Saint-Yves : Aventures d’un prisonnier français en Angleterre
Traduction par Th. de Wyzewa.
Hachette (p. 1-14).
Première partie


PREMIÈRE PARTIE



I

Histoire d’un Lion Rampant.



C’était au mois de mai 1813 que j’avais eu le malheur de tomber aux mains des Anglais. Ma connaissance de la langue anglaise, — j’avais appris cette langue dès l’enfance et la parlais presque aussi aisément que le français, — m’avait valu d’être choisi par mon colonel pour certaine besogne des plus délicates. Un soldat doit toujours suivre sa consigne, quels qu’en soient les risques ; mais le risque de cette consigne-là consistait, pour moi, à être pendu comme espion, ce qui n’est jamais une perspective bien agréable : de telle sorte que je m’estimai heureux, quand je fus pris, de me voir simplement traité en prisonnier de guerre. On me transporta d’Espagne en Écosse, et je fus enfermé dans l’ancien château d’Édimbourg, qui — peut-être mon lecteur ne l’ignore-t-il pas ? — se dresse au milieu de cette ville, sur la pointe d’un rocher fort extraordinaire.

J’avais là pour compagnons plusieurs centaines de pauvres diables, tous simples soldats comme moi, et dont la plupart se trouvaient être des paysans ignorants et peu dégrossis. Ma connaissance de la langue anglaise, qui m’avait conduit à cette fâcheuse position, m’aidait maintenant beaucoup à la supporter. Elle me procurait mille petits avantages. Souvent on m’appelait pour servir d’interprète, soit que l’on eût des ordres à donner aux prisonniers, ou que ceux-ci eussent à faire quelque réclamation ; et ainsi j’entrais en rapports, parfois même assez familiers, avec les officiers anglais chargés de nous garder. Un jeune lieutenant avait daigné me choisir pour être son adversaire aux échecs ; j’étais particulièrement habile à ce jeu, et m’arrangeais si galamment pour perdre la partie que le petit lieutenant m’offrait, en récompense, d’excellents cigares. Le major du bataillon prenait de moi des leçons de français pendant son déjeuner, et parfois il poussait la condescendance jusqu’à me permettre de partager son repas. Ce major s’appelait Chevenix. Il était raide comme un tambour-major, et égoïste comme un Anglais, mais c’était un homme d’honneur. Sans pouvoir me résoudre à l’aimer, je me fiais à lui ; et, pour insignifiante que la chose puisse sembler, j’étais fort heureux de pouvoir, à l’occasion, plonger mes doigts dans sa tabatière d’écaille, où une fève achevait de donner un goût délicieux à du tabac d’Espagne de première qualité.

Nous étions, en somme, une troupe de prisonniers d’assez peu d’apparence. Tous les officiers français pris avec nous avaient obtenu leur liberté, moyennant leur parole d’honneur de ne pas sortir d’Édimbourg. Ils vivaient pour la plupart dans la ville basse, logés chez l’habitant ; et ils s’ennuyaient de leur mieux, supportant le plus philosophiquement qu’ils pouvaient les mauvaises nouvelles qui leur arrivaient, à présent presque sans arrêt, d’Espagne et d’Allemagne. Parmi les prisonniers du château, je me trouvais par hasard le seul gentilhomme. Bon nombre d’entre nous étaient des Italiens, d’un régiment qui avait subi de grosses pertes en Catalogne. Le reste étaient des laboureurs, des vignerons, des bûcherons, qui s’étaient vus soudainement, — et violemment, — promus au glorieux état de soldats de l’empereur.

