Troisième partie : Choses humaines
IV
L’Odalisque
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— Pour lors… — où donc que j’en étais resté ? —

— La belle femme vous avait choisi pour son chevalier, à condition que vous la mèneriez à Constantinople, sans payer…

— C’est bon. Pour lors donc, je lui réponds : ça me va !

— Eh bien, qu’elle me dit, il ne faut jamais remettre à demain ce qu’on peut faire aujourd’hui, et…

— Comment, que je riposte, il faut que nous partions aujourd’hui pour la capitale de la Turquie ?

— Non pas ; c’est une manière de parler. Je veux dire que nous partirons le plus tôt possible, et cela ne sera pas long.

« Là-dessus, elle ôte une espèce de mantille blanche, qui était par-dessus sa robe de velours noir. Dieu de Dieu ! quelles épaules ! c’était du satin blanc avec des lignes bleues…puis ce fut le tour d’un chapeau orné de plumes, et je vis les plus beaux cheveux du monde !

— Hein, père la Langue, si un Indien avait tenu cette tête-là sous sa pierre à fusil ?…

— Tais-toi innocent ! l’Indien serait tombé à genoux !

« Pour lors, continua-t-il, je commençais à voir trouble et la boussole déménageait.

— Quand donc partirons-nous, lui dis-je dans un beau langage ; quand serai-je nommé le chevalier de la plus belle femme du monde ?

— Si vous êtes aussi galant, me répond-elle, je serai obligé de chercher ailleurs !

« Quelle tuile sur la tête, mes amis ! je restai coi.

— Attendez un peu, me dit-elle.

« Pour lors, elle passa dans une autre chambre qui n’était séparée que par un rideau, de celle où nous étions. J’entendis retentir une sonnette et des pas légers crièrent sur le parquet…puis, ce fut un autre bruit bien plus…n’importe quoi !… Un lacet de soie

qui allait et venait avec vitesse…et moi j’étais là sur mon fauteuil rembourré, immobile comme au port d’armes.

« Pour lors, au bout de quelques minutes, le rideau s’ouvrit et la princesse reparut toute vêtue de blanc ; elle portait une robe sans façon d’une gaze légère : c’était comme qui dirait un joli oiseau couvert de duvet blanc. Je devais avoir l’air plus hébété qu’un dromadaire frappé par la foudre et qui reste debout par habitude !

— Maintenant, dit-elle, causons…

« Je soufflai comme un cachalot.

— Oui, causons, que je lui réponds…

— Avez-vous été à Constantinople, me dit-elle ?

— Mais oui, princesse…

— D’abord, je ne suis pas princesse : je m’appelle Léona, et vous pouvez me donner ce nom.

— Eh bien, madame Léona, je connais un peu la ville dont vous parlez…c’est une fameuse ville, allez ! où les femmes ne sont guères visibles…c’est même très dangereux de les regarder.

— Je sais : j’ai lu tous les livres qui parlent de la Turquie, et je veux à toute force voir ce pays-là. Ainsi, ajouta-t-elle, c’est convenu : dans trois jours il y a un navire qui fait voile pour la ville magnifique où vous allez m’accompagner…. Mais…j’ai autre chose à vous dire, et c’est très délicat : il faut que je sois sûre de votre discrétion, et c’est parce que vous m’avez inspiré une grande confiance à première vue, que je vous ai appelé.

— Parlez, lui dis-je, madame Léona ; c’est à la vie à la mort !

— Eh bien — plus tard je vous dirai peut-être pourquoi — du moment que nous aurons mis le pied sur le navire, vous m’appellerez votre sœur, entendez-vous ?

— Oh !..certainement…je vous appellerai…ma sœur, et…

— Et je vous dirai : mon frère !

— Comme vous voudrez…alors, quand nous serons en route, vous me raconterez…ce que vous voudrez, car ça m’intrigue diablement !

— Vous m’avez promis une discrétion absolue, dit-elle me jetant un regard à damner un saint…prenez garde !

« Je devenais bête à faire plaisir ; cette femme-là me faisait tourner comme une toupie d’Allemagne. Je la quittai tout bouleversé : ça avait autant l’air d’un rêve que d’autre chose. Quand je me trouvai dehors, je commençai à me remettre et je me fis le raisonnement suivant :

« Pour lors, que je me dis à moi-même, voilà une aventure assez drôle…voyons la chose : je me promène tranquillement ; je vois une femme qui fait retourner tout le monde ; bon : je la regarde, elle me regarde ; bon : mais voilà qu’elle me fait signe…je la suis…j’entre chez elle, fier comme un paon et j’en sors bête comme une oie ! De but en blanc, elle me dit qu’elle m’a choisi pour la conduire à Constantinople…en qualité de frère !..mais ça devient fabuleux, que je me raisonne ; elle est peut-être timbrée la princesse…ou madame Léona…. Enfin, n’importe, ça aura une fin comme toute espèce de chose ; nous verrons ; en attendant, je me fais l’effet d’être un peu dans les…n’importe quoi…

« Pour lors, vous autres qui êtes là à m’écouter, qu’est-ce que vous pensez de tout ça ? je parie qu’il n’y en a pas un seul qui devine la fin…

— Oh si, moi je parie que je la devine, dit le lycéen.

— Ah ça, il faut que tu aies le front assez bronzé, mon petit, pour appeler ça deviner ; tu as assez entendu l’histoire pour la savoir par cœur.

— Moi, dit un autre, voici mon idée : Quand vous êtes arrivés tous les deux en Turquie, elle vous a épousé, vu qu’elle ne pouvait peut-être pas le faire en Suède.

— Cette opinion-là me flatte excessivement, répondit le troupier en se redressant ; mais elle est très fausse.

— Alors, dit un autre, puisque vous l’appelez l’Odalisque, c’est que vous l’avez vendue au sultan ou qu’il vous l’a volée.

— Ça n’est pas encore ça, mon brave ; d’abord, je vous prie de croire que je ne suis pas homme à agir de la sorte et je ne l’aurais pas pu pour deux raisons : la première, c’est qu’elle n’était pas à moi ; la seconde, c’est que j’aurais mieux aimé la garder pour en faire mon épouse !

— Tiens, tiens, tiens…c’est joliment raisonner ça, dit le lycéen.

— Pour lors donc, personne ne devine ? une fois, deux fois…

Je vous dirai la fin un autre jour.

Un hourra de réclamations fut poussé par le cercle des auditeurs et le troupier fut serré de près par les curieux.

« Pour lors, dit le père la Langue qui n’avait jamais pu débuter que par ces deux mots, vous vous attendez probablement à une fin terrible ou extraordinaire ; vous allez être joliment trompés, car ça finit bien bêtement…pour moi qui vous parle. Figurez-vous que j’ai joué dans tout cela le rôle le plus aplati qu’il soit possible de voir…c’est bien le cas de dire que les malins sont des sots, allez ! je continue :

« Pour lors donc — c’est humiliant à raconter — enfin, au jour dit, nous embarquons ; c’est bon…le plus beau tems du monde pendant toute la traversée…c’était : mon cher frère, par-ci, ma chère sœur, par-là, un tas de singeries que je ne voudrais pas recommencer pour des épaulettes de général, quoi ! Bref, nous arrivons, après pas mal de quolibets sur notre parenté qui paraissait singulière, vu la différence de physique. Après cela — pour la satisfaction particulière de mon amour-propre — je vous dirai…ou plutôt, je ne vous dirai rien : j’ai fait un serment ! Assez causé…nous allâmes donc loger dans un hôtel superbe. An bout de deux jours que nous étions là à mener une vie de rentiers, ma Suédoise disparut en me priant, par un billet, d’attendre quelques jours de ses nouvelles.

Faut vous dire que l’argent ne manquait pas. En attendant, je m’amusais à visiter la ville, le port, les monuments et toutes les curiosités. Un beau matin, comme j’allais me lever, je vois entrer dans ma chambre un moricaud habillé de rouge, galonné sur toutes les coutures ; derrière lui marchait un autre individu habillé assez pauvrement. Le noir me fait signe de me lever, ce que j’exécute en trois tems, plus ou moins. Alors mon grand galonné se retourne vers l’homme qui le suivait et lui fait un signe. Tout ça commençait à me paraître assez original. L’individu s’avance donc vers moi en croisant ses bras sur sa poitrine et en se prosternant jusqu’à terre ; moi, je le salue militairement et j’attends immobile.

— Chrétien, me dit-il, tenez-vous beaucoup à votre tête ?

— Est-ce que vous comprenez aussi l’allemand de Constantinople ? glissa l’incorrigible.

— Le susdit, cette fois, parlait français : c’était l’interprète de l’autre, moulin à paroles !

« Pour lors, je lui réponds : Vous me faites là, mon brave, une drôle de question…j’y tiens énormément, et, ça me paraît assez naturel.

— Alors, qu’il me répond, vous avez le droit de rester encore vingt-quatre heures dans ce pays-ci. Une minute plus tard, le messager que voici vous apporterait un cordon en soie pour vous passer autour du cou !

« Je commençais à trouver ces façons-là un peu cavalières, et la cravate en question ne m’allait pas du tout :

— J’aime beaucoup votre pays, que je réponds ; mais, je vais filer en double, vous pouvez compter là-dessus. Seulement, est-ce que je ne pourrais pas savoir, sans indiscrétion, d’où me vient cette politesse ?

« Alors, l’interprète se tourna vers le moricaud rouge et lui dit quelques mots respectueusement. Celui-ci me tendit alors une manière de parchemin où il y avait un grand cachet et un ruban superbe. Je pris la pancarte et je vis un tas de barbouillages en zigzag, qui me troublaient la vue.

— Qu’est-ce qu’il y a là-dessus, que je demande à l’interprète ?

— Il y a en vingt lignes ce que je vous ai dit en quelques mots, me répond le porte-parole. Ce parchemin est l’ordre en question obtenu à la demande de la première Odalisque, Léona !…et les deux hommes se prosternèrent à ce nom ; après quoi, sans me regarder, ils s’éloignèrent lentement et me laissèrent hébété.

« Ainsi donc, j’étais fait ! Léona, à ce qu’il paraît, n’avait eu qu’à se montrer devant le sultan pour avoir le premier rang parmi les Odalisques…et moi !…

— Oh ! père la Langue, quel pied de nez, hein ?

— Oui, mes enfans, on appelle ça les vicissitudes des choses humaines ! c’est une phrase que j’ai entendue d’un philosophe troupier qui en a vu de toutes les couleurs.

« Pour lors, j’avais juste le tems de me lamenter une heure ou deux, de préparer mes paquets, de faire signer mes papiers, et de retenir mon passage. J’avais bien vingt-quatre heures, mais j’aimais autant n’en prendre que vingt-trois et même moins, de peur d’une erreur à l’horloge du moricaud, ce qui m’aurait procuré la cravate du pays, qui serre un peu ! Par malheur il n’y avait en partance, pour le jour même, que le navire qui nous avait amenés. Je n’avais pas plus de motifs d’aller en Suède que partout ailleurs : je faisais à cette époque-là le métier de coutelier, tantôt d’un côté tantôt de l’autre.

« Pour lors, je m’embarquai en double et nous étions déjà loin le lendemain matin. Pendant la traversée, je devins d’une tristesse étonnante pour mon caractère : faut vous dire que j’avais pris la chambre de Léona et que ça me faisait un drôle d’effet…il me semblait la voir dans tout ce qu’elle avait touché…je trouvai dans un coin de sa chambre un petit mouchoir de batiste comme elle en avait…. Eh bien, vous direz ce que vous voudrez, mais cela me fit plaisir et chagrin en même tems. J’ai été quelquefois près de pleurer, moi ! Et oui donc ! pourquoi que je ne le dirais pas ?… Tant qu’elle avait été là, J’étais comme qui dirait tantôt attiré, tantôt repoussé par un je ne sais quoi qui m’occupait. Quand je me vis seul, foi d’honnête homme, je ne sais pas ce qui se passa dans mon individu ! Au fond elle était si bon enfant ! Et puis c’était son idée de devenir odalisque !…Gredin de sultan, que je me disais…j’ai donc été son cornac à ton profit ! Dieu de Dieu ! si j’avais su ça !… Enfin, c’est fini.

« Pour lors, mes enfants, ma traversée fut triste : j’usais les journées à penser à Léona qui était si belle malgré son idée originale d’être odalisque !

« Au bout du compte, elle m’avait demandé un service ; je lui ai rendu ce service : elle ne me devait rien. Les femmes, voyez-vous, c’est comme qui dirait…. Voyons, lycéen, fais-moi une comparaison ?

— Eh bien, les femmes c’est comme les girouettes !

— Mauvais, mon fils : les girouettes, ça tourne au vent, mais c’est toujours la même évolution.

— Moi, dit un autre, je crois que c’est comme les feuilles sèches : ça va au hasard.

— C’est pas encore ça.

— Alors, dit un troisième, c’est comme les rêves : ça promet beaucoup et ça tient très peu.

— Ça ne m’a pas l’air d’être juste.

— C’est comme les sauvages, dit un autre : ça vous court après quand on a l’air de fuir, et ça se sauve quand on s’y acharne !

— Voilà qui n’est pas mal ; mais il y a quelque chose à redire.

— Alors, pour le dernier coup, hasarda un autre, c’est comme une loterie : ça donne toujours des espérances.

« — Pour lors, moi, dit le troupier, je crois être plus vrai que tout cela : la femme est un composé qui tient de Dieu et du diable.

— Ainsi donc, dit un des compagnons de St.- Denis, voilà la fin de l’histoire, père la Langue. Savez-vous que c’est une aventure extraordinaire…et, est-ce qu’elle est vraie ?

— Que trop ! mon brave, que trop ! Mais ce n’est pas là tout ; il y a encore la fin de la fin qui n’est pas longue.

— Bah ! dit le lycéen, je ne sais que jusque là, moi ; vous aviez donc gardé un morceau pour une autre occasion ?

— Oui, mon fils ; c’est si peu gai, que je vais finir vite :

« Pour lors, au quinzième jour de la traversée, le capitaine me fit appeler dans sa chambre.

— Voilà, me dit-il, une lettre qu’on m’a chargée de vous remettre au bout de quinze jours de mer ; j’ai promis de le faire et je suis exact.

Je pris la lettre, je m’enfermai dans ma chambre, l’ex-chambre de Léona, et je lus :

« Mon bon frère : Depuis longtems je voulais faire partie des Odalisques, à Constantinople. C’est une idée peut-être extraordinaire ; mais si jamais je suis fatiguée de cette position vers laquelle l’ambition et la curiosité m’ont entraînée, je saurai bien en sortir. Je vous aime pour le service que vous m’avez rendu de m’avoir accompagnée. J’étais riche à millions ; J’ai été mariée pendant quelques mois à une bête brute qui m’a jetée dans la boue de la misère dont je suis sortie plus tard. Il est mort, Dieu merci ! et je suis libre. La Turquie a toujours été mon rêve et je veux le réaliser. Adieu…peut-être un jour nous rencontrerons-nous ; jusque là, je penserai toujours à vous comme je vous prie de ne pas m’oublier. »

« Et voilà, dit le troupier ému malgré lui, ce qui me reste de cette femme extraordinaire que je n’ai jamais revue :

Et il fit voir à ses auditeurs un papier jauni par le tems et un petit mouchoir brodé.






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