Sainte-Beuve et ses inconnues/Chapitre 1

SAINTE-BEUVE ET SES INCONNUES


I

ENFANCE. — PREMIÈRE AMOURETTE. — DÉPART POUR PARIS.


Après le plaisir de faire l’amour, il n’en est pas de plus grand que d’en parler, d’en décrire les ivresses, d’en rappeler les émotions, les joies et les douleurs. Aussi les héroïnes de tragédie n’apparaissent-elles sur le théâtre que flanquées d’une confidente à qui elles dépeignent leur tourment, et qui répond comme un écho aux agitations passionnées de leur âme. La contagion a gagné nos grands écrivains ; chacun d’eux se croit tenu de nous rendre compte de ses bonnes fortunes, et le public devient ainsi leur confident.

Quand ils sont sincères, ce qui est rare, leur confession, loin de déplaire, est pour nous du plus grand intérêt ; elle nous gagne le cœur. L’humanité, reconnaissant en eux ses propres faiblesses, se mire avec complaisance dans le tableau de leurs égarements.

Pourquoi sommes-nous profondément remués par certaines pages de J.-J. Rousseau ? C’est que nous y retrouvons nos propres sentiments, les souvenirs de notre jeunesse et ce vague désir qui, nous attirant vers les femmes au printemps de la vie, a fait éprouver à nos sens de si enivrantes délices que le reste de nos jours en est comme embelli et parfumé.

Malheureusement, son livre reste unique. Tous les prétendus Mémoires et Confidences, que l’on nous a donnés depuis, ne sont que des romans où l’auteur se farde et se pose à son avantage en vue de la postérité. Le parti-pris en corrompt la sincérité.

Les meilleures confessions sont encore celles que l’on fait sans dessein, sans plan arrêté et comme à son corps défendant. Tel est le cas de Sainte-Beuve. Il a semé çà et là, dans ses livres, une foule, d’aveux marqués au coin de la franchise, et qui ouvrent des jours nouveaux sur ses idées et ses sentiments ; il n’y a guère qu’à l’y découper pour le dessiner aux yeux et le faire saillir avec relief. On peut dire qu’il a passé sa vie, comme Montaigne, à faire son portrait, quoique avec moins de coquetterie. Il a laissé de plus, afin de nous guider, deux autobiographies très-exactes où sont indiqués les points essentiels. Après avoir tant fait pour la mémoire des autres, n’était-il pas juste qu’il prît quelque soin de la sienne ?

Doué d’une complexion fort amoureuse et d’un caractère à velléités indépendantes, il a largement usé des libertés du célibat. Sans prétendre le suivre à travers tous les mondes qu’il a traversés, nous pouvons cependant, en nous aidant des biographies déjà publiées, d’un ouvrage posthume et de nos souvenirs personnels, raconter quelques-unes des aventures que ses passions lui firent courir.

Est-il besoin de réfuter le reproche banal de laideur sur lequel on a tant insisté ? Sainte-Beuve n’avait certes rien d’un Adonis ; les traits de son visage étaient empreints de vigueur plus que de grâce et de beauté. Soit. Mais combien ne rachetait-il pas ce désavantage, si c’en est un, par l’affabilité de ses manières et la délicatesse de ses attentions ! Élevé avec tendresse par sa tante et par sa mère, il avait reçu d’elles le charme et les coquetteries du tempérament féminin. Dès qu’il était en présence d’une jupe, duchesse ou grisette, son visage rayonnait de béatitude, ses yeux pétillaient de malice et son fin sourire désarmait la fierté. Sans jamais se départir des prévenances et de la politesse d’un autre âge, il savait s’insinuer dans leur confiance, entrer dans leurs intérêts, se pâmer d’admiration pour leurs attraits ou leur esprit, déployer enfin toutes les câlineries et séductions qui triomphent des plus rebelles. Ajoutez-y, ce qu’elles ne dédaignent pas, un dévouement à toute épreuve et une grande générosité. Que faut-il de plus pour réussir ? Être poëte ? Il l’était ; ses vers avaient même je ne sais quoi de discret, d’intime et de douloureux qui appelait la consolation.

