Deuxième partie : Le Retour
II
Suite de plusieurs commencements
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Cependant la tribu indienne ne pouvait plus supporter les vexations des soldats et des officiers de la garnison. Vers le milieu de la nuit les anciens s’étaient assemblés dans la plus grande cabane et avaient arrêté une décision extrême qui, en quelques heures et, sans qu’il en transpirât rien, fut communiquée aux cinq villages du Presidio. Ce jour-là, comme pour favoriser le projet des Indiens, toute la garnison fut retenue par un ordre du jour relatif à des changements militaires.

Pendant que tout cela se passait à l’établissement espagnol du Rio Bravo et dans ses environs, St-Denis et son ami, suivis de deux guides à cheval fournis par le vice-roi du Mexique, avaient déjà fait bien du chemin, étant montés, comme nous le savons, sur d’excellents chevaux. Ce sont les quatres cavaliers que nous avons laissés cheminant sur la route, dans le chapitre précédent. Le lecteur les avait sans doute reconnus au portrait que nous en avons tracé. Depuis que nous les avons quittés, ils ont dépassé Caouis où ils se sont arrêtés un jour, pour prendre un long repos, eux et leurs chevaux. Puis ils sont repartis de Caouis et s’avancent en ce moment, par un chemin difficile, de cette place au Presidio del Norte. Laissons-les marcher encore et revenons à cette tribu indienne dont les anciens viennent de prendre une résolution que la suite nous fera connaître.

La nuit est venue. Chaque cabane des villages indiens présent un aspect inaccoutumé. Des paquets sont déposés çà et là. Les femmes attachent leurs enfans dans ces grands paniers tressés qu’elles vont porter au dos comme des hottes. Les hommes ne prendront que quelques légers bagages et leurs armes. Tout est prêt. De chaque seuil, un regard est fixé au ciel, comme pour y chercher un augure ou un signal. Qu’attendent ces hommes ? où vont-ils ?

Une étoile a paru. Aussitôt les mêmes mouvements se font d’un bout à l’autre des villages… Les paquets sont enlevés ; les paniers à enfans sont attachés au dos des mères, au moyen de longues courroies…et, de chaque cabane, à la même minute, sortent, silencieux et tristes, les hommes, les femmes et les enfans assez forts pour la marche. Tous convergent vers le même point, sans se presser mais sans s’arrêter. C’est une marche nocturne au silence lugubre…et si cette scène était tout à coup éclairée sur tous ses points par mille torches ardentes, l’observateur placé au faîte d’un arbre, se prendrait à tressaillir, à pleurer peut-être, à la vue de cette scène douloureusement fantastique.

Comme les enfans de l’antique Messénie devant le décret de Lacédémone, les Indiens de la tribu fuient devant les persécutions sans cesse renouvelées de leurs incommodes voisins. Abandonnant leurs antiques foyers, ils vont chercher ailleurs un lieu plus tranquille où élever leurs tentes d’un jour. Résignés aujourd’hui ou trop faibles contre la tyrannie, peut-être un jour appelleront-ils à leur aide la vengeance et les représailles cruelles…. Peut-être des hommes qu’ils ne connaissent pas à cette heure seront-ils frappés par eux, pour le mal qu’ils reçoivent aujourd’hui ! C’est ainsi qu’on excite toutes les mauvaises passions de l’homme…c’est ainsi qu’on jette, dans les sillons de l’avenir, la semence des plantes vénéneuses qui plus tard donneront la mort !…

Ils s’éloignent. Les ténèbres de la nuit jettent leur voile épais sur cette marche triste et silencieuse. Suivons-les quelques instans. Les rangs ont été pris : les femmes devant, portant les petits enfans et tenant à la main les plus forts, puis les hommes avec leurs armes et quelques bagages. Les cinq villages qu’ils abandonnent ne sont pas éloignés les uns des autres. L’étoile qui, du firmement, leur a donné à tous le même signal, ils ne la verront plus se lever du seuil de leurs cabanes, comme une visiteuse fidèle.

Tous sont enfin réunis en un même lieu ; ils se rangent en cercle, les femmes dispersées çà et là à quelques pas avec les enfans. Le plus vieux cacique s’avance alors au centre du cercle des hommes ; le plus profond silence règne. Le vieillard étend les mains par-dessus les têtes qui se baissent un moment…et il dit :

« Grand-Esprit, donne la lumière à tes serviteurs : les hommes blancs nous persécutent ; nous ne sommes pas assez forts pour les combattre et nous ne pouvons nous venger parce que leur colère se tournerait contre nos femmes et nos enfans… La terre où nous sommes ne veut plus de nos pas…guide-nous vers un lieu plus hospitalier !

« Hommes de la tribu, séparez-vous en deux bandes : la première ouvrira la marche, puis viendront les femmes et les enfans, et la seconde bande des hommes marchera derrière. »

L’ordre fut exécuté ponctuellement et les exilés reprirent d’un pas lent le chemin d’une autre terre…inconnue.