Nous n’avions qu’un seul intérêt qui nous fût commun. Tous ceux d’entre nous qui possédaient quelque adresse de doigts employaient les heures de leur captivité à confectionner de petits jouets, — que nous appelions des articles de Paris, — pour les vendre ensuite à nos visiteurs. Car notre prison était envahie tous les jours, dans l’après-midi, par une foule de gens de la ville et de la campagne, venus pour exulter de notre détresse, ou encore, — à juger les choses avec plus d’indulgence, — du triomphe accidentel de leur propre nation. Quelques-uns se comportaient parmi nous avec une certaine apparence de pitié ou de sympathie. D’autres, au contraire, étaient bien les personnages les plus impertinents du monde ; ils nous examinaient comme si nous avions été des babouins, cherchaient à nous convertir à leur religion, comme si nous avions été des sauvages, ou bien nous torturaient en nous criant les désastres des armes françaises. Mais, bons, méchants, ou indifférents, il y avait une compensation à l’ennui que nous causaient ces visiteurs car presque tous avaient l’habitude de nous acheter un échantillon de notre savoir-faire.

Cette coutume avait même fini par provoquer chez nous un certain esprit de compétition. Quelques-uns d’entre nous avaient la main habile, et parvenaient à mettre sur le marché des petits prodiges de dextérité, comme aussi de bon goût, car le génie du Français est toujours distingué. D’autres, à défaut de talent, avaient une apparence extérieure plus engageante : une jolie figure servait presque autant que de belles marchandises, au point de vue de notre commerce ; et un air de jeunesse, en particulier, avait de grandes chances de provoquer chez nos visiteurs un mouvement d’attention des plus lucratifs. D’autres, enfin, avaient appris un peu d’anglais, ce qui leur permettait de recommander aux acheteurs les menus objets qu’ils avaient à vendre. De ces trois avantages, le premier me manquait tout à fait ; tous mes doigts étaient malhabiles et lourds comme des pouces. Mais je m’efforçais d’autant plus de tirer parti des deux autres avantages. Aussi bien n’avais-je jamais dédaigné les arts de société, où il n’y a point de Français qui ne se pique d’exceller. Suivant l’espèce des visiteurs, j’avais une manière spéciale non seulement de parler, mais même de me tenir ; et j’avais fini par savoir passer d’une de ces manières à l’autre sans ombre d’embarras. Voilà comment, tout maladroit que je fusse en tant que faiseur de jouets, j’avais réussi à devenir un des marchands les plus achalandés : ce qui me fournissait le moyen de me procurer maintes de ces petites douceurs qui font la joie des enfants et des prisonniers.

Le plus gros de mes ennuis, en vérité, me venait du costume dont on nous affublait. C’est une horrible habitude qu’on a, en Angleterre, de revêtir d’uniformes ridicules, comme pour les déprécier en masse, non seulement les forçats, mais les prisonniers de guerre, et même les enfants des asiles publics. On ne saurait imaginer rien de plus grotesque, en tout cas, que la livrée que nous étions condamnés à porter : jaquette, gilet et pantalon mi-partie de deux nuances différentes de jaunes, — l’une soufre et l’autre moutarde, — avec une chemise de coton à raies bleues et blanches. C’était voyant, c’était laid, cela nous signalait à la risée publique, comme une troupe de pitres devant une baraque de foire, — nous qui étions de vieux soldats, et dont quelques-uns avaient à montrer de nobles cicatrices ! J’ai appris, depuis, que le rocher sur lequel était notre prison s’était appelé autrefois la Colline peinte. Elle était peinte en effet, peinte en jaune, pendant que nous y étions ; et l’uniforme rouge des soldats qui nous gardaient se mêlait à notre livrée de prisonniers pour produire un singulier mélange des deux teintes qui sont, à ce qu’on assure, la couleur du diable. Souvent je regardais mes compagnons de captivité, et je sentais se soulever ma colère à voir ces braves ainsi parodiés. Et puis je me voyais moi-même, en imagination, et je rougissais de honte. Il me semblait que mon port le plus élégant ne pouvait que mieux accentuer l’insulte d’un pareil travesti. Je me rappelais les jours où je portais le simple, mais glorieux uniforme du soldat ; et je me rappelais aussi, remontant plus haut dans le passé, combien de soins avaient pris, pour former mon enfance, de nobles, belles, gracieuses créatures… Mais je ne veux point évoquer deux fois ces tendres et cruels souvenirs ; ils auront leur place plus loin, et c’est d’autre chose que j’ai à m’occuper ici. La perfidie du gouvernement anglais ne s’avouait nulle part plus à découvert que dans cette livrée qu’on nous imposait. Ou plutôt, je me trompe ; il y avait un des détails de notre régime où cette perfidie éclatait mieux encore : on nous interdisait de nous faire raser plus de deux fois par semaine ! Pour des hommes qui ont aimé toute leur vie à être rasés de frais, peut-on imaginer un affront plus irritant ? Le lundi et le jeudi étaient les jours où l’on nous rasait. Représentez-vous, dans ces conditions, l’aspect que je devais offrir le dimanche soir ! Représentez-vous la mine que je devais avoir dès le samedi ! Et c’était précisément le samedi qui était le grand jour pour nos visiteurs.

