Deuxième partie : Le Retour
I
Les Rêves d’un homme éveillé
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Quels sont ces quatre cavaliers qui s’avancent sur une assez belle route bordée de grands arbres à l’épais feuillage ? Les deux premiers montent de superbes chevaux marchant au pas l’un après l’autre. Celui de droite est noir comme le corbeau ; celui de gauche, d’un blanc éclatant. Le second surtout paraît un cheval de race : ses jambes nerveuses frappent le sol de coups secs et réguliers ; sa tête petite, aux yeux brillants et aux nasaux ouverts, est pleine d’intelligence, et les flots onduleux de sa longue queue arrondie avec grâce donnent à tous ses mouvements cette belle fierté de l’animal de race qui porte orgueilleusement son léger fardeau.

On voit encore au loin, en plongeant le regard sur le chemin que nos cavaliers ont parcouru, les clochers d’une grande ville. On entend encore ses derniers bruits apportés par le vent.

Le cavalier au cheval blanc porte fièrement la tête. La joie et l’espoir animent son visage de ce coloris brillant qui n’a pas de nom. Sa belle taille ressort gracieuse sous un élégant costume juste et bien coupé. Le panache de son chapeau ondule au vent. Tout rappelle en lui la martiale tournure et la fière tenue du roi béarnais marchant au combat. Son compagnon moins grand de taille est, comme nous l’avons dit, monté sur un cheval noir d’une race moins pure quoique belle. Homme et cheval semblent faits l’un pour l’autre : trapus et forts tous les deux, ils semblent défier les hésitations de la fatigue. Ceux qui suivent à quelque distance observent une ligne de démarcation qui indique leur rôle secondaire.

Le tems est beau ; le ciel bleu ne roule que quelques nuages transparents qui glissent silencieux, comme la blanche voile que pousse une douce brise à l’horizon. C’est l’heure des molles pensées, des rêveries qui quittent la terre, des espoirs qui caressent le cœur comme le chant de la voix aimée. C’est aussi l’heure où ceux qui souffrent voient comme une ironie amère dans les sourires de la nature, dans la parure des grands arbres et jusque dans les chants joyeux des oiseaux qui trouvent leur pâture dans la main de Dieu.

Laissons cheminer les quatre voyageurs, puisque la terre et le ciel leur sourient ; et, curieux comme tous les fils d’Eve, courons vers les événements de notre récit, comme nous courons chaque jour vers ce but inconnu dont chaque étape est pour nous un jour de moins à compter.

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Depuis que nous avons quitté le presidio, une sorte de triste monotonie est venue s’asseoir au foyer du vieux gouverneur. Angéla n’a plus cette gaîté enfantine et ces chants sans motif que les échos roulaient dans les appartements. Pensive et silencieuse, la jeune fille semble avoir, en quelques semaines, ajouté des années d’été aux aubes de son printems. Souvent elle va, rêveuse et lente, s’accouder à la fenêtre des adieux, comme pour noyer sa mélancolie dans les souvenirs. Qu’est devenu celui qu’elle aime ? Est-il mort là-bas, sur quelque route inconnue…la flèche des Indiens a-t-elle frappé sa poitrine…ou bien, les difficultés du voyage ont-elles seulement retardé son retour ? Va-t-il bientôt revenir le cœur plein des souvenirs du passé si peu loin et de l’espoir du bonheur promis ?… A la fin de chaque journée, quand le soleil décline à l’horizon, la jeune fille plus triste se tait et rêve ; quand le matin renaît tout doré de nouveaux rayons, l’espoir revient aussi, toujours vivace et consolant. Cependant bien des jours se sont écoulés solitaires et uniformes, et rien…rien que cet éternel espoir qui ne s’use pas !

Le vieux don Pedro a aussi des tourments, mais d’une autre nature : chaque jour la garnison turbulente fait quelque mauvais coup chez la tribu indienne qui occupe, aux environs du Presidio, quatre ou cinq villages. Des gaîtés de l’orgie, les soldats et les officiers ont été plus loin : ils enlèvent, comme à la maraude, tout ce qu’ils peuvent trouver appartenant à cette tribu paisible…et encore pis : plus d’une fois la juste jalousie de l’Indien a failli faire verser le sang. Les punitions n’ont jusqu’ici arrêté ces désordres que pour quelques jours. Souvent le Gouverneur reçoit de justes plaintes ; souvent aussi il ne sait qui punir, parce que les coupables ne sont pas connus… Tout cela le contarie et l’affecte ; et l’autorité supérieure peut, informée de ces désordreset de ces vexations, s’en prendre à lui qui se consume en efforts pour les arrêter.

