Saint Paul (Renan)/XVI. Suite de la troisième mission. Macedoine

Michel Lévy (p. 438-457).


CHAPITRE XVI.


SUITE DE LA TROISIÈME MISSION. — SECOND SÉJOUR DE PAUL EN MACÉDOINE.


Paul, en quittant Éphèse, suivit probablement la voie de terre, au moins durant une partie du chemin[1]. Il avait calculé, en effet, que Titus, en prenant la mer d’Éphèse à Troas, serait rendu à ce dernier point avant lui[2]. Ce calcul ne se vérifia pas. Arrivé à Troas, il n’y rencontra pas Titus, ce qui lui causa une vive contrariété. Paul avait déjà passé par Troas ; mais il ne semble pas qu’il y eût prêché[3]. Cette fois, il trouva des dispositions très-favorables[4]. Troas était une ville latine dans le genre d’Antioche de Pisidie et de Philippes[5]. Un certain Carpus accueillit l’apôtre et le logea chez lui[6] ; Paul employa les jours durant lesquels il attendit Titus à fonder une Église[7]. Il réussit admirablement, car, quelques jours après, une compagnie de fidèles l’accompagnait déjà sur le rivage au moment où il partait pour la Macédoine[8]. Il y avait environ cinq ans qu’il s’était embarqué dans ce même port, sur la foi d’un homme macédonien qu’il avait vu en rêve. Jamais rêve assurément n’avait conseillé de plus grandes choses ni amené de plus beaux résultats.

Ce second séjour de Paul en Macédoine[9] put durer environ six mois, de juin à novembre 57[10]. Paul s’occupa tout ce temps de confirmer ses chères Églises. Sa résidence principale fut Thessalonique ; il dut, cependant, demeurer aussi quelque temps à Philippes[11] et à Bérée[12]. Les tribulations qui avaient rempli les derniers mois de son séjour à Éphèse semblaient le poursuivre. Au moins dans les premiers jours après son arrivée, il n’eut aucun repos. Sa vie était une lutte continuelle ; les plus graves appréhensions l’obsédaient[13]. Ces soucis et ces afflictions ne venaient sûrement pas des Églises de Macédoine. Il n’y avait pas d’Églises plus parfaites, plus généreuses, plus dévouées à l’apôtre ; nulle part, il n’avait rencontré tant de cœur, de noblesse et de simplicité[14]. Il s’y trouvait bien quelques mauvais chrétiens, sensuels, attachés à la terre, sur le compte desquels l’apôtre s’exprimait avec beaucoup de vivacité[15], les appelant « ennemis de la croix de Jésus, gens qui n’ont d’autre dieu que leur ventre, qui mettent leur gloire en ce qui devrait faire leur honte », et auxquels il dénonçait la ruine éternelle ; mais il est douteux qu’ils appartinssent au troupeau même de l’apôtre. C’est du côté de l’Église de Corinthe que venaient ses grandes inquiétudes. Il craignait de plus en plus que sa lettre n’eut aigri les indifférents et armé ses ennemis.

Titus le rejoignit enfin, et le consola de tous ses chagrins[16]. Il apportait, en somme, de bonnes nouvelles, quoique tous les nuages fussent loin d’être dissipés. La lettre avait produit l’effet le plus profond. À sa lecture, les disciples de Paul avaient éclaté en sanglots. Presque tous avaient témoigné à Titus, en versant des larmes, l’affection profonde qu’ils portaient à l’apôtre, le regret de l’avoir affligé, le désir de le revoir et d’obtenir de lui le pardon. Ces natures grecques, mobiles et inconstantes, revenaient au bien avec la même promptitude qu’elles l’avaient quitté. Il se mêlait de la crainte à leurs sentiments. On supposait l’apôtre armé des pouvoirs les plus terribles[17] ; devant ses menaces, tous ceux qui lui devaient la foi tremblèrent et cherchèrent à se disculper. Ils n’avaient pas assez d’indignation contre les coupables ; chacun cherchait par son zèle contre ces derniers à se justifier et à détourner la sévérité de l’apôtre[18]. Titus fut comblé par les fidèles de Paul des attentions les plus délicates. Il revint enchanté de la réception qu’on lui avait faite, de la ferveur, de la docilité, de la bonne volonté qu’il avait trouvée dans la famille spirituelle de son maître[19]. La collecte n’était pas très-avancée ; mais on pouvait espérer qu’elle serait fructueuse[20]. La sentence prononcée contre l’incestueux avait été adoucie, ou plutôt Satan, à qui Paul l’avait livré, n’exécuta pas l’arrêt. Le pécheur continua de vivre ; on mit naïvement sur le compte d’une indulgence consentie par l’apôtre ce qui n’était que le simple cours de la nature. On ne le chassa même pas absolument de l’église ; mais on évita les relations avec lui[21]. Titus avait conduit toute cette affaire avec une prudence consommée et aussi habilement que l’eût fait Paul lui-même[22]. L’apôtre n’éprouva jamais de joie plus vive qu’en recevant de telles nouvelles. Durant quelques jours, il ne se posséda point. Il se repentait par moments d’avoir contristé de si bonnes âmes ; puis, en voyant l’effet admirable que sa sévérité avait produit, il nageait dans la joie[23].