Tout cela, au fond, je le crois, n’était à autre fin que d’introduire plus adroitement l’ennemi dans la place, de planter, suivant son expression, le clou d’or de l’amitié. Il n’en est pas moins vrai qu’il avait de quoi plaire et qu’il est souverainement injuste d’attribuer, ainsi qu’on l’a fait, la sévérité de quelques-uns de ses jugements à un dépit amoureux.

Dans une lettre à Mlle Ernestine Drouet, je puise les meilleures raisons de son impartialité ; c’était un don de nature qu’aucun dépit, amoureux ou autre, n’était capable de troubler : « Plus je vais, plus je deviens indifférent : seulement, les jugements se forment en moi, et, une fois établis, après deux ou trois secousses ou épreuves, ils sont affermis et ne délogent plus. Je crois, d’ailleurs, n’avoir aucune animosité. Remarquez que je n’ai pas assez de temps pour cela ; les animosités elles-mêmes demandent à être cultivées. Obligé si souvent de déplacer mon esprit et mon intérêt, de l’attacher et de l’enfoncer en des écrits et des auteurs si différents, y cherchant chaque fois le plus de vérité possible, je me blase aussi vite sur les irritations et les piqûres, et, au bout de quelque temps, je ne sais presque plus de quoi il s’agit. » Il était trop occupé de penser pour avoir le temps de haïr. Un jour que j’avais eu la légèreté de répéter devant lui, contre une personne qui lui avait été injustement hostile, un de ces méchants propos avec lesquels on flétrirait la vertu même, il me tança vertement et prit la défense de sa belle ennemie.

Un usage, emprunté aux savants d’Allemagne et qui tend à se répandre chez nous, veut que l’on ne raconte plus guère la vie de quelqu’un sans remonter à ses origines, sans ouvrir tout grand le rideau de l’alcôve où il fut engendré. On nous fait assister au mystère de sa génération, afin de préciser exactement ce qui, dans sa nature, vient de sa mère et ce qu’il tient en droit fil de son père. Sainte-Beuve, qui raille agréablement cette indiscrétion chez les autres, la comparant à celle d’un faune rieur qui regarderait par-dessus l’épaule et jusque dans le sein de Clio, a tenu pourtant à nous initier lui-même du secret de son organisation. Il nous apprend que son père, Charles-François de Sainte-Beuve, natif de Moreuil en Picardie, était venu jeune se fixer à Boulogne-sur-Mer comme employé des aides. Successivement contrôleur des droits réunis, puis organisateur et directeur de l’octroi, il aima longtemps une demoiselle de la bourgeoisie et de race anglaise, Augustine Coilliot ; mais il ne put, vu leur manque de fortune, l’épouser qu’à l’âge de cinquante et un ans, alors qu’elle-même en avait près de quarante. Leur union tardive fut, à huit mois de là, brisée par la mort du mari qui laissait sa femme enceinte. L’enfant naquit ainsi dans le deuil et il attribue, avec quelque apparence de raison, le caractère mélancolique de son talent, aux ennuis de sa mère pendant sa grossesse. Rien d’étonnant qu’il ait dû aux souffrances ressenties dans l’amnios cette crainte prudente et cette maturité précoce à qui le monde dès l’abord ne semblera ni si riant ni si facile qu’à d’autres. Quant à son père, le prestige de l’absence en embellissant l’image à ses yeux, il va jusqu’à lui faire honneur de sa propre vocation d’écrivain.

