Troisième partie : Choses humaines
V
Au Presidio
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Que se passe-t-il au Presidio, pendant que nos voyageurs font du chemin au milieu des récits et des escarmouches. Dans les dernières scènes, nous avons laissé dans l’ombre notre personnage principal. C’est que St-Denis, quoique fort de volonté, ne peut songer, sans une mélancolique tristesse, à ce qu’il a laissé derrière lui. L’image chérie le suit partout ; le nuage qui a passé sur son bonheur ne s’est pas encore dissipé, et tant de jours ont été perdus depuis le jour où il aurait pu être si heureux !

Son esprit et son cœur sont sans cesse tournés vers ce Presidio, tout l’espoir de sa vie.

Usons donc de cette rapidité permise à notre imagination, rapidité qui laisse bien loin le vol de l’oiseau, le jet de la lumière, toutes les choses matérielles enfin, et, d’un seul coup d’oeil de notre volonté, transportons-nous vers les personnages que nous avons abandonnés pendant quelque tems.

Quand St-Denis s’éloigna avec ses compagnons, Fata n’était pas avec la tribu. L’amour d’abord tranquille et mélangé de sentiments qui en tempéraient l’ardeur, a acquis chaque jour, chez la jeune Indienne, l’énergie donnée par la solitude et par les obstacles. A mesure que la passion grandissait chez elle, l’amitié et la reconnaissance, sentiments trop faibles pour soutenir la lutte, s’étaient retirés peu à peu…. Les préceptes chrétiens avaient cédé à l’impérieuse tyrannie de la passion. Le brusque départ de St-Denis mit au cœur de Fata une mauvaise pensée. Au lieu de se considérer elle-même comme un obstacle à l’union d’Angéla et du Chevalier, elle crut que celui-ci, par sa fuite, voulait tout briser et que son amour était à elle-même. Aurait-il quitté Angéla s’il eût aimée ? Une fois sur la pente de cette erreur, son amour s’accrut par l’espoir, son esprit s’exalta, et l’essaim de mauvaises pensées commença à bourdonner autour de sa tête égarée.

Chaque jour elle voyait la fille du gouverneur promener sa tristesse aux environs et jeter sur le chemin des regards pleins de regrets. Jamais Angéla n’avait aperçu la jeune Indienne et elle était loin de se douter des ravages qui se faisaient chez cette rivale inconnue.

D’erreurs en erreurs, de mauvaises pensées en mauvaises pensées, Fata arrivait, comme entraînée par une pente inévitable, au bord du gouffre où reposent les résolutions criminelles. La jalousie qu’elle se croyait le droit de ressentir, jetait de profondes racines dans cette nature qui revenait à ses instincts violents. Ces idées, d’abord vagues et quelquefois repoussées, prirent de la consistance et finirent par dominer en elle…. Elle avait l’amour de St-Denis ; Angéla n’était plus qu’un obstacle qu’il n’osait briser à cause des antécédens…heureusement efficaces. C’était donc à elle, Fata, à conquérir le bonheur à tout prix, au prix du crime ! Alors, quand l’obstacle aurait été brisé, elle irait le trouver et lui dirait : “Il n’y a plus rien entre nous ; vous pouvez m’aimer : me voilà !” Et pourtant, l’Indienne n’avait pas dans l’âme ce levain méchant qui pousse au mal ; c’était une nature généreuse mais extrême, capable de tout bien au premier élan, et de tout mal après de longs combats. La haine qu’elle n’avait jamais connue jusque là, se glissait dans son esprit, plutôt que dans son cœur, à travers les fissures ouvertes par la jalousie et par l’aveuglement de sa passion.

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Il est nuit. La douzième heure est près de sonner. Tout repose dans la maison de don Pedro Villescas.