Ceux qui venaient nous voir étaient de toutes qualités, hommes et femmes, gras et maigres, laids et plus jolis. Ces derniers, à dire vrai, n’étaient point fréquents ; et cependant, assis dans mon coin et tout honteux de mon apparence grotesque, mainte fois j’ai goûté le plaisir le plus fin, le plus rare, et le plus délicieux, en apercevant à la dérobée une paire d’yeux que je ne devais plus jamais revoir, — que j’espérais bien ne plus jamais revoir, accoutré en arlequin comme je l’étais. Le privilège de voir une jolie femme est, avec celui de verser son sang pour sa patrie, la chose qu’un cœur de soldat français mettra toujours le plus haut.

Il y avait notamment, parmi nos visiteurs, une jeune dame d’environ dix-huit ou dix-neuf ans, grande, élancée, d’un port admirable, et avec une profusion de cheveux que le soleil changeait en de vrais fils d’or. Aussitôt qu’elle entrait dans notre cour, — et elle y venait assez souvent, — c’était comme si un instinct m’en eût averti. Elle avait un air de candeur angélique, mais on la devinait d’âme fière et haute. Elle s’avançait comme Diane même ; chacun de ses mouvements avait une noblesse pleine d’aisance.

Un jour, le vent d’est soufflait plus encore qu’à l’ordinaire. Le drapeau se collait contre sa hampe, sur le toit de notre prison ; au-dessous de nous, la fumée des cheminées de la ville se répandait, çà et là, en mille variations fantastiques ; et plus loin, sur le Forth, nous pouvions voir les bateaux fuyant vent arrière. J’étais en train de maudire cet insupportable temps, lorsque soudain elle apparut. Ses cheveux s’éparpillaient au vent avec toute sorte de nuances délicates ; ses vêtements moulaient la grâce juvénile de son corps ; les bouts de son châle lui caressaient les oreilles et retombaient sur sa poitrine avec une gentillesse inimitable. Avez-vous vu une pièce d’eau par un jour de bourrasque, lorsqu’elle se met tout à coup à étinceler et à frémir comme une chose vivante ? De même le visage de la jeune dame s’était tout à coup animé de colère ; et à la voir ainsi debout, légèrement inclinée, ses lèvres entr’ouvertes, un trouble charmant dans ses yeux, volontiers j’aurais battu des mains pour l’applaudir, volontiers j’aurais acclamé en elle une vraie fille des vents de son pays. Ce qui me décida, je l’ignore ; peut-être était-ce simplement le fait que ce jour-là était un jeudi, et que j’avais été rasé le matin ; mais je résolus d’attirer sur moi l’attention de la belle inconnue, et pas plus tard que ce même jour.