« Mon père avait fait de bonnes études, et depuis il avait toujours cultivé la chose littéraire avec amour, avec goût. Homme sobre et de mœurs continentes, il m’a eu à plus de cinquante ans, quand son cerveau était le mieux meublé possible et que toute cette acquisition littéraire, qu’il avait amassée durant sa vie avait eu le temps de se fixer avec fermeté dans son organisation. Il me l’a transmise en m’engendrant ; et dès l’enfance j’aimais les livres, les notices littéraires, les beaux extraits des auteurs, en un mot ce qu’il aimait. Le point où mon père était arrivé s’est trouvé logé dans un coin de mon cerveau à l’état d’organe et d’instinct, et ç’a été mon point de départ. »

Sentiment honorable autant que juste, qui fait ainsi remonter la gloire ! Il est bon que le père, comme en Chine, gagne et croisse en honneur par les mérites mêmes de son fils. Au fond la théorie est plus spécieuse que vraie, et l’on aurait tort de la généraliser, car elle ferait de chacun de nous le continuateur fatal et progressif de celui à qui nous devons le jour. Nombreux au contraire sont les fils en qui ne se retrouve rien de la molécule originelle et qui font mentir le proverbe connu.

Auprès de Mme Sainte-Beuve, et pour l’aider à élever son fils, vint s’établir une sœur du défunt qui, elle aussi, s’étant mariée fort tard, était devenue veuve et avait hérité d’un petit douaire. En réunissant leurs ressources, les deux dames pouvaient disposer de trois à quatre mille francs de revenu et d’une maison qu’elles habitaient rue des Vieillards. C’était assez pour vivre, mais trop peu pour assurer l’avenir de celui sur lequel se fondaient leurs espérances. Il est vrai que la médiocrité de fortune est peut-être le plus sur des points de départ. Loin de nuire au talent, quand il existe, elle lui sert plutôt d’éperon. Mis en demeure de parvenir quand même, le peu de secours aiguise ses désirs et son industrie, et met en œuvre tout ce qui est en lui. L’enfant, averti de bonne heure ; dirigé et couvé, pour ainsi dire, par une double sollicitude, vint à souhait, sage, docile, studieux, distançant à l’étude tous les élèves de la pension Blériot. On ne trouvait à reprendre, dans son caractère, qu’un peu trop de fierté, certain ressort assez vif qui le rendait moins commode qu’il n’aurait fallu dans l’habitude.

On sait que Boulogne était le port d’où Napoléon comptait s’élancer pour sa descente en Angleterre. Il y venait de temps à autre passer en revue l’armée et la flottille. En 1811, notre jeune écolier, en compagnie de militaires et costumé en hussard, assista à la dernière de ces revues et vit de près le grand capitaine. Je doute que ce spectacle l’ait beaucoup enthousiasmé ; ou, s’il rêva un moment de gloire et de combats, les événements y mirent obstacle. Au fond, il était de ceux qui en guise d’épée auront surtout à cœur de tenir une bonne plume. Dans ses sorties, il passait souvent devant la maison de la haute ville où le Sage s’était retiré, sur ses vieux jours, et se disait sans doute : « Et moi aussi je ferai des livres et je laisserai un souvenir dans ce monde qui passe. » Presque tous les ans, pendant les vacances, il avait le plaisir de voir l’historien des croisades, Michaud, et d’entendre au dessert son odyssée. Ce qui le frappa surtout chez un homme que l’on considérait comme un des chefs du parti royaliste et religieux, ce fut d’apprendre que, mis en prison et se croyant à la veille de périr, il avait fait demander et avait lu, comme livre de consolation, les Essais de Montaigne[1].

Une autre visite, celle de Victor Jacquemont, parisien de son âge et de l’école de Stendhal, apprit au contraire au jeune Boulonnais combien l’esprit que l’on affecte est déplaisant. Dans un dîner qu’ils firent ensemble chez un de leurs camarades, il fut blessé d’entendre ce freluquet répéter à tout propos un mot qui faisait la scie à la mode en 1817. Son instinct de critique l’avertissait déjà qu’il est mieux de ne pas tant appuyer.