Depuis longtems Angéla a cédé au sommeil. Une veilleuse à la clarté mourante répand une lumière voilée dans la moitié de la chambre où se trouve le lit de la jeune fille. Le reste est dans l’ombre. Une brise fraîche pénètre par les lames vertes des persiennes. Les rideaux du lit sont ouverts afin que le souffle du soir rende plus léger et plus agréable le sommeil de la belle Espagnole. Elle sourit en ce moment,peut-être à un doux rêve qui la caresse. Le tems de l’absence n’est plus et voici le retour avec d’enivrants espoirs. Qu’elle est belle dans son sommeil, la Perle du Presidio ! Un de ses bras, ronds et fermes, fléchit mollement et se cacha à demi sous les flots parfumés d’une chevelure luxuriante…l’autre couvre en partie le voluptueux relief d’un sein qui soulève la fine batiste du drap coquettement frangé. L’oreiller blanc garni de dentelles, où repose cette tête suavement belle, semble le cadre obligé de cette pose de sirène lassée de chants. Parfois ses lèvres de corail humide s’entr’ouvrent pour prononcer quelques mots : son beau bras s’agite faiblement dans le vide, comme pour un appel ou un adieu.

A ce moment, une forme vague apparaît sur la muraille de la chambre : une persienne a été ouverte sans bruit et deux pieds légers s’avancent lentement sur le parquet. Malgré la demi-obscurité qui règne dans cette chambre, un spectateur caché dans l’ombre aurait pu voir briller deux yeux ardents plongeant dans toutes les parties de l’appartement. La personne qui marche ainsi sans bruit comme le tigre qui va chercher sa proie, est couverte d’une sorte de vêtement de couleur sombre. Son visage que, de tems à autre, frappe la lumière de la veilleuse, est brun, et semble animé par une passion violente retenue à grande peine. Parfois elle s’arrête et écoute. Sa main droite tient une petite fiole et sa main gauche s’étend devant elle en demi-cercle, comme pour chercher un appui ou écarter un obstacle. Ses lèvres s’agitent comme émues par un sentiment extrême qui voudrait se répandre en paroles.Elle est arrivée pas à pas, près du lit où Angéla repose. Là elle s’arrête.

« Qu’elle est belle ! murmura-t-elle si bas, si bas, que l’ouïe de la pensée peut seule l’entendre…Comme le bonheur respire sur ce visage…oh ! s’il l’aimait, je ne pourrais pas… »

Fata se tait. Elle regarde longtems la belle Espagnole…. Un combat semble se livrer dans le cœur de l’Indienne…. Peu à peu ses traits contractés se détendent…elle s’éloigne du lit sans faire plus de bruit qu’un souffle aérien sur un lac endormi. Elle a cherché l’ombre et s’est assise dans un coin de la chambre.

« Non ! dit-elle, ma main ne pourra jamais verser entre ses lèvres le poison qui tue à l’instant ! J’ai passé bien des nuits à le composer des sucs que nous connaissons nous, enfants des tribus libres…. là, dans une seconde, sous mes yeux, l’âme abandonnerait ce beau corps qui deviendrait froid et blanc…son cœur ne battrait plus…ses yeux seraient ternes et la terre la recevrait pour ne jamais la rendre ! Mais moi !…c’est moi qu’il aime…il l’a quittée croyant que j’allais le suivre…et la jalousie a été plus forte que l’amour : je suis restée pour la voir morte et pour être seule à aimer !… Pourtant j’hésite, j’ai peur ! avec quelques gouttes, tout serait fini…j’aurais son amour à lui…lui qui m’attend peut-être ! Mais moi ! si elle vit, que vais-je devenir ? » Et la tête de la jeune femme s’affaissa sous cette pensée. Au bout de quelques instans elle se releva d’un bond comme mue par un ressort. Ses traits avaient repris une expression sauvage et décidée. Elle fit quelques pas, puis s’arrêta frémissante et sembla, immobile, écouter une voix lointaine…. Le cœur avait jeté son cri, et ce cri avait lutté quelque tems contre les mauvaises passions de la nature matérielle. La vue d’Angéla, il est vrai, avait comme jeté l’eau sainte sur cet incendie ; mais le souffle de la jalousie avait tout séché et emporté au loin les cendres vaines du repentir et du pardon. Sous l’haleine empoisonnée du mal, le feu s’était rallumé plus vivace et avait comme asphyxié la raison.

