Sainte-Beuve et ses inconnues/Préface

PRÉFACE



Pour qui veut connaître à fond un seul homme, un individu, tout trompe, tout est sujet à méprise, et l’apparence, et l’habitude, et les opinions, et le langage, et les actions même qui, souvent, sont en sens inverse de leur mobile : il n’y a qu’une chose qui ne trompe pas, c’est quand on a pu saisir une fois le secret ressort d’un chacun, sa passion maîtresse et dominante.

Il est très-utile d’abord de commencer par le commencement, et, quand on en a le moyen, de prendre l’écrivain supérieur ou distingué, dans son pays natal, dans sa race… Pour le critique qui étudie un talent, il n’est rien de tel que de le surprendre dans son premier feu, dans son premier jet ; de le respirer à son heure matinale, dans sa fleur d’âme et de jeunesse.

Quand on s’est bien édifié autant qu’on le peut sur les origines, sur la parenté immédiate et prochaine d’un écrivain éminent, un point essentiel est à déterminer, après le chapitre de ses études et de son éducation : c’est le premier milieu, le premier groupe d’amis et de contemporains dans lequel il s’est trouvé au moment où son talent a éclaté, a pris corps et est devenu adulte.

On ne saurait s’y prendre de trop de façons et par trop de bouts pour connaître un homme, c’est-à-dire autre chose qu’un pur esprit. Tant qu’on ne s’est pas adressé sur un auteur un certain nombre de questions et qu’on n’y a pas répondu, on n’est pas sûr de le tenir tout entier… Que pensait-il en religion ? Comment était-il affecté du spectacle de la nature ? Comment se comportait-il sur l’article des femmes ? Sur l’article de l’argent ? Était-il riche, était-il pauvre ? Quel était son régime, quelle était sa manière journalière de vivre ? etc. Aucune des réponses à ces questions n’est indifférente pour juger l’auteur d’un livre et le livre lui-même. — Ces diables de biographes ont en la plupart jusqu’ici la manie de rester dans les termes généraux. Ils trouvent que c’est plus noble. — Ces gens-là masquent et suppriment la nature.

Ce n’est pas moi qui blâmerai un critique de nous indiquer, même avec détail, la physiologie de son auteur et son degré de bonne ou mauvaise santé, influant certainement sur son moral et son talent. Accroissons le plus possible le nombre de ces livres naturels, où des esprits et des coeurs vivants se montrent avec sincérité et apportent une expérience de plus dans le trésor de l’observation humaine. Connaître et bien connaître un homme de plus, surtout si cet homme est un individu marquant et célèbre, c’est une grande chose et qui ne saurait être à dédaigner.

Le plus grand intérêt et le premier rang n’appartiennent qu’aux hommes qui ont couru toute leur pleine carrière et qui ont épuisé toutes les fortunes, qui ont donné toute leur mesure. Lorsque la critique s’applique à des talents aussi éminents, à des œuvres aussi distinguées, cette critique présuppose toujours une grande louange et une haute estime.

Il m’a semblé qu’à défaut de la flamme poétique qui colore, mais qui leurre, il n’y avait point d’emploi plus légitime et plus honorable de l’esprit que de voir les choses et les hommes comme ils sont, et de les exprimer tels qu’on les voit.

M. Villemain lisait un jour à Sieyès son éloge de Montaigne. Quand il en fut au passage où il est dit : Mais je craindrais en lisant Rousseau d’arrêter trop longtemps mes regards sur de coupables faiblesses qu’il faut toujours tenir loin de soi, Sieyès l’interrompit en disant : « Mais non, il vaut mieux les laisser approcher de soi pour pouvoir les étudier de plus près. » Le dirais-je ? je suis comme Sieyès. — Les tribunaux sont de mauvais juges en ces matières, et on a beau jeu sur le mur de la vie privée. C’est un beau thème à l’avocat général.

La plupart des hommes, d’ailleurs, n’ont pas lu ceux qu’ils jugent : ils ont une prévention première acquise par ouï-dire et on ne sait comment ; ils ont lu, à travers cela, quelques pages de vous, à la volée, et ils ignorent complétement l’origine littéraire et politique de l’homme, la suite de ses écrits recueillis ; ils n’ont pas même eu entre les mains les principaux de ses ouvrages et ceux sur lesquels il a consumé des années. — Avec cela, en général, ils n’aiment pas la vérité, c’est-à-dire cet ensemble non arrangé de qualités et de défauts, de vertus et de vices qui constituent la personne humaine. Ils veulent leur homme, leur héros, tout d’une pièce, tout un, ange ou démon ! C’est leur gâter leur idée, que de venir leur montrer dans un miroir fidèle le visage d’un mort avec son front, son teint et ses verrues. Pourquoi donc reculer devant l’expression entière de la nature humaine dans sa vérité ? Pourquoi l’affaiblir à dessein et presque en rougir ? Aurons-nous toujours l’idole et jamais l’homme ?

Voyons les hommes par l’endroit et par l’envers. Sachons ce que leur morale pratique confère ou retire d’autorité aux doctrines que célèbre et professe avec éclat leur talent.

Quand je dis de ne pas masquer l’homme, ce n’est pas que j’aie la grossièreté de vouloir qu’on exprime tout. Il y a des coins de vérité qu’on présentera plus agréablement sous un léger voile.

Les hommes, vus de près et dans l’intérieur, sont souvent pires, mais quelquefois aussi ils valent mieux que quand on ne les voit et qu’on ne les juge que d’après le monde et sur l’étiquette de la renommée.

Quand on le peut et quand le modèle a posé suffisamment devant vous, il faut faire les portraits les plus ressemblants possible, les plus étudiés, et réellement vivants ; y mettre les verrues, les signes au visage, tout ce qui caractérise une physionomie au naturel… Je crois que la vie y gagne et que la grandeur vraie n’y perd pas.

Je n’aime pas les portraits de convention, le public les aime assez ; il est toujours délicat de déranger un de ces portraits tels qu’il les a vus et tels qu’il les veut ; il semble qu’en y mettant les verrues et les taches, on ait dessein de le salir et de l’outrager… Tranquillisez-vous, ne vous fâchez pas ! on ne prétend rien ôter que de faux, on ne veut y remettre que la vérité de la physionomie et l’entière ressemblance.

Il n’est rien de tel, pour fortifier son jugement et accroître son expérience, que d’écouter les esprits supérieurs et de recueillir leurs témoignages, quand ils ne s’expriment pas en vue de la foule et pour amuser la galerie, mais quand ils parlent avec netteté et simplicité pour se laisser voir tels qu’ils sont à ceux qui sont dignes de les bien voir.

Sur ceux qui ont beaucoup écrit et surtout qui ont jugé les écrivains, on écrit beaucoup. La"" plume appelle la plume, et les amours-propres intéressés ont beaucoup de babil. Sur Malherbe, sur Boileau, sur Pope, sur Johnson, non content de les juger par leurs ouvrages, on a fait des livres, on a recueilli leurs moindres mots, on les a étudiés et poursuivis jusque dans le détail domestique de leur vie.

Si par la même méthode, sans plus d’art, mais avec la même impartialité, on bâtissait sur chacun de nos grands auteurs des volumes ainsi farcis et composés de détails biographiques, jugements, analyses, fragments de lettres, témoignages pour et contre, anecdotes et ana, on aurait toute la vérité désirable, on saurait d’original et de fond en comble, le talent, le caractère et la personne. Ce serait tout gain pour le lecteur ; la part et le mérite du collecteur disparaîtraient dans le résultat.


SAINTE-BEUVE, passim.