Cette joie pourtant n’était pas sans mélange. Ses ennemis étaient loin de céder ; la lettre les avait exaspérés, et ils en faisaient les plus vives critiques. On notait ce qu’elle avait de dur et d’injurieux pour l’Église ; on accusait l’apôtre d’orgueil et de vanterie : « Ses lettres, disait-on, sont sévères et énergiques ; mais sa personne est chétive, et sa parole sans autorité. » On attribuait à des haines personnelles sa rigueur envers l’incestueux. On le traitait de fou, d’extravagant, d’homme vaniteux et sans tact. Les changements dans ses plans de voyage étaient présentés comme de la versatilité[24]. Ému de cette double nouvelle, l’apôtre se mit à dicter à Timothée[25] une nouvelle lettre destinée, d’une part, à atténuer l’effet de la première et à porter à sa chère Église, qu’il croyait avoir blessée, l’expression de ses sentiments paternels, de l’autre, à répondre aux adversaires qui avaient failli un moment réussir à lui enlever le cœur de ses enfants.

Au milieu des contrariétés sans nombre qui l’assaillent depuis quelques mois, les fidèles de Corinthe sont sa consolation et sa gloire[26]. S’il a changé le plan de voyage qu’il leur avait communiqué par Titus, et qui, en le conduisant deux fois à Corinthe, lui eût permis de leur faire un double plaisir, ce n’est pas par légèreté[27], c’est par égard pour eux, et pour ne pas leur montrer toujours un visage morose. « Si je vous contristais, ajoute-t-il, que deviendrais-je, n’ayant pour m’égayer que celui que j’aurais contristé[28] ? » Il leur a écrit sa dernière lettre avec larmes et le cœur navré ; mais, à présent, tout est oublié ; il se souvient à peine qu’il a été mécontent. Par moments, il se repent, songeant qu’il les a affligés ; puis, voyant quels fruits de pénitence a produits cette affliction, il ne peut plus se repentir. La tristesse selon Dieu est salutaire ; la tristesse selon le monde amène la mort[29]. Peut-être aussi a-t-il été bien sévère. En ce qui concerne l’incestueux, par exemple, la honte qu’il a subie est un châtiment suffisant. Il faut plutôt le consoler, de peur qu’il ne meure de chagrin ; tel qu’il est, il a droit encore à la charité. L’apôtre confirme donc de grand cœur la mitigation de sa peine. S’il s’est montré si dur, c’était uniquement pour mettre à l’épreuve la docilité de ses fidèles[30]. Maintenant, il voit bien qu’il n’avait pas trop compté sur eux. Tout ce qu’il avait dit d’avantageux sur leur compte à Titus s’est trouvé vérifié ; ils n’ont pas voulu que leur apôtre, qui tire sa gloire d’eux seuls, fût confondu[31].