« Oui ! dit-elle, qu’elle meure !… D’ailleurs, il ne l’aime plus…et moi, je ne vivrais pas sans son amour ! ma main ne doit pas trembler : il faut que j’achète le bonheur à tel prix qu’il soit !

Alors elle s’avança d’un pas ferme vers le lit.

Angéla fit un mouvement sans s’éveiller. Ses deux bras se croisèrent sur sa poitrine et ses lèvres murmurèrent comme une prière. Peu à peu les paroles devinrent plus distinctes :

« Mon Dieu ! dit-elle, est-ce que je vais mourir sans le revoir…. Ai-je touché le bonheur de si près pour qu’il m’échappe ?… Et je l’ai cru trompeur…infidèle…lui qui mourrait sans mon amour ! Il me l’a écrit avant de partir…oh ! mais il reviendra…et les joies de notre hymen effaceront les pleurs de l’absence !…je l’ai là, sa lettre…sur mon cœur…

Angéla se tut ; le sourire de ses lèvres semblait respirer un bonheur céleste.

Fata avait écouté avidement les phrases brisées sorties des rêves d’Angéla. A mesure que la Perle de Presidio disait les espérances et les joies de son cœur, la jeune Indienne semblait recevoir le fluide magnétique de ses paroles.

« Sur son cœur, avait dit Angéla. »

Oh ! maintenant, il s’agissait de prendre ce billet et d’y lire la mort ou le salut. Elle trembla à cette idée, car, on l’a dit, les projets criminels de l’Indienne n’avaient grandi et pris force que vivifiés à la source de l’erreur ; elle croyait fermement avoir seule l’amour jusqu’ici empêché de St-Denis ; elle croyait qu’Angéla était, dans le noble cœur du chevalier, le seul obstacle à leur bonheur. Ne l’avait-il pas souvent saluée, elle Fata, et suivie du regard ? Certes c’était là bien peu pour faire croire à l’amour de St-Denis ; mais St-Denis n’était-il pas parti quoique fiancé à Angéla ? Il fallait toutefois peu de chose pour que la lumière se fît en elle, et ce peu de chose se dessinait maintenant devant ses yeux épouvantés.

Fata appela à elle tout son sang-froid. Elle commanda à son cœur de ne pas battre trop fort, et à sa main de ne pas trembler, car elle voulait maintenant avoir cette lettre qui dormait sur le sein de la jeune Espagnole, comme une de ces fleurs du souvenir dont l’éclat matériel peut bien se faner, mais qui conserve toujours l’impérissable fraîcheur du sentiment.

Elle recula jusqu’à la persienne restée entr’ouverte, aspira l’air du dehors, à pleins poumons, et resta quelques instans à attendre le calme dont elle avait besoin pour exécuter son projet.

Puis, d’un pas tranquille cette fois, elle s’avança vers le lit. Arrivée là, elle se mit à genoux, appuya lentement ses coudes sur le second drap après avoir écarté le premier, pour donner plus d’assurance à sa main…

Angéla fit un mouvement et Fata attendit patiente et calme.

A ce moment, un orage lointain grondait sourdement et de larges gouttes de pluie commençaient à tomber. Le vent s’élevait et commençait à mugir dans les bois. Le ciel jusque-là clair et parsemé d’étoiles devint sombre et menaçant. On eût dit qu’un crêpe noir avait été jeté tout à coup sur les parties lumineuses du firmament.

Angéla semblait agitée comme si elle eût reçu, pendant son sommeil, l’électricité de l’atmosphère.

L’Indienne se leva pour aller fermer les persiennes restées entr’ouvertes, afin que le vent se précipitât avec moins de force dans la chambre et que le bruit de l’orage fût assourdi.