Ainsi, pendant qu’à Mexico, St-Denis languissait dans une prison où ne le retenait que son exagération du point d’honneur, les affaires du Presidio n’allaient guère mieux que les siennes.

Laissons ces ferments de discordes suivre leurs cours, pour retourner quelques instants auprès de notre prisonnier qui attend toujours des nouvelles de Louis Deléry. Un matin donc que St-Denis pensait et attendait comme de coutume, la porte de sa prison s’ouvrit ; un bruit d’armes se fit entendre dans les corridors et un homme de haute taille, simplement vêtu, quoique portant plusieurs décorations sur sa poitrine, entra seul et s’adressant au prisonnier :

— Monsieur de St-Denis, dit-il, vous avez dû être étonné de l’emprisonnement que vous avez subi : vous en ignorez peut-être les motifs ?

— D’abord, monsieur, répliqua St-Denis, à qui ai-je l’honneur de parler ?

— Au duc de Lignarès, vice-roi du Mexique…

— Eh bien, monsieur le duc, si c’est par vos ordres que moi, gentilhomme comme vous, ai été jeté en prison comme un malfaiteur, sans même que vous ayez pris la peine ou de m’interroger ou de me faire connaître les motifs de cet acte inique ; si c’est par vos ordres, monsieur, j’aime mieux être à ma place de prisonnier qu’à votre place de vice-roi, parce que je n’ai pas forfait à la justice et à l’honneur !

— Monsieur de St-Denis, nous sommes gentilhommes, vous l’avez dit…. Et en ma qualité de gentilhomme, je de dois pas répondre à l’insulte que vous me faites…

— Et pourquoi, monsieur ?

— Parce que prisonnier depuis deux mois et demi, et cela sous d’injustes délations, vous avez le droit d’être aigri et sévère…sans cela, monsieur, vous devez savoir que déjà vous en avez trop dit !

— Si je suis victime d’une délation infâme, monsieur le duc, vous devez avoir un regret bien amer d’avoir agi au moins avec légèreté…

— Et vous, monsieur, qui êtes ici un étranger devant moi qui suis le maître, vous avez une grande audace de me parler ainsi !

— De l’audace ! Mais savez-vous, monsieur le duc, que jamais chevalier de St-Denis n’a arrêté dans sa bouche les paroles de sa pensée et que cette habitude est si forte qu’elle me semble toute naturelle…. Vous êtes presque roi, moi je ne suis rien, dites-vous ; que m’importe ? est-ce que la justice et la droiture sont toujours dans le plus haut rang ?

Le vice-roi peu accoutumé sans doute à de pareilles réponses et piqué dans sa fierté castillane, fut sur le point de punir la hardiesse de cet homme obscur qui lui tenait tête ; mais cette pensée d’une vengeance si facile s’effaça bientôt de son esprit, car il avait l’âme grande. Il se tut un instant et semble réfléchir, peut-être au courage chevaleresque du hardi prisonnier, peut-être aux traitements injustes dont St-Denis avait été victime, à une instigation étrangère, il est vrai, mais enfin par ses ordres. Le vice-roi orgueilleux fit place au gentilhomme loyal.

— Je comprends vos paroles, chevalier, dit-il d’une voix adoucie : peut-être à votre place parlerais-je ainsi…mais erreur n’est pas félonie, et je serais fâché que vous pussiez croire qu’il y a eu de ma part une intention de méchanceté ou un despotisme capricieux. Mais ce n’est pas ici que nous pourrons continuer à nous entretenir…

— Holà ! quelqu’un, cria-t-il en se tournant du côté de la porte.

Un officier parut.

— Faites retirer les soldats qui m’ont accompagné, dit le vice-roi ; que toutes les portes soient ouvertes : monsieur est libre !