Quant à ses ennemis, Paul sait qu’il ne les a pas désarmés. À chaque instant, ce sont de vives et spirituelles allusions à ces gens « qui frelatent[32] la parole de Dieu[33] », surtout à ces lettres de recommandation dont on avait abusé contre lui[34]. Ses ennemis sont de faux apôtres, des ouvriers perfides, qui se déguisent en apôtres du Christ. Satan se métamorphose quelquefois en ange de lumière ; faut-il s’étonner que ses ministres se transforment en ministres de justice ? Leur fin sera en rapport avec leurs œuvres[35]. On prétend qu’il n’a pas connu le Christ. Il n’en convient pas ; car pour lui sa vision du chemin de Damas a été une vraie relation personnelle avec Jésus. Mais, après tout, qu’importe ? Depuis que Christ est mort, tous sont morts avec Christ aux considérations charnelles. Pour lui, il ne connaît plus personne selon la chair. S’il a jamais connu Christ de la sorte, il ne le connaît plus[36]. Qu’on ne le force pas à sortir de son caractère. Quand il est parmi eux, il est humble, timide, embarrassé ; mais qu’on ne l’oblige pas à user des armes qui lui ont été données pour détruire toute forteresse opposée à Christ, pour abattre toute hauteur qui s’élève contre la science de Dieu, et assujettir toute pensée au joug de Jésus ; on s’apercevrait qu’il sait punir la désobéissance. Ceux qui se disent du parti de Christ devraient penser que lui aussi est de l’école de Christ. Le pouvoir que le Seigneur lui a donné pour édifier, veut-on l’obliger à en user pour détruire ? On essaye de faire croire aux Corinthiens qu’il cherche à les effrayer par ses lettres. Que ceux qui tiennent ce langage prennent garde de le forcer à être avec eux tel que ses lettres le montrent. Il n’est pas du nombre de ces gens qui se vantent eux-mêmes et s’en vont colporter de droite et de gauche leurs titres de recommandation. Sa lettre de recommandation à lui, c’est l’Église de Corinthe. Cette lettre, il la porte en son cœur ; elle est lisible pour tous ; elle est écrite non à l’encre, mais par l’esprit du Dieu vivant, non sur des tables de pierre, mais sur les tables du cœur. Il ne se mesure qu’à sa propre mesure, il ne se compare qu’à lui-même. Il ne s’arroge d’autorité que sur les Églises qu’il a fondées ; il n’est pas comme ces gens qui veulent étendre leur pouvoir sur des pays où ils n’ont pas été de leur propre personne, et qui, après lui avoir cédé, à lui Paul, l’Évangile du prépuce, viennent maintenant cueillir le fruit d’une œuvre qu’ils avaient d’abord combattue. Chacun sur son terrain. Il n’a pas besoin de se parer des travaux d’autrui, ni de se vanter en l’air et sans mesure ; la portion que Dieu lui a départie est assez belle, puisqu’il lui a été donné de porter l’Évangile jusqu’à Corinthe ; et encore espère-t-il aller plus loin. Mais c’est en Dieu seul qu’il faut se glorifier[37].

Cette modestie n’était pas feinte. Mais il est difficile à l’homme d’action d’être modeste ; il risque d’être pris au mot. L’apôtre le plus dégagé de tout égoïsme est sans cesse amené à parler de lui-même. Il s’appelle bien un avorton, le moindre des saints[38], le dernier des apôtres, indigne de ce nom, puisqu’il a persécuté l’Église de Dieu ; mais ne croyez pas pour cela qu’il abdique sa prérogative.

« Ce que je suis, c’est par la grâce de Dieu que je le suis ; mais la grâce de Dieu n’a pas été oisive en moi. Si j’ai travaillé plus que les autres apôtres, ce n’est pas moi qui ai travaillé, c’est la grâce de Dieu qui a travaillé avec moi[39]

« En rien, je ne pense être resté au-dessous des archiapôtres[40]. Si ma parole est celle d’un homme du peuple, ma science ne l’est pas ; en tout, vous m’avez vu à l’œuvre. Ai-je donc fait une faute, par trop de condescendance, en vous annonçant l’Évangile gratis ? J’ai dépouillé d’autres Églises pour vous, acceptant d’elles l’argent dont j’avais besoin afin de remplir ma mission parmi vous. Pendant mon séjour en votre ville, m’étant trouvé dans la gêne, je ne vous ai pas ennuyés de mes besoins ; des frères venus de Macédoine me donnèrent ce qui me manquait. De la sorte, j’évitai jusqu’au bout de vous être à charge, et je ferai de même à l’avenir. Aussi vrai que la vérité du Christ est en moi, je jure que cette gloire-là ne me sera pas enlevée dans les pays d’Achaïe. Pourquoi ? Parce que je ne vous aime pas ? Ah ! Dieu le sait. Mais cette conduite, je la tiens et je la tiendrai pour ôter tout prétexte à ceux qui ne cherchent qu’un prétexte pour se comparer à moi[41]… »

S’armant de l’accusation de folie que ses adversaires élevaient contre lui, il accepte pour un moment ce rôle qu’on lui prête, et, sous le masque d’une ironie oratoire, il fait le fou pour lancer à la face de ses adversaires les plus hardies vérités[42].