Elle s’approchait de l’endroit où j’étais assis avec ma marchandise, lorsque je vis que son mouchoir s’échappait de ses mains ; dès l’instant d’après, le vent l’avait emporté et poussé jusque près de moi. Aussitôt me voilà sur pied. J’oublie ma livrée jaune, j’oublie le soldat prisonnier et son obligation du salut militaire. Avec une profonde révérence, je présente à la jeune femme le mouchoir de dentelles.

« Madame, dis-je, voici votre mouchoir ! Le vent me l’a apporté. »

Mes yeux se rencontrèrent tout droit avec les siens.

« Je vous remercie, monsieur ! dit-elle.

— Le vent me l’a apporté, répétais-je. Ne puis-je pas prendre cela pour un présage ? Vous avez un proverbe anglais qui assure « qu’il n’y a si mauvais vent qui n’apporte à quelqu’un quelque chose de bon ».

— Eh bien ! dit-elle avec un sourire, un bon service en appelle un autre. Montrez-moi ce que vous avez là ! »

Et elle me suivit à l’endroit où, sous l’abri d’une pièce de canon, j’avais étalé mes pauvres denrées.

« Hélas ! mademoiselle, dis-je, je ne suis guère un bon artisan. Ceci est censé être une maison mais, comme vous voyez, les cheminées sont un peu de travers. Et ceci, avec beaucoup d’indulgence, vous pouvez l’appeler une boîte ; mais j’aurais dû pouvoir la faire un peu plus d’aplomb ! Oui, je crains que vous ayez beau aller d’un de ces objets à l’autre il n’y en a pas un qui n’ait son défaut. Défauts à vendre, telle devrait être mon enseigne ! »

Je lui désignai du doigt mon étalage, en souriant ; puis je relevai les yeux sur elle, et aussitôt je redevins grave.

« Étrange chose, ajoutai-je, qu’un homme adulte, et un soldat, ait à se livrer à un tel travail, n’est-ce pas ? et qu’un cœur plein de tristesse se trouve condamné à produire des objets si comiques ? »

Au même instant une voix déplaisante appela ma visiteuse par son nom, qui était Flora ; la jeune femme se hâta de m’acheter le premier objet venu, et, rejoignit ses compagnons.

Quelques jours plus tard, elle revint de nouveau. Mais il faut d’abord que je vous explique pourquoi ses visites avaient lieu aussi souvent. C’est que sa tante, avec qui elle vivait, était une de ces terribles vieilles filles anglaises dont le monde entier a déjà beaucoup entendu parler. N’ayant absolument rien à faire, et sachant un mot ou deux de français, la vieille tante s’était prise de ce qu’elle nommait « un vif intérêt pour les prisonniers ». Grosse, bruyante, hardie, elle se pavanait dans notre cour avec d’intolérables airs de patronage et de condescendance. Je dois à la vérité de dire qu’elle achetait souvent, et sans marchander ; mais sa façon de nous dévisager à travers son lorgnon, sa façon de servir de cicerone à ses relations, tout cela nous dispensait de reconnaissance pour elle. Toujours, en effet, elle traînait à sa suite un cortège de vieux messieurs pesants et obséquieux, ou de sottes jeunes miss qui ricanaient en minaudant ; et l’on voyait qu’elle s’était constituée l’oracle de tout son auditoire. « Celui-ci, disait-elle de l’un de nous, sait vraiment découper le bois avec assez d’adresse ; et comme il est drôle, n’est-ce pas ? avec sa grosse moustache ! Et celui-ci, poursuivait-elle en me désignant avec son lorgnon d’argent, celui-ci est, sans aucun doute, le plus drôle de la bande ! »

Le jour en question, la tante était venue avec une suite encore plus nombreuse que de coutume ; et elle la promena de long en large, parmi nous, plus longtemps encore qu’à l’ordinaire, en lui faisant la leçon à notre sujet d’une façon particulièrement impertinente. Pendant tout cet examen, je tins les yeux fixés dans une même direction, mais vainement. La tante allait de l’un à l’autre, nous forçait à venir vers elle, nous montrait comme des singes en cage ; mais la nièce restait à l’extrémité du groupe, du côté opposé de la cour, et ne fit pas mine de s’apercevoir de ma présence, jusqu’à l’instant où, enfin, elle repartit avec ses amis. Si étroitement que je l’eusse observée, je ne pouvais pas dire que ses yeux se fussent, une seule fois, arrêtés sur moi ; et mon cœur en était inondé d’amertume. J’essayais d’effacer de moi son image détestée ; je sentais que jamais plus je n’existerais pour elle ; je riais de la folle illusion que j’avais eue d’avoir de quoi lui plaire. La nuit, quand je m’étendis sur mon lit, je ne pus m’endormir ; je me tournais et me retournais, dépréciant ses charmes, déplorant et maudissant son insensibilité. Quelle grossière créature elle était ! et quel sexe grossier ! Un homme aurait beau ressembler à Apollon, c’était assez qu’il fût vêtu de jaune mi-partie pour que pas une femme ne s’avisât de ses mérites ! J’étais un prisonnier, un esclave, un être méprisé et méprisable, un objet de moquerie, pour elle aussi bien que pour le reste de ses compatriotes ! Soit, du moins je saurais profiter de la leçon ! Aucune autre orgueilleuse fille de la race ennemie n’aurait désormais le droit de pouvoir imaginer que je l’eusse regardée avec admiration ! En un mot, vous ne sauriez concevoir un homme d’humeur plus résolue et plus indépendante que je le fus, durant toute cette nuit. Avant de m’endormir, à l’aube, j’avais évoqué dans ma pensée toutes les infamies d’Albion, et je les avais toutes débitées au compte de Flora.

Le lendemain, comme j’étais assis de nouveau près du canon, j’eus soudain conscience que quelqu’un était debout devant moi ; et, en vérité, c’était elle ! Je restai assis, d’abord par confusion, puis par politique ; et elle, debout, elle se penchait un peu vers moi, évidemment par pitié. Elle était douce et timide, et parlait d’une voix infiniment douce. Elle me demandait si j’avais à souffrir de ma captivité, s’il y avait quelque mauvais traitement dont j’eusse à me plaindre.

« Mademoiselle, répondis-je, on ne m’a jamais appris à me plaindre. Je suis un soldat de Napoléon ! »

Elle soupira.

« Du moins vous ne pouvez manquer de regretter la France ! dit-elle ; et elle rougit un peu comme honteuse de ne pouvoir pas mieux prononcer ce mot.

— Que vous dirai-je à cela, mademoiselle ? Si vous vous trouviez brusquement transportée loin de ce pays, où vous semblez être si parfaitement adaptée que les pluies mêmes et les bourrasques vous siéent comme autant d’ornements, n’auriez-vous point l’âme toute pleine de regrets ? L’enfant regrette sa mère, quand il en est séparé ; l’homme regrette sa patrie : c’est notre nature qui le veut ainsi !

— Vous avez une mère ? demanda-t-elle.

— Au ciel, madame ! répondis-je. Ma mère, et mon père aussi, sont montés au ciel par le même chemin que bien d’autres, parmi les plus beaux et les meilleurs de notre race : ils ont suivi leur souverain à la guillotine. De telle sorte que, comme vous voyez, je ne mérite pas autant votre pitié que bon nombre de mes camarades, à commencer par le pauvre garçon que vous apercevez là-bas, en bonnet de drap. Son lit est dans la même chambrée que le mien, et souvent, la nuit, je l’entends soupirer. C’est l’âme la plus tendre et la plus gentille du monde. La nuit, et parfois aussi le jour, quand il peut se trouver seul avec moi, il se lamente devant moi de l’absence de sa mère et de sa fiancée. Et devineriez-vous ce qui l’a amené à faire de moi son confident ? »

Les lèvres de la jeune fille se desserrèrent, mais elle ne dit rien. Elle se borna à me regarder, et son regard s’enflamma tout entier de tendre pitié.

« Eh bien ! dis-je, c’est que, un jour, en passant avec mon régiment, j’ai entrevu de loin le clocher de son village ! N’y a-t-il point là de quoi vous toucher ? Mais, en cela, du moins, mon compagnon est plus heureux que moi, qui n’ai même personne pour parler avec moi de lieux dont me voici, sans doute, à jamais séparé ! »

Je reposai mon menton sur mon genou, et baissai les yeux.

« Tenez, me dit tout à coup la jeune fille, je vous prends cette boîte !

Elle me mit dans la main une pièce de cinq shillings, et s’enfuit avant que j’eusse le temps de la remercier.

Je me retirai à l’écart, laissant mon étalage à la garde de mon voisin. La beauté de la jeune fille, l’expression de ses yeux, une larme que j’y avais vu trembler, l’accent de compassion dans sa voix, une sorte d’élégance sauvage que relevait encore la liberté de ses mouvements, tout cela se combinait pour captiver mon imagination et pour enflammer mon cœur. Que m’avait-elle dit ? Rien de particulier ; mais ses yeux avaient rencontré les miens, et je sentais que le feu qu’ils y avaient allumé ne cesserait point de brûler dans mes veines. Je l’aimais ; je l’aimais si fort que je ne craignais même pas d’espérer ! Deux fois je lui avais parlé ; et, les deux fois, j’avais été heureusement inspiré, j’avais su gagner sa sympathie, j’avais trouvé des paroles que j’étais sûr qu’elle n’oublierait pas. Qu’importait que je fusse mal rasé, et accoutré d’un costume grotesque ? J’avais l’impression que l’amour, seul maître du monde, me favorisait. Je fermai les yeux, et aussitôt la voici qui surgit, sur le fond de ténèbres, plus belle encore que dans la vie. « Ah ! bien-aimée, pensai-je, je veux que, toi aussi, tu emportes dans ton cœur une image que tu reverras sans cesse ! Dans l’obscurité de la nuit, le jour en passant par les rues, je veux que tu aies devant toi ma voix et mon visage, te murmurant mon amour, conquérant ton cœur dédaigneux ! » Et alors je me revis soudain moi-même, avec mon déguisement d’arlequin ; et j’éclatai de rire.

Comme c’était vraisemblable, en vérité, qu’un mendiant, un simple soldat, un prisonnier ainsi travesti, réussît à éveiller l’intérêt de cette belle jeune fille ! J’étais résolu à ne point désespérer ; mais je compris que le jeu gagnerait à être mené habilement. Aussi bien ma situation de prisonnier me laissait-elle tous les loisirs nécessaires pour bien méditer ma partie. Je me mis à tailler, dans un morceau de bois, une figure qui, au moins dans mon intention, devait représenter l’emblème de l’Écosse, le Lion Rampant. J’employai à cet ouvrage toute l’adresse dont j’étais capable, et quand enfin je vis que je ne pouvais, plus rien y parfaire, j’inscrivis, sous le lion, la dédicace que voici :

À L’AIMABLE FLORA
Le prisonnier reconnaissant.
A. d. St-Y. d. K.

Mon chef-d’œuvre achevé, rien ne me restait plus qu’à attendre et à espérer. Malheureusement l’attente est, de toutes les vertus, celle dont ma nature s’accommode le moins : en amour comme à la guerre, je suis toujours pour agir de suite ; et ces journées d’attente furent mon purgatoire. Chaque soir, je m’apercevais que j’aimais Flora beaucoup plus que la veille ; et voilà que, en outre, je commençais à être pris d’une frayeur folle. Qu’allais-je devenir, si je ne la revoyais plus ? Comment retomberais-je jusqu’à m’intéresser aux leçons du major, aux échecs du lieutenant, à la vente d’un jouet de deux sous sur notre marché ?

Cependant les jours passaient, et les semaines. Je n’avais point le courage de les compter ; aujourd’hui encore je n’ai pas le courage de me les rappeler. Mais enfin, un jour, ma bien-aimée revint. Enfin, je la vis s’approcher de moi, accompagnée d’un garçon un peu plus, jeune qu’elle, et en qui je devinai aussitôt son frère.

Je me levai, et, sans rien dire, je la saluai le plus galamment que je pus.

« Voici mon frère, M. Ronald Gilchrist ! dit-elle. Je lui ai raconté vos souffrances. Il vous plaint comme moi !

— C’est plus que je n’ai le droit d’exiger, répondis-je ; mais de tels sentiments sont naturels entre honnêtes gens. Si votre frère et moi nous nous rencontrions sur un champ de bataille, nous n’aurions de pensée que pour nous couper la gorge ; mais, aujourd’hui, il me voit désarmé et malheureux, et il oublie son animosité. (Sur quoi, comme d’ailleurs je dois dire que j’avais eu la présomption de m’y attendre, le héros imberbe rougit jusqu’aux oreilles, de plaisir.) Ah ! ma chère jeune dame, poursuivis-je, vous m’avez donné une aumône, l’autre jour, et plus qu’une aumône, l’espérance de votre incomparable et précieuse amitié. Aussi, pendant que vous étiez absente, ne vous ai-je pas oubliée ! Souffrez que je puisse me dire à moi-même que j’ai essayé tout ce qui dépendait de moi pour vous remercier ; et, par compassion pour le prisonnier, daignez accepter cette bagatelle ! »

Ce que disant, je lui présentai mon lion. Elle le prit, le regarda avec embarras ; puis apercevant la dédicace, elle poussa un petit cri :

« Comment avez-vous pu savoir mon nom ? fit-elle.

— Lorsque des noms sont aussi appropriés à leur objet que celui-là, on n’a point de peine à les deviner ! répondis-je avec un grand salut. Mais, au vrai, il n’y a pas eu de magie dans l’affaire. Une dame vous a appelée par ce nom, le jour où j’ai ramassé votre mouchoir : je me suis empressé de le retenir et de le chérir !

— Ce lion est très, très beau, dit-elle, et je serai toujours fière de l’inscription. Venez, Ronald, il est temps de rentrer ! »

Elle me salua comme une dame salue son égal, et elle s’en alla, avec (du moins je l’aurais juré) plus de couleur sur les joues qu’à son arrivée.

J’étais ravi. Mon innocente ruse avait porté ; Flora avait pris mon cadeau sans l’ombre d’une idée de paiement ! Et je songeais que, désormais, j’aurais un ambassadeur en permanence à la cour de ma dame. Le lion avait beau être mal dessiné : il venait de moi. C’étaient mes mains qui l’avaient gravé ; c’était mon ongle qui avait tracé la dédicace ; et, pour simples qu’en fussent les mots, ils ne cesseraient plus de répéter à Flora que je lui étais reconnaissant, que je la trouvais infiniment aimable. Quant au frère, il semblait un peu niais, et rougissait au moindre compliment ; j’avais pu voir, en outre, qu’il me considérait avec quelque méfiance ; mais, en fin de compte, il avait une si bonne figure de garçon que je ne pouvais m’empêcher d’éprouver pour lui de la sympathie. Et, quant au sentiment qui avait poussé sa sœur à me l’amener et à me le présenter, jamais je ne pourrai dire combien j’en fus touché. Ce sentiment me paraissait plus fin que tous les mots d’esprit, plus tendre que toutes les caresses. Ce sentiment signifiait, le plus clairement du monde : « Je ne vous connais pas et ne puis pas vous connaître. Mais voici mon frère, que vous pouvez connaître ! C’est le chemin jusqu’à moi : suivez-le ! »