il fait ; les plus grands artistes et écrivains de notre époque en ont été aussi les plus grands charlatans..

Balzac n’était pas des moindres. Au moment où parut son portrait il avait, sans compter 25 ou 30 volumes de romans non signés, déjà produit la Physiologie du mariage, le Père Goriot, la Femme de trente ans, la Vieille Fille, Gaudissard, les Célibataires, Eugénie Grandet, Louis Lambert, la Recherche de l’absolu, la Peau de chagrin, et je ne sais combien d’autres livres qui, pour être de qualité inférieure, n’en portaient pas moins la marque de son talent. Et c’est au moment où il s’arrête enfin dans ce labeur de géant, où il prête l’oreille, s’attendant à un cri d’admiration, qu’une voix désobligeante chicanera son génie ! Ah ! si l’on pouvait lui répondre !

Quel écrivain n’a rêvé d’avoir sous la main un journal où, à l’aise et sans contrôle, il puisse éreinter ses rivaux et chanter sa gloire ? Avoir ses coudées franches et pas de rédacteur en chef ! quel bonheur !

Ce rêve, Balzac parvint enfin à le réaliser en 1840 : il fonda la Revue parisienne et la rédigea tout seul. Dieu sait s’il en profite pour faire à son tour la leçon aux autres et remanier la carte d’Europe au gré de son imagination. Peu s’en faut qu’il ne demande à remplacer M. Thiers au ministère. Mais son premier soin, vous le pensez bien, est de courir sus au critique malencontreux. Sans plus tarder, il entreprend son exécution.

Le début de l’article est sur un ton de modération qui ne se soutiendra pas. L’auteur se propose, dit-il, de répondre dignement à des attaques sans dignité ; mais bientôt la fièvre l’emporte, et le voilà qui tombe dans l’injure et la bouffonnerie :

« Ce bibliothécaire doit être passé par les armes de la plaisanterie, car il serait impossible de le combattre par les siennes, de se tenir sur un terrain où l’on s’enfonce dans un ennui boueux jusqu’à mi-jambe. Il est casanier, travailleur, et ne répand l’ennui que par sa plume. En France, il se garde bien de pérorer, comme il l’a fait à Lausanne, où les Suisses, extrêmement ennuyeux eux-mêmes, ont pu prendre son cours pour une flatterie…

Quand vous aurez passé le pont des Arts, Parisiens, prenez à droite : la Bibliothèque mazarine est à gauche ! Vous pourriez bailler en allant de ce côté.

En lisant Sainte-Beuve, tantôt l’ennui tombe sur vous, comme parfois vous voyez tomber une pluie fine qui finit par vous percer jusqu’aux os. Les phrases à idées menues, insaisissables, pleuvent une à une et attristent l’intelligence qui s’expose à ce français humide. »

Tout le sel et l’esprit du monde ne feront jamais excuser de telles charges d’atelier. Ce qui suit devient réellement odieux :

« La muse de M. Sainte-Beuve est de la nature des chauves-souris et non de celle des aigles. Elle a peur de contempler de tels horizons, elle aime les ténèbres et le clair-obscur : la lumière offense ses yeux. Sa phrase molle et lâche, impuissante et couarde, côtoie les sujets, se glisse le long des idées ; elle tourne dans l’ombre comme un chacal, elle entre dans les cimetières, elle en rapporte d’estimables cadavres qui n’ont rien fait à l’auteur pour être ainsi remués. »

Quand on songe que l’homme si indignement bafoué fut le plus intelligent et le plus sagace des historiens littéraires ; que, l’analyse psychologique en main, il perça la sécheresse de Port-Royal et en fit jaillir tant de sources vives, on se prend de pitié pour le pamphlétaire qui méconnaît à ce point la poésie et le talent. N’était-ce pas, au contraire, un noble emploi de l’esprit que de rappeler les anciennes mémoires, de les rafraîchir, les renouveler, redonner de l’accent à ces voix déjà lointaines et souffler un instant la vie à des cendres éteintes ?

Mais Balzac n’était pas homme à le souffrir. Avec l’insolence d’un nouveau venu qui se pavane sur le devant de la scène, il ne saurait admettre qu’on accorde le moindre souvenir à un mort. N’est-ce pas le voler, écorner sa part de louanges et de coups d’encensoir ?

Sa diatribe ne se relève un peu que vers la fin, lorsqu’elle vise les poésies de l’adversaire, qui étaient, il est vrai, son côté faible, la partie de ses œuvres pour laquelle il avait le plus de tendresse, comme une mère pour celui de ses enfants que la nature a le moins favorisé..

« Les poésies de M. Sainte-Beuve m’ont toujours paru être traduites d’une langue étrangère, par quelqu’un qui ne connaîtrait cette langue qu’imparfaitement. Il a la prétention de comprendre sa poésie, mais c’est une fatuité d’auteur. Sur la fin de leurs jours, Newton et Laplace avouaient qu’ils ne se comprenaient plus eux-mêmes. Il n’y a que des géomètres pour avouer cela. Les poëtes se feraient tirer à quatre chevaux plutôt que de s’abandonner à de pareilles confidences. »

Balzac comprit sans doute que tous ces traits n’avaient pas entamé l’adversaire, et il revint à la charge dans son roman les Fantaisies de Claudine, qu’il a depuis appelé, je crois, un Prince de la Bohême. Il y parodie, avec la malignité d’un gamin, le style un peu maniéré des premiers volumes de Port-Royal et celui de Volupté. Dans ces deux ouvrages, Sainte-Beuve avait abusé, en effet, de ces épithètes moitié idéales, moitié réelles, essentiellement poétiques, qui font entrer dans le secret des choses et en éveillent en nous le sentiment. Il était facile de le ridiculiser sur ce point. Il suffisait de détacher quelques adjectifs du milieu qui les explique et les justifie, pour qu’ils parussent aussitôt extravagants, de mauvais goût. C’est pourtant le procédé commode dont l’irascible romancier n’hésita pas à se servir.

Sainte-Beuve prit sa revanche en homme supérieur. À la mort de Balzac, en 1850, il écrivit sur lui un article excellent, purgé de toute rancune, plein de justesse, sympathique même, et qui ne laissait rien à désirer aux plus fervents admirateurs de cet étonnant génie. En même temps, il profita de ce qu’il y avait de vrai dans les épigrammes lancées contre lui, se corrigea de ses défauts et devint le critique le plus autorisé, le penseur le plus hardi, l’écrivain le plus savoureux que le XIXe siècle eût encore produit.