La jeune Espagnole, répondant sans doute à son rêve, recommença à parler, et l’Indienne s’approcha vivement pour recueillir ses paroles.

— Fata, dit-elle, pourquoi as-tu mis un nuage sur mon bonheur ?…j’étais sa fiancée…et il est parti…parce que j’ai douté de lui…. Mais le voilà !…il revient…car il m’aime plus que jamais… Pauvre femme, il te faut fuir…oh ! fuis, fuis…et ton nom sera toujours dans mon souvenir…

Après avoir prononcé ces mots entrecoupés, Angéla sembla plus tranquille. Sa respiration douce et régulière annonçait un sommeil plus profond.

Alors, la jeune Indienne reprit sa position près du lit. Elle écarta doucement le tissu léger qui couvrait la poitrine de l’Espagnole. Au bout d’un fin cordon de soie était attaché une sorte de sachet odorant, d’un vert clair, couleur de l’espérance.

Il était difficile de casser ce lien solide sans réveiller la belle endormie. L’Indienne n’avait sur elle aucun instrument tranchant. Alors, elle chercha de tous côtés en tâtonnant faiblement aidée par la lueur tremblante de la veilleuse.

L’orage s’était rapproché et jetait sa grande voix à tous les échos. Des éclairs éblouissants couraient çà et là. La pluie tombait rapide et bruyante et le vent mugissait, de tems à autre, comme le tigre du désert.

— Enfin ! dit Fata en mettant la main sur une petite paire de ciseaux qu’elle venait de trouver prés d’un ouvrage de tapisserie.

D’une main adroite elle souleva doucement le petit sachet où était sans doute enfermée la lettre de St-Denis, et qui reposait, comme un souvenir bien-aimé, entre deux globes d’amour voluptueusement arrondis. D’un coup sec elle trancha le cordon qu’elle laissa retomber doucement et prit, d’une main qui commençait à trembler, le sachet encore chaud de la douce émanation du corps d’Angéla.

Pendant son séjour parmi les Blancs, Fata, fille d’un Européen, avait acquis quelques connaissances élémentaires, et depuis longtems elle savait lire. Quelques ouvrages de morale que le hasard lui avait procurés et qu’elle avait lus dans ses longs loisirs, lui avaient laissé au cœur un fond de bonté et de générosité chrétienne, tout en perfectionnant chez elle l’aptitude à s’instruire. Aussi, on a vu les combats qu’elle eut à soutenir, avant d’arriver à ce qu’elle appelait la vengeance, dans l’erreur de son imagination.

Fata s’approcha de la veilleuse, déchira l’enveloppe parfumée et trouva la lettre du Chevalier. Alors le calme qu’elle avait trouvé à grand’peine pour exécuter cet enlèvement, l’abandonna. Elle se prit à trembler devant la feuille légère qui allait lui apprendre la vérité et saper peut-être tout cet échafaudage élevé dans son esprit par la passion.

Enfin, elle ouvrit la lettre et lut…

A mesure que les quelques lignes du billet s’effaçaient devant ses yeux et entraient dans son esprit, l’Indienne sentait comme un froid mortel se glisser dans tous ses membres. Tout son sang afflua vers son cœur et elle faillit se trouver mal.

Ces deux phrases du billet l’avaient comme mortellement frappée :

« Je n’ai jamais aimé, n’aime, et n’aimerai que vous… »

« Qu’il n’y ait plus de doute dans nos cœurs, car s’ils ne devaient pas s’unir ainsi pour toujours, je mourrais ! »

Tout était dit. Fata alla s’accroupir machinalement près de la persienne fermée. Sa tête s’affaissa sur sa poitrine et elle resta immobile.

Angéla dormait toujours.

Au dehors, le vent mugissait furieux, l’orage grondait menaçant et les cataractes du ciel versaient sur la terre des torrents du pluie.






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