Cependant à la pension il s’était fait un ami, Eustache Barbe, avec lequel il se livrait à de longues promenades autour des remparts ou au vallon du Denacre, ou encore sur les sables de la plage, respirant à pleins poumons les brises fortifiantes de la mer. Ils causaient ensemble non d’amusements et de jeux, mais de choses sérieuses, de Dieu, de la religion. L’un, qui devait entrer dans le sacerdoce et enseigner le dogme, y croyait déjà aveuglément ; l’autre préludait à son rôle de grand sceptique par des objections et des réserves. Malgré l’opposition de leurs caractères et la différence de leurs destinées, le lien d’amitié ne sera brisé entre eux que par la mort. La dernière lettre de Sainte-Beuve à l’abbé, datée de 1865, contient cette phrase typique : « Si tu te rappelles nos longues conversations sur les remparts, ou au bord de la mer, je t’avouerai qu’après plus de quarante ans j’en suis encore là. Je comprends, j’écoute, je me laisse dire ; je réponds faiblement, plutôt par des doutes que par des arguments bien fermes ; mais enfin, je n’ai jamais pu parvenir à me former, sur ce grave sujet, une foi, une croyance, une conviction qui subsiste et ne s’ébranle pas le moment d’après. » Cela n’a pas empêché un juge de Boulogne, M. Morand, d’insinuer, en publiant ces lettres, que l’illustre critique était au fond catholique sincère et que le respect humain seul avait dicté ce qu’il y a de philosophique dans son œuvre[2]. Si ce magistrat apporte à son tribunal un esprit de discernement aussi intelligent, que doivent penser les justiciables ?

Bientôt l’amitié ne suffît plus au cœur de l’écolier ; un sentiment plus vif s’empare de lui ; voici venir le premier attrait invincible, le plus simple, le plus éternel de tous ; celui dans lequel les sens jouent leur rôle, même à leur insu, l’amour de Chloé pour Daphnis, celui de Paul pour Virginie. Non loin de la ville, au château de Wierre, habitait une famille amie de la sienne, où il rencontra une blonde fillette de seize ans avec laquelle il jouait d’abord en camarade. L’habitude familière du voisinage favorisant leur inclination, il ne tarda pas à l’aimer avec toute la vivacité d’une première ardeur. Mais dès qu’il sentit s’élever les mouvements inconnus qui devancent la puberté, honteux et effrayé de cet éveil des sens, il voulut en réprimer la précoce émotion et combattre un penchant dont on lui avait dit tant de mal. Puis, encouragé par un accueil qui n’avait rien de farouche, il s’abandonna à l’attrait et prit souvent le sentier le long de la haie et du ruisseau qui mène directement à la grille du parc. Après avoir consumé le jour aux impatiences du désir, chaque soir, à la clarté des étoiles, il rencontrait la jeune fille près du balcon encadré de lierre, et se livrait avec elle à de longues causeries coupées de soupirs et de silences. Que de fois, promenant leurs pas assoupis sur le velours des gazons, le long de l’enclos du verger en fleurs, les deux enfants se redirent à mi-voix des aveux déjà répétés, mais toujours si doux à entendre ! Quelle volupté pour l’amant de serrer un bras dont les souples rondeurs ravissaient la main, de remonter un mantelet sur des épaules frissonnantes, de ramasser un mouchoir qu’il ne rendait qu’après en avoir respiré le parfum virginal ! Et les confidences sans fin sous le murmure du feuillage, et les projets d’avenir caressés longuement, et les promesses d’éternelle fidélité, et les menus suffrages accordés ou ravis dans une étreinte furtive !

Plus tard, on aime à se rappeler, dût-on en sourire un brin, ces naïfs enchantements de l’enfance : « Notre familiarité avait cela d’attrayant qu’elle était indéfinie, et que le lien délicat qui flottait entre nous n’ayant jamais été pressé, pouvait indifféremment se laisser ignorer ou sentir, et fuyait à volonté sous ce mutuel enjouement qui favorise les tendresses naissantes. Le plus souvent, dans le tête-à-tête, nous ne nous donnions pas de noms en causant parce qu’aucun ne serait allé juste à la mesure du vague et particulier sentiment qui nous animait. Devant le monde, le visage était toujours là pour corriger ce que l’usage imposait de trop cérémonieux. Mais seuls nous nous gardions d’ordinaire, nous nous dispensions de tout nom, heureux de suivre bien uniment, l’un à côté de l’autre, le fil de notre causerie, et cette aisance même, qui au fond ne manquait pas de quelque embarras, était une grâce de plus dans notre situation, une mystérieuse nuance. »

Hélas ! à peine ébauchée, ainsi qu’il arrive d’ordinaire, l’idylle fut interrompue et supprimée par la volonté des parents. Les amoureux étaient trop jeunes pour songer au mariage. D’ailleurs, Sainte-Beuve avait l’esprit trop romanesque pour se contenter d’un bonheur si facile ; il ne se sentait pas la force de faire au chaste amour qui s’offrait à lui le sacrifice de rêves ambitieux.

