Première partie : La Mission
V
Le Premier Bonheur de la Vie
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Il est une route bien douce à parcourir quand on est à deux et qu’on avance, l’un près de l’autre, du même pas. Les plus petits riens de ce pèlerinage enchanté ont un charme sérieux et un attrait irrésistible…. L’horizon se colore, à chaque heure du jour, du prisme doré de l’espérance…on aime les sites animés et surtout les sentiers déserts ; le bruissement du feuillage et le chant mélancolique des bardes ailés…. La fatigue y est inconnue et le repos n’est pas nécessaire. les autres routes de la vie sont toujours trop longues : celle dont nous parlons parait toujours trop courte…. Peu importe la saison : que les fleurs du printems y naissent, que les fruits de l’été y mûrissent ou que les neiges de l’hiver y tombent, blanches et silencieuses, cette route est toujours belle, toujours aimée, toujours regrettée plus tard, quand on en a dépassé le terme.

Cette route, c’est l’heure où l’on aime, où l’on est aimé ; c’est la seule qu’on regrette, au grand jour des adieux, de toutes celles qui ont sonné dans l’existence.

— Dans quelques jours il me faudra partir, Angéla, disait Dt-Denis…. Je suis si heureux depuis que votre noble père a serré ma main en m’appelant son hôte, que le reste de mon voyage sera bien triste !… Mais non : votre pensée soutiendra mon courage ; mon cœur sera patient et fort puisque votre image l’habitera…. Et puis quand je serai de retour…si je reviens…je demanderai à votre père de me donner son trésor !

— Oh ! vous reviendrez, et bientôt…et jusque là mes jours, à moi, ne seront pleins que de vous…nos pensées se rencontreront malgré les distances, et à votre retour…nous serons heureux !

Et à ces derniers mots, la voix de la belle Espagnole s’éteignit en un suave murmure, comme la brise légère sur un lac tranquille.

Leurs cœurs et leurs pas étaient à l’unisson de cette sympathie harmonieuse et complète qu’on appelle amour, ce premier…et peut-être ce seul bonheur de la vie.

La gloire exalte l’amour-propre ; l’ambition trouble l’esprit en tendant outre mesure les cordes de la volonté ; la richesse ne procure que les jouissances du bien-être matériel ; l’amitié s’use au frottement des événements de chaque jour ; le sentiment paternel et le sentiment filial s’amoindrissent par les distances et par le tems…mais l’amour, seul acte complet de la vie, qu’on a si injustement appelé le sentiment égoïste, l’amour est le seul éclair de bonheur complet qui fasse pressentir ici-bas l’étendue infinie du bonheur d’un monde plus heureux.

Depuis plusieurs semaines, St-Denis, pris en affection par le vieux gouverneur espagnol qui retrouvait, dans le jeune officier français, le caractère chevaleresque, loyal et grand de sa jeunesse à lui ; St-Denis, dison-nous, était complètement heureux. La double nature généreuse de ces deux nobles et vertueux enfans s’était fondue en une seule, à la flamme chaude et vivifiante d’un premier amour. Ils avaient trop de respect d’eux-mêmes et de trop enivrants espoirs, pour avoir effleuré l’ombre d’une pensée qui pût ternir l’auréole pure et blanche de leur bonheur présent et de leurs félicités futures.

Le bon vieillard se souvenait parfois du rêve de sa fille ; il pensait à cette heure qu’il n’aurait peut-être pas besoin de la cour brillante de Madrid, pour y trouver un second enfant. Le tems de cet amour où le cœur seul a part, jusqu’à l’heure de la sanction du monde et de la bénédiction du ciel, s’écoulait si vite et si plein, que le jeune officier ne songeait pas à ouvrir son cœur au vieil hidalgo. Et puis, il n’était pas au bout du voyage dont il avait à rendre compte, et il espérait que d’autres circonstances venant encore à resserrer les liens d’estime qui les unissaient, le vieillard et lui, il pourrait alors demander le droit de l’appeler son père. Quelques jours après les douces paroles échangées entre les amans, don Pedro fit appeler St-Denis dans son cabinet. Le vieillard tenait à la main la réponse à sa missive. Il semblait triste et abattu. Il tendit la main au jeune homme, le fit asseoir près de lui et resta quelques instans silencieux.

— Chevalier, dit-il enfin, j’ai une triste nouvelle à vous annoncer… En réponse à ma missive, le gouverneur de Caouis a envoyé ici vingt-cinq cavaliers chargés de vous escorter jusqu’à son gouvernement…ou plutôt — je ne vous cacherai point les termes de sa réponse — ces vingt-cinq hommes ont reçu l’ordre de vous amener au Gouverneur. Ils sont arrivés cette nuit au Presidio.

St-Denis impassible écoutait le vieil hidalgo, sans témoigner ni surprise ni colère. Il voyait que ces paroles fâcheuses ne sortaient qu’avec peine de la bouche du vieux commandant. Un autre peut-être se fût rebellé contre cet acte de tyrannie et ne s’y serait soumis que forcé par la violence ; peut-être encore aurait-il fui. St-Denis, lui, se souvenait d’un mot sacré qui devait effacer toute question personnelle, toute difficulté : sa mission.