« Je suis fou, c’est convenu ; eh bien, supportez un moment ma folie. Vous êtes des sages, cela doit vous rendre indulgents pour les fous. Et puis, vous montrez tant de tolérance pour des gens qui vous mettent en servitude, qui vous mangent, qui soutirent votre argent, et qui, après cela, tout bouffis d’orgueil, vous frappent au visage. Allons, puisqu’il est de mode de chanter sa propre gloire, chantons la nôtre. Tout ce qu’ils peuvent dire en ce genre de folie, je le peux dire comme eux. Ils sont Hébreux ; moi aussi, je le suis. Ils sont Israélites ; moi aussi, je le suis. Ils sont de la race d’Abraham ; moi aussi, j’en suis. Ils sont ministres de Christ (ah ! pour le coup, je vais parler en insensé !), je suis bien plus. Plus qu’eux j’ai accompli de travaux ; plus qu’eux j’ai été en prison ; plus qu’eux j’ai subi de coups ; plus souvent qu’eux j’ai affronté la mort. Les juifs m’ont appliqué cinq fois leurs trente-neuf coups de fouet ; trois fois j’ai été bâtonné ; une fois j’ai été lapidé ; trois fois j’ai fait naufrage ; j’ai passé un jour et une nuit dans la mer. Voyages sans nombre, dangers au passage des fleuves, dangers des voleurs, dangers de la part des juifs, dangers de la part des gentils, dangers dans les villes, dangers dans le désert, dangers sur mer, dangers de la part des faux frères ; labeurs, fatigues, veilles innombrables, faim, soif, jeûnes, froid, nudité, j’ai tout souffert. Et en dehors de ces accidents, rappellerai-je mes tracasseries quotidiennes, le souci de toutes les Églises ? Qui est infirme sans que je sois infirme ? Qui est scandalisé sans que je sente le feu en moi ?… Je pourrais me glorifier de mes visions, de mes révélations[43]… Mais je ne veux me glorifier que de mes faiblesses,… car c’est dans nos faiblesses que se montre le mieux la force de Christ. C’est pourquoi je me complais dans les faiblesses, dans les injures, les nécessités, les persécutions, les angoisses pour Christ, car c’est quand je suis faible selon la chair que je suis fort en Christ.

« Vraiment, je viens de faire l’insensé ; vous m’y avez forcé. J’en aurais été dispensé, si vous aviez bien voulu vous charger de mon apologie auprès de ceux qui m’attaquent. Je ne suis rien ; mais je ne le cède en rien aux archiapôtres. Les signes de l’apôtre, miracles, prodiges, actes de puissance surnaturelle, je vous en ai rendus témoins, sans que ma patience se soit jamais lassée. Qu’avez-vous donc à envier aux autres Églises, si ce n’est que je ne vous ai pas importunés de mes besoins ? Pardonnez-moi cette injustice-là. Voici la troisième fois que je vous annonce ma prochaine arrivée[44]. Cette fois-ci encore, je ne vous importunerai pas ; ce que je veux, ce ne sont pas vos biens, c’est vous-mêmes. Ce ne sont pas les enfants qui thésaurisent pour leurs parents, ce sont les parents qui thésaurisent pour les enfants. Quant à moi, bien volontiers je dépenserais tout ce que j’ai et je me dépenserais moi-même pour vos âmes, bien que vous m’aimiez moins que je ne vous aime.