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Le lendemain de cette nuit néfaste, don Pedro de Villescas ignorant comme tout le monde ce départ général de la tribu, sortit seul d’assez grand matin, comme il faisait depuis quelque tems, pour chercher une distraction aux soucis de son administration. Il y avait autout de sa maison un vaste jardin entouré de pieux verticalement alignés, blanchis à la chaux ; au fond de ce jardin une porte ouvrant sur la prairie. Un petit kiosque vert s’élevait au bout d’une longue allée toujours ombragée par une tonnelle couverte de fleurs grimpantes. Ce kiosque était pour le vieil hidalgo une sorte d’oasis comme séparée des affaires sérieuses : c’est là qu’il faisait sa lecture du matin, car don Pedro était un savant homme aimant les lettres et les arts. Une bibliothèque choisie selon ses goûts en littérature, garnissait les murailles légères du joli salon de ce kiosque. Les deux fenêtres de ce paisible lieu de retraite étaient encadrées des vertes guirlandes de plantes montantes, à la douce odeur. Cette coquetterie dont la nature faisait les frais, était due aux soins d’Angéla qui seule avait le droit de monter au kiosque, auprès de son père. Une galerie circulaire courait autout de ce petit bâtiment, de manière qu’on y trouvât toujours de l’ombre et un peu de fraîcheur, excepté vers midi, heure consacrée à la sieste. Une belle longue-vue reposait sur un petit guéridon à côté d’un volume du Tasse et d’une bourse inachevée, ouvrage de la belle Espagnole. C’était là un de ces petits intérieurs frais et gais, éloigné des tracas communs de la vie ordinaire…c’était comme la place du cœur où se réfugie la pensée, pour y trouver de douces images. Depuis quelque tems, la rêveuse jeune fille y venait plus souvent que de coutume. Parfois elle restait là de longues heures, la longue-vue braquée sur la route, aussi loin que l’instrument pouvait conduire ; mais, comme dans le conte naïf de la Barbe-bleue, Angéla ne voyait rien venir, si ce n’était la poussière du chemin poussée par un vent frais. Comme de coutume, elle plongeait au loin, lorsque son regard un instant détourné tomba du côté des villages devenus solitaires ! D’bord elle ne comprit pas parfaitement d'où pouvait provenir cette absence totale de mouvement et de vie accoutumée. Tout était solitaire ; on ne voyait s’élever aucune fumée des toits indiens. Angéla se recueillit un instant, se rappela toutes les scènes passées et ses yeux s’ouvrirent à la triste réalité. Elle comprit que ces hommes étaient partis avec famille et bagages pour chercher au hasard un port plus tranquille. Le Gouverneur lisait attentivement, le dos tourné à la fenêtre du kiosque où sa fille s’était accoudée. C’était une chose très sérieuse à cette époque qu’une fuite semblable. Ces Indiens, par leur travail, par la pêche, la chasse et encore plus par leur présence, étaient d’une utilité immense aux habitans que le vieux monde y versait. Chaque établissement nouveau cherchait par tous les moyens à attirer les naturels du pays dans son voisinage, et ceux qui auraient longtems vécu tranquilles au Presidio sans les vexations de la garnison, venaient de quitter cette place !

— Mon père, dit la jeune fille, fesant un effort sur elle-même, on ne voit rien là-bas, du côté des villages indiens…

— C’est qu’il y aura eu grande chasse aujourd’hui, répondit don Pedro.

— Mais mon père ! on ne voit pas de fumée au-dessus des cabanes et tout semble ouvert et abandonné.

— Serait-il possible ! s’écria le vieillard en se levant brusquement…. Il prit la longue-vue des mains d’Angéla et la dirigea vers le lieu connu, habité par la tribu.

Il n’y avait pas à en douter : on ne voyait pas une âme, pas un feu !

— Ils sont partis, dit-il…et c’est à moi qu’on s’en prendra…puis il descendit sans dire un mot de plus.

Au même instant, le cœur de la jeune Espagnole bondit ; elle pâlit et rougit tour à tour en une seconde :

Elle avait aperçu au loin, sur la route, deux cavaliers venant au galop. L’un d’eux portait à son chapeau une longue plume flottant au vent, s’abaissant et se relevant tour à tour sous l’impulsion du galop cadencé. Dans ce cavalier encore éloigné, son cœur avait reconnu celui que reconnaît toujours le cœur de la femme qui aime ! Dès lors son regard fut comme celui du chasseur dont l’oeil suit au loin le vol de l’oiseau qui fuit ou s’approche. Elle appuya la main sur sa poitrine pour y comprimer des battements trop forts. Les cavaliers avançaient toujours. Angéla vit alors que le cavalier à la plume flottante avait un bras en écharpe et guidait d’une seule main son cheval ardent. Le galop s’entendait déjà, quoique le vent courût obliquement.

— Oh ! mon Dieu ! dit la jeune fille.

Le cavalier était déjà près. La bride de son cheval était entre ses dents et de sa main valide il agitait en l’air son chapeau, en signe de salut et de bon retour.

Angéla descendit rapidement les quelques marches du kiosque, pour aller à la rencontre du bel enfant prodigue…






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