— Maintenant, Chevalier, fit le duc de Lignarès en se retournant vers St-Denis, veuillez attendre quelques instants en haut, dans la chambre du concierge : je vous enverrai ce qui vous est nécessaire pour paraître dans une tenue digne de vous, car j’ai l’honneur de vous prier de me venir trouver au palais…si toutefois vous me pardonnez…

— Monsieur, dit St-Denis toujours vaincu par la loyauté et la noblesse, je comprends si bien vos regrets et crois si peu à des intentions mauvaises de votre part, que je ne vous demanderai pas d’où sont venues les calomnies qui m’ont frappé dans ma liberté !

— Et moi, Chevalier, quand vous viendrez au palais, je veux vous dire ce que vous ne me demandez pas : on doit bien au moins une explication à un homme injustement puni…et peut-être cela sera-t-il utile.

Le duc de Lignarès était, comme nous l’avons dit, d’une haute taille ; ses mouvements étaient ordinairement brusques et sa physionomie mobile. Des sourcils épais couvraient une partie de ses yeux petits et vifs. C’était un homme accoutumé à commander, grand de caractère, un peu irascible mais sans rancune. Les difficultés de son administration trop souvent troublée par mille et une causes, et à l’intérieur et de l’extérieuré le conduisaient bien quelquefois à errer comme tant d’autres, mais sa loyauté bien connue se hâtait toujours à réparer au plus vite une injustice.

Les ordres du vice-roi ont été exécutés : la conversation se continue dans un cabinet somptueux. Le duc est assis dans un fauteuil de velours rouge au dossier élevé, devant une table ronde couverte de livres et de papiers épars. Il regarde St-Denis avec intérêt, même avec une sorte d’admiration. D’abord il a désiré connaître les détails de ce voyage hardi et les aventures qui l’ont signalé, et notre héros lui a tout conté, sauf son amour. Assis sur un fauteuil pareil à celui du duc, le fier et loyal jeune homme, le corps un peu penché en avant, une main appuyée sur la table, écoute et répond, le regard clair et franc comme celui qui dit vrai. Sa mise est plutôt élégant que riche ; c’est la tenue irréprochable de l’officier, jointe à ce grand air de la porter martialement

— Je vous disais donc, Chevalier, que les embarras multipliés d’une administration comme la mienne, à l’époque agitée où nous sommes, ouvrent malheureusement une issue à mille infâmies qu’on ne reconnaît souvent que trop tard. Il y a ici des hommes de toutes les nations ; c’est une espèce de mer agitée dont chaque vague est poussée en sens contraire.

— Monsieur le duc, je vois bien à quel homme j’ai l’honneur d’avoir affaire et je comprends les difficultés de votre haute position…. Aussi, foi de gentilhomme, je regrette sincèrement l’accueil que j’ai fait à votre visite.

— Et moi,monsieur, je regretterai toute ma vie d’avoir fait souffrir un homme de votre caractère et de votre loyauté. Mais, tenez, pendant que je vous attendais ici, j’ai cherché et trouvé le nom d’un homme au bas du papier que voici et où sont écrits ces mots : « L’autorité est prévenue qu’un espion français du nom de Denis, se faisant appeler chevalier de St-Denis, parcourt les possessions espagnoles pour fomenter des troubles : c’est un homme d’autant plus dangereux qu’il est d’une énergie extraordinaire et d’une constance inébranlable. »

Le vice-roi regarda St-Denis aprés avoir lu ce billet. Le visage du jeune homme était rouge d’indignation ; sa lèvre dédaigneuse et irritée avait de convulsifs mouvements.

— Moi ! dit-il…puis il reprit d’une voix pleine de ce tremblement de l’indignation : Monsieur le duc, vous me direz le nom de cet homme, n’est-ce pas ?

— Tenez, chevalier, je ferai mieux ; je vous donnerai le billet écrit de sa main et son nom est au bas.

— Je vous remercie, monseigneur : vous êtes un homme droit et juste, comme celui qui a écrit cela est un infâme !

— Monsieur le duc, reprit St-Denis après une courte pause, qui donc maintenant a pu vous parler de moi de telle sorte que vous admettiez ce que je suis, malgré la calomnie que vous avez lue ?