« D’étranges idées sur l’amour m’étaient survenues. En même temps que la crainte d’arriver trop tard m’embrasait en secret d’un désir immédiat et brutal, qui, s’il avait osé se produire, ne se fût guère embarrassé du choix, je me livrais en revanche, dans les intervalles, au raffinement des plans romanesques. Mais, à aucun moment de cette alternative, le sentiment permis, modeste et pur, ne trouvait place, et je perdais par degrés l’idée facile d’y rapporter le bonheur. »

Déjà il est de ceux qui, dès le début, ont trop réfléchi, trop disserté sur l’amour pour le ressentir dans toute sa naïveté.

S’il aime à filer l’intrigue amoureuse, une union conjugale et ce qui s’ensuit ne lui sourit pas ; c’est trop simple et trop prosaïque ; il nous le redit sur tous les tons :

« Amour, naissant amour, ou quoi que ce soit qui en approche ; voix incertaine qui soupire en nous et qui chante ; mélodie confuse qu’en souvenir d’Eden, une fois au moins dans la vie, le Créateur nous envoie sur les ailes de notre printemps ! Choix, aveu, promesse, bonheur accordé qui s’offrait alors et dont je ne voulus pas ! Quel cœur un peu réfléchi ne s’est pas troublé, n’a pas reculé presque d’effroi au moment de vous presser et de vous saisir ! »

Comme on voit là se prononcer les instincts du célibataire en même temps que la prudence du bourgeois ! Faute d’une fortune suffisante pour soutenir selon son rang les charges et dépenses du mariage, on préfère rester garçon. Dans le peuple, il y a plus de hardiesse, plus de confiance en l’avenir et, pour tout dire, un sentiment de force qui ne se trouve pas ici.

Les mœurs réglées sourient peu, il est vrai, aux esprits romanesques et ne les amusent qu’un instant. Pour les intéresser ou les émouvoir, il faut l’irrégularité des situations et les orages d’un attachement défendu.

Chez Sainte-Beuve, contrairement à la maxime de la Rochefoucauld, l’esprit ne sera jamais la dupe du cœur. En satisfaisant aux appétits de l’un, il ne négligera pas d’orner l’autre. Dès ce moment le désir de savoir le grec lui était venu. Comme personne autour de lui ne pouvait guère en déchiffrer que les caractères, il essaie de l’étudier seul, opiniâtrement, sans secours ; puis, en désespoir de cause, se résout d’aller l’apprendre à Paris où seulement on le savait et décide sa mère à l’y envoyer.

Voulez-vous tenir de lui comment on doit étudier cette langue et les efforts qu’il a faits pour y parvenir ? Il nous le dira avec abondance et verve. « Ah ! savoir le grec, ce n’est pas, comme on pourrait se l’imaginer, comprendre le sens des auteurs, de certains auteurs en gros, vaille que vaille (ce qui est déjà beaucoup), et les traduire à peu près ; savoir le grec, c’est la chose du monde la plus rare, la plus difficile, — j’en puis parler pour l’avoir tentée maintes fois et y avoir toujours échoué ; — c’est comprendre non pas seulement les mots, mais toutes les formes de la langue la plus complète, la plus savante, la plus nuancée ; en distinguer les dialectes, les âges ; en sentir le ton et l’accent, — cette accentuation variable et mobile sans laquelle on reste plus ou moins barbare ; — c’est avoir la tête assez ferme pour saisir chez les auteurs tels qu’un Thucydide le jeu de groupes entiers d’expressions qui n’en font qu’une seule dans la phrase et qui se comportent et se gouvernent comme un seul mot. » Il continue ainsi, accumulant comme à plaisir les difficultés. Aux conditions indispensables qu’il impose, on peut affirmer hardiment que personne parmi les modernes, peut-être même chez les anciens, n’a atteint un tel degré de perfection, un idéal si haut placé.