« Soit, dit-on, je ne vous ai pas été directement à charge ; mais, en rusé fripon que je suis, je vous ai habilement escroqué l’argent que je refusais d’accepter. — Dites-moi : est-ce que par aucun de ceux que je vous ai adressés j’ai rien tiré de vous ? Je vous ai envoyé Titus, accompagné du frère que vous savez. Est-ce qu’il a rien tiré de vous ? N’avons-nous pas marché tous les deux selon le même esprit et dans les mêmes traces ?… Ah ! je crains bien, quand je viendrai, de ne pas vous trouver tels que je voudrais, et que vous ne me trouviez aussi tel que vous ne voudriez pas. Je crains de trouver parmi vous des disputes, des jalousies, des colères, des rixes, des diffamations, des commérages, de l’insolence, des troubles. Je crains qu’à mon arrivée Dieu ne m’humilie à votre sujet, et que je n’aie à pleurer sur plusieurs pécheurs qui n’ont pas fait pénitence de leurs impuretés, de leur fornication, de leurs débauches. Pour la troisième fois, vous dis-je, j’arrive… Je l’ai dit, je le répète, absent comme présent, je déclare à ceux qui ont péché et à tous que, si je viens à vous une seconde fois, je serai sans pitié, puisqu’il vous plaît de faire l’épreuve de mon pouvoir et de tenter si c’est vraiment le Christ qui parle en moi… Aussi vous ai-je écrit de loin ces choses, pour qu’arrivé près de vous, je n’aie pas à user de sévérité, selon le pouvoir que Dieu m’a donné[45]. »

Paul, on le voit, touchait à ce grand état d’exaltation où vécurent les fondateurs religieux du premier ordre. Son idée ne se séparait pas pour lui de lui-même. La manière dont s’exécutait la collecte pour les pauvres de Jérusalem était à ce moment sa consolation. La Macédoine y mettait un zèle exemplaire. Ces excellentes âmes donnaient avec une joie, un empressement qui ravissaient l’apôtre. Presque tous les membres de la secte avaient souffert en leur petite fortune par le fait d’avoir adhéré à la doctrine nouvelle ; mais leur pauvreté sut trouver du superflu pour une œuvre que l’apôtre désignait comme excellente. Les espérances de Paul furent dépassées ; les fidèles allaient jusqu’aux prières pour que l’apôtre acceptât les petites économies qu’ils faisaient à force de privations. Ils se seraient donnés eux-mêmes, si l’apôtre les eût acceptés[46]. Paul, poussant la délicatesse jusqu’à des raffinements presque exagérés, et voulant, comme il dit, être irréprochable non-seulement devant Dieu, mais devant les hommes[47], exigea qu’on choisît partout, à l’élection, des députés chargés de porter, soigneusement scellée[48], l’offrande de chaque Église, afin d’écarter les soupçons que la malveillance aurait pu faire peser sur lui, au milieu d’un maniement de fonds considérable. Ces députés le suivaient déjà partout, et formaient autour de lui une sorte d’escorte d’adjudants toujours prêts à exécuter ses missions. C’étaient ceux qu’il appelait « les envoyés des Églises, la gloire de Christ[49] ».

L’habileté, la souplesse de langage, la dextérité épistolaire de Paul, étaient employées tout entières à cette œuvre. Il trouve pour la recommander aux Corinthiens les tours les plus vifs et les plus tendres[50] : il n’ordonne rien ; mais, connaissant leur charité, il se permet de leur donner un conseil. Voilà un an qu’ils ont commencé ; il s’agit maintenant de finir ; la bonne volonté ne suffit pas. Il n’est pas question de se mettre dans la gêne pour mettre les autres à l’aise. La règle en pareille matière, c’est l’égalité ou plutôt la réciprocité. Pour le moment, les Corinthiens sont riches et les saints de Jérusalem sont pauvres ; c’est aux premiers à secourir les seconds ; les seconds secourront les premiers à leur tour. Ainsi se vérifiera la parole : « Celui qui avait beaucoup ne surabondait pas ; celui qui avait peu ne manquait de rien[51]. »

Paul pria le fidèle Titus de retourner à Corinthe et d’y continuer le ministère de charité qu’il avait si bien commencé. Titus désirait cette mission et il la reçut avec empressement[52]. L’apôtre lui donna deux compagnons dont nous ne savons pas les noms. L’un était du nombre des députés qui avaient été élus pour porter l’offrande de la Macédoine à Jérusalem ; « sa louange, dit Paul, est dans toutes les Églises à cause de l’Évangile qu’il a prêché ». L’autre était un frère « dont Paul avait éprouvé le zèle en beaucoup d’occasions et qui cette fois redoublait d’ardeur par la confiance qu’il avait dans l’Église de Corinthe[53] ». Aucune de ces indications ne suffit pour décider de qui il s’agit[54]. Paul prie les Corinthiens de soutenir la bonne opinion qu’il a essayé de donner d’eux à ces trois personnes[55], et emploie pour exciter leur générosité une petite tactique charitable qui nous fait sourire.