— Je vais vous le dire : une heure avant ma visite à votre prison, un homme après avoir violemment forcé l’entrée de ce cabinet contre deux grands laquais, a fait irruption ici et avant que j’eusse le tems de dire un mot, il s’est approché de moi les traits bouleversés et m’a dit :

« Pardonnez-moi, monsieur le duc, et, pour dix minutes, seulement dix minutes, suspendez la colère qu’a excitée justement en vous ma manière d’entrer ici…après ces dix minutes, vous ferez de moi ce que vous voudrez ! » Je ne pus qu’attendre et il continua : « Je m’appelle Louis Deléry, monseigneur ; depuis plus de deux mois un homme de cœur, un gentilhomme comme il y en a peu, languit en prison sans savoir pourquoi. Je suis resté avec lui volontairement, tant que ma patience a duré ; à la fin, je suis sorti et mon compagnon n’avait qu’à vouloir pour en faire autant…mais je vous l’ai dit, c’est un gentilhomme qui mourrait pour un doute s’il croyait qu’il s’agit d’honneur : il a voulu rester ! Moi, une fois dehors, j’ai fouillé, cherché, demandé, je me suis battu deux fois, j’ai remué ciel et terre et j’ai fini par apprendre que, sur une délation infâme à laquelle peut-être le gouverneur du Texas n’est pas étranger, vous avez ordonné l’incarcération de M. le chevalier de St-Denis, un homme, monsieur le duc, que j’aime plus que moi-même, que je vénère comme le symbole de la loyauté et de l’honneur ! Alors j’ai voulu vous voir ; deux fois j’ai été assez brutalement écarté ; la troisième, j’étais décidé à tout…et me voilà ! »

— Brave et digne cœur ! dit St-Denis…

— Cette brutale franchise, reprit le vice-roi, m’a plu et j’ai répondu à votre ami que sur l’heure je me rendais moi-même auprès de vous. Vous le trouverez aujourd’hui chez le commandant militaire.

— Oh ! monsieur le duc, dit St-Denis, Dieu a donc créé deux sortes d’âmes : des âmes d’élite et des âmes de boue ! Voilà un homme qui, pour de l’argent peut-être, se fait infâme et me fait jeter en prison…voilà un autre homme qui brave tout pour m’en faire sortir. Adieu, monsieur le duc ; je me souviendrai de vous : si le vice-roi s’est trompé, le gentilhomme a noblement réparé son erreur !

— Chevalier, je vous ai parlé du commandant militaire ; allez chez lui ; vous y trouverez deux chevaux que je vous prie d’accepter comme un gage de ma haute estime pour votre personne. L’un de ces deux chevaux est d’une belle et fine race ; il est blanc. L’autre d’un noir de jais, quoique moins fin, a d’excellentes qualités : il est infatigable…qu’il serve à votre ami, car je pense bien que vous partirez ensemble.

— J’accepte votre présent, monsieur le duc…et, avant de vous quitter, je désire que vous connaissiez les motifs de mon voyage. Le Gouverneur de la Louisiane, M. de Lamothe Cadillac, désirerait nouer des relations avec les possessions espagnoles, pour le commerce surtout qui aujourd’hui, dans la position où se trouve la colonie, est d’une importance capitale. Nulle part je n’ai reçu de réponses favorables. Comme le portent mes ordres, je dois agir avec la plus grande discrétion et mon rôle est plus difficile que celui du général à la tête de ses troupes…

— Chevalier, voulez-vous mon avis : dans la position des gouvernements qui ont sur ce vaste continent chacun un morceau de territoire, il serait à désirer que des relations d’amitié et de commerce libre s’établissent ; mais la question politique domine et arrête tout, parce que rien n’est assis, que la méfiance et l’ambition. Votre mission sera absolument inutile dans les résultants qu’en attend votre gouverneur.

— C’est mon opinion maintenant, monsieur le duc. Aussi, vais-je retourner à la Mobile pour rendre compte ; je ne m’arrêterai qu’au Presidio del Norte : don Pedro de Villescas qui y commande est un homme que j’aime et que je serais heureux de revoir !

Don Pedro de Villescas, disait seulement St-Denis ; mais une voix bien plus douce que celle de ses lèvres murmurait sans doute un autre nom…






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