C’était un homme que la mort seule eût pu dégager de sa parole. Comme l’a dit un historien plein d’avenir et que l’imagination n’a pas emporté : « St-Denis était une âme de chevalier dans un corps de fer. Aucune entreprise ne paraissait impossible à son audace ; ancun revers ne pouvait ébranlait sa persévérance. Certes, il ne fallait pas être un homme ordinaire pour oser, à cette époque, aller deux fois de la Mobile à Mexico, par terre, et en revenir par la même route, au travers de tant de dangers et d’obstacles sans nombre ! »

— Seigneur don Pedro, répondit St-Denis, je ne sais ce qui m’attend ni en chemin, ni à Caouis, ni ailleurs, tant que je n’aurai pas achevé mon voyage. Si je voulais dire un mot, de ces vingt-cinq cavaliers, pas un peut-être ne retournerait à Caouis pour y porter une réponse ! Mais je ne songe pas un instant à faire résistance à l’exécution de cet acte arbitraire : mon voyage a un but, je le poursuivrai jusqu’au bout. Je ne suis pas ici le chevalier de St-Denis ; je suis un homme que la confiance du Gouverneur de la Louisiane a choisi pour remplir une mission, et, à moins que je ne meure, je la remplirai, sans crainte et sans reproche, comme il convient à un chevalier français !

— Partez donc, brave et fidèle jeune homme…heureux le chef qui a de tels cœurs à son service ! Dans quelque position que vous vous trouviez, n’oubliez pas don Pedro de Villescas…et puissiez-vous bientôt revenir au Presidio, pour nous rassurer vous-même par votre présence !

Angéla entrait comme le vieil hidalgo faisait ses adieux à St-Denis. Quoiqu’elle s’attendît à cette séparation, la jeune fille éprouva pendant un instant cette faiblesse de la femme qui aime. Elle alla, brisée, s’asseoir près de la fenêtre où nous l’avons vue pour la première fois. Là, elle prit une paire de ciseaux mignons qui servaient à ses ouvrages délicats et les plongea dans sa chevelure d’ébène. L’acier cria. Pendant ce tems, don pedro rassemblant quelques papiers, s’entretenait à voix basse avec St-Denis qui avait aperçu le mouvement d’Angéla.

— Voilà tout en ordre, dit don Pedro à St-Denis, en lui remettant quelques papiers…maintenant, au revoir, et que notre souvenir marche avec vous, comme le vôtre restera ici !

— Heureux voyage et prompt retout ! ajouta Angéla en se levant, mais forte cette fois, le visage animé et les yeux brillants…. Chevalier, ajouta-t-elle hautement, en jetant sur son père un regard franc et assuré, prenez ceci comme un souvenir et un gage de ma parole sacrée ; seulement, que ce médaillon passe par les mains de mon père avant d’arriver aux vôtres…la fille d’un Villescas n’a rien à cacher !

Le vieillard comprit, reçut le médaillon, et sans l’ouvrir, le remit à St-Denis qui le porta à ses levres :

— Adieu, noble seigneur, dit-il ; adieu dona Angéla ; les jours que j’ai passés auprès de vous sont les plus beaux de ma vie…. Puisse le sort ne m’être pas hostile, et l’heure du retour ne pas se faire attendre, car je serai malheureux loin de vous ! Puisse surtout, ajouta-t-il plus bas, se réaliser bientôt le doux espoir que j’emporte !

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Parmi les Canadiens qui avaient accompagné St-Denis jusqu’au Presidio del Norte, se trouvait un homme que nous avons laissé jusqu’ici dans l’ombre et qui doit en sortir maintenant. C’était un homme de petite taille, d’une force d’hercule, d’un tempérament à tout braver. Sa figure franche et hardie, était ornée d’une forêt de cheveux noirs rudes et bouclés. Il disait avec un légitime orgueil qu’il ne se souvenait pas d’avoir fait un seul mensonge dans toute sa vie d’homme et de jeune homme. Il pouvait alors avoir quarante ans ; mais il les portait comme le commun des hommes en porte vingt-cinq. Il descendait de ces races où les centenaires ne sont pas rares. Cet homme était la probité incarnée : sa parole était mot d’évangile et celui qui la tenait dormait tranquille sur son exécution. Dans ces mille petits démêlés de la vie, on le prenait, de commun accord, pour arbitre en dernier ressort et jamais on n’appela de sa décision. Il s’était pris pour St-Denis, espèce de François I, quant au chevaleresque, d’une amitié sans bornes, et St-Denis, reconnaissant comme toutes les grandes âmes, la lui rendit bien. Aussi, tout en obtempérant aux ordres arbitraires du Gouverneur de Caouis, St-Denis voulut-il emmener avec lui son ami, et quand St-Denis voulait quelque chose, le plus court parti était de ne pas le contrarier. Don Pedro de Villescas avait mis un cheval à la disposition du quasi-prisonnier et St-Denis en avait acheté un autre pour son ami. Le lendemain donc, au point du jour, vingt-sept cavaliers s’éloignèrent du Presidio et prirent la direction de Caouis, vingt-cinq servant