« Je sais votre bonne volonté et je m’en fais gloire auprès des Macédoniens : " Allons, leur dis-je, l’Achaïe est prête depuis un an. " Votre zèle a été un stimulant pour la plupart. Maintenant, je vous ai envoyé les frères, pour que le bien que j’ai dit de vous ne reçoive pas un démenti et que vous soyez prêts, ainsi que je l’ai annoncé. Songez un peu : si les Macédoniens arrivaient avec moi et qu’ils vous trouvassent non préparés, quelle honte pour moi (permettez-moi de dire aussi pour vous) ! J’ai donc jugé nécessaire de prier les frères de prendre les devants auprès de vous, afin que l’aumône que vous nous avez promise soit prête, et qu’elle soit une vraie aumône, non une lésinerie. Écoutez bien : Celui qui sème chichement récolte chichement. Que chacun donne ce qu’il a décidé en son cœur de donner, sans chagrin, sans contrainte : Dieu aime qu’on donne gaiement[56]… Celui qui fournit la semence au semeur saura bien vous donner le pain dont vous avez besoin… L’accomplissement de cette œuvre pie aura pour effet non-seulement de pourvoir aux besoins des saints, mais de produire des fruits abondants de bénédiction, de montrer votre soumission, votre adhésion à la foi, votre communion avec eux et avec tous. Songez aux prières qu’ils feront pour vous, aux sentiments affectueux qu’ils éprouveront en voyant les grâces que Dieu vous a faites. Oui, grâces à Dieu pour son ineffable don ! »

La lettre fut portée à Corinthe par Titus et par les deux frères qui l’accompagnaient[57]. Paul resta encore quelques mois en Macédoine. Les temps étaient bien durs. À peine y avait-il une Église qui n’eût à lutter contre des difficultés sans cesse renaissantes[58]. La patience est la recommandation que l’apôtre adresse le plus souvent. « Tribulations, détresses, angoisses, bastonnades, prisons, mauvais traitements, veilles, jeûnes, — pureté, longanimité, probité, charité sincère, voilà notre vie ; tantôt honorés, tantôt vilipendés, tantôt diffamés, tantôt considérés ; tenus pour imposteurs, bien que véridiques ; pour obscurs, quoique bien connus [de Dieu] ; pour mourants, et voilà que nous vivons ; pour gens que Dieu châtie, et pourtant nous ne mourons pas ; pour tristes, nous qui sommes toujours gais ; pour mendiants, nous qui enrichissons les autres ; pour dénués de tout, nous qui avons tout[59]. » La joie, la concorde, l’espoir sans bornes faisaient trouver la souffrance légère, et inauguraient ce règne délicieux du « Dieu d’amour et de paix[60] » que Jésus avait annoncé. À travers mille petitesses, l’esprit de Jésus rayonnait dans ces groupes de saints avec infiniment d’éclat et de douceur.

  1. Comp. Act., xx, 13.
  2. II Cor., ii, 13.
  3. Act., xvi, 9 et suiv.
  4. II Cor., ii, 12.
  5. Les inscriptions latines de cette ville le prouvent. Voir Le Bas et Waddington, Inscr., III, nos 1731 et suiv.
  6. II Tim., iv, 13. Cf. Corp. inscr. gr., no 3664, ligne 17 ; Ann. de l’Inst. archéol., 1868, p. 93.
  7. Act., xx, 6 et suiv.
  8. I Cor., ii, 13 et suiv.
  9. Act., xx, 1-2.
  10. Comparez I Cor., xvi, 8 et Act., xx, 2, 3, 6, 16.
  11. Phil., ii, 12 ; iii, 18.
  12. Act., xx, 4.
  13. II Cor., i, 4 et suiv. ; vii, 4-5.
  14. Ibid., viii, 1 et suiv.
  15. Phil., iii, 18-19.
  16. II Cor., vii, 6 et suiv.
  17. Voir ci-dessus, p. 391-392.
  18. II Cor., vii, 7, 11, 15.
  19. Ibid., vii, 13-15.
  20. Ibid., viii, 6 et suiv.
  21. II Cor., ii, 6.
  22. Ibid., xii, 18.
  23. Ibid., vii, 8 et suiv.
  24. II Cor., i, 12 et suiv., 23 ; ii, 1 et suiv., 9 ; iii, 1 et suiv. ; vii, 2 et suiv., 12 et suiv. ; x, 9 et suiv. ; xi, 1 et suiv.
  25. II Cor., i, 1. Comp. I Cor., i, 1. La personne que Paul s’adjoint dans la suscription est d’ordinaire celle qui lui sert de secrétaire. Si c’était là une simple marque de déférence, il eût mis cette fois le nom de Titus.
  26. II Cor., i, 4 et suiv. ; vii, 4 et suiv.
  27. II Cor., i, 15 et suiv.
  28. II Cor., ii, 2.
  29. Ibid., vii, 8 et suiv.
  30. Ibid., ii, 5-11 ; vii, 11, 12.
  31. II Cor., vii, 14.
  32. Καπηλεύοντες.
  33. II Cor., ii, 17 ; iv, 2.
  34. Ibid., iii, 1 ; v, 12 ; x, 12, 18 ; xii, 11.
  35. Ibid., xi, 13 et suiv.
  36. Ibid., v, 16. Paul paraît faire ici allusion à une époque de sa vie où il prêcha Jésus de la même manière que les apôtres de la circoncision, ce que parfois on lui rappelait pour le mettre en contradiction avec lui-même.
  37. II Cor., x ; comp. iii, 1-6.
  38. Ephes., iii, 8.
  39. I Cor., xv, 9-10. Comp. II Cor., iii, 5.
  40. Οἱ ὑπερλίαν ἀπόστολοι ; expression emphatique dont se servaient probablement les émissaires hiérosolymites, et que Paul reprend en ironie. On a supposé que cette expression s’appliquait aux adversaires de Paul à Corinthe, à ceux qu’il appelle plus bas ψευδαπόστολοι. Mais il paraît impossible que dans tout ce passage Paul se compare à des gens aussi inférieurs que ses détracteurs de Corinthe. Comp. I Cor., xv, 10, et II Cor., x, 13 et suiv. À vrai dire, les ψευδαπόστολοι de Corinthe étant les prôneurs de Pierre et des apôtres de Jérusalem, Paul confond jusqu’à un certain point les uns et les autres dans sa réponse.
  41. II Cor., xi, 5-12.
  42. II Cor., xi, 1 et suiv. Une traduction littérale de ce morceau serait inintelligible. On a cherché à en rendre exactement la pensée et le mouvement.
  43. Voir les Apôtres, p. 238.
  44. Comp. I Cor., xvi, 5 et suiv. ; II Cor., i, 15 et suiv. Il serait certes plus naturel de supposer que Paul veut dire qu’il a été déjà deux fois à Corinthe ( II Cor., ii, 1 ; xii, 14, 21 ; xiii, 1). Mais, outre que les Actes ne parlent que de deux séjours de l’apôtre à Corinthe, toute la série des faits supposés par les deux épîtres aux Corinthiens exclut l’hypothèse d’un séjour intermédiaire entre les deux séjours certains. Voir II Cor., xii, 21 ; xiii, 2.
  45. II Cor., xi, xii et xiii ; cf. ii, 3.
  46. II Cor., viii, 1-5.
  47. II Cor., viii, 21 ; Rom., xii, 17.
  48. Rom., xv, 28.
  49. II Cor., viii, 19-21, 23 ; Act., xx, 4 ; I Cor., xvi, 3-4 ; Phil., ii, 25.
  50. II Cor., viii, ix.
  51. Exode, xvi, 18.
  52. II Cor., viii, 6, 16-17.
  53. II Cor., viii, 18-22 ; comp. ibid., xii, 18. Il n’y a pas de raison suffisante de croire que dans aucun de ces passages il soit question d’un vrai frère de Paul ou de Titus.
  54. II Cor., viii, 4, empêche de songer aux Macédoniens de Act., xx, 4. Luc serait le personnage qui conviendrait le mieux ; mais alors la brièveté de Act., xx, 1-3, comparée à la prolixité qui domine à partir de Act., xx, 4 et suiv., ne s’explique pas. Luc ne rentra dans la compagnie de Paul qu’au dernier passage à Philippes.
  55. II Cor., viii, 24.
  56. Comp. Ecclésiastique, xxxv, 11.
  57. II Cor., viii, 6, 16, 18, 22, 23 ; ix, 5.
  58. II Cor., i, 4, 6 ; viii, 2 ; xii, 12 ; Rom., v, 3 ; viii, 17-18, 35-37 ; xii, 12.
  59. II Cor., vi, 4-10.
  60. II Cor., xiii, 11.