En tout cas, les professeurs qu’il rencontre à Paris sont un peu loin de la route. Si l’élève avait rêvé de nobles et délicats festins où circuleraient, au son d’une lyre, les coupes d’or couronnées de fleurs, au milieu de convives uniquement occupés de philosophie et d’art, il fallut en rabattre. Admis à la table de son maître de pension Landry, il y connut quelques-uns des universitaires alors en renom et de ses devanciers en critiques, dont voici le vivant portrait : « gens de collège ayant du cuistre et de l’abbé, du gâcheux et du corsaire, du censeur et du parasite ; instruits d’ailleurs, bons humanistes, sachant leurs auteurs, aimant les lettres, certaines lettres ; aimant à égal degré la table, le vin, les cadeaux, les femmes ou même autre chose. — Etienne Béquet, le dernier, n’aimait que le vin ; tout cela se passant gaîment, rondement, sans vergogne et se pratiquant à la mode classique, au nom d’Horace et des anciens, et en crachant force latin ; — critiques qu’on amadouait avec un déjeuner et qu’on ne tenait pas même avec des tabatières ; — professeurs, et de la vieille boutique universitaire avant tout ; — et j’en ai connu de cette sorte qui étaient réellement restés professeurs, faisant la classe : ceux-là, les jours de composition, ils donnaient régulièrement les bonnes places aux élèves dont les parents ou les maîtres de pension les invitaient le plus souvent à dîner. Planche, l’auteur du dictionnaire grec, en était et bien d’autres ; race ignoble au fond, des moins estimables, utile peut-être ; car enfin, au milieu de toute cette goinfrerie, de cette ivrognerie, de cette crasse, de cette routine, ça desservait tant bien que mal le Temple du Goût ; ça vous avait du goût ou du moins du bon sens. Les avez-vous jamais vus à table un jour de Saint-Charlemagne ou de gala chez quelque riche bourgeois qui leur ouvrait sa cave ? Ça buvait, ça mangeait, ça s’empiffrait, ça citait au dessert du Sophocle et du Démosthènes, ça pleurait dans son verre : où le sentiment de l’antique va-t-il se nicher ? » Au lieu du banquet de Platon ou de Xénophon, célébré sous les portiques de marbre dans un jardin de Scillonte ou d’Athènes, nous avons là une de ces ripailles gauloises où l’on aime à boire sec et à manger salé.

  1. Je dois prévenir une fois pour toutes que là-même où je ne cite pas mon auteur, je lui emprunte assez souvent des expressions et des phrases. Il m’a semblé que le meilleur moyen de le faire connaître était de m’effacer le plus possible et de lui laisser la parole.
  2. Les preuves du contraire éclatent à chaque pas ; il faut avoir les yeux obstinément fermés à l’évidence pour ne pas les voir. Afin de couper court à la malveillance de telles insinuations, j’emprunte à la Correspondance une déclaration formelle : « Vous savez, mon cher ami, à quel fond de vérités je crois, autant qu’un tel mot est applicable au faible esprit de l’homme ; les années m’affermissent dans cette manière de voir et d’envisager le monde, la nature et ses lois, et notre courte et passagère apparition sur une scène immense où les formes se succèdent au sein d’un grand tout dont nous saisissons à peine quelques aspects et dont l’incompréhensible secret, nous échappe. Ce n’est ni triste ni gai, mais c’est grave ; et, quand on en est là, on peut laisser avec leurs airs de dédain tous ces esprits disciples et superficiels, qui se flattent de tenir la clef des choses, parce qu’ils ont dans la main quelques bibelots chrétiens, païens ou autres, qu’ils adorent. Au diable les fétiches, de quelque bois qu’on les fasse ! » (Lettre au docteur Veyne, 22 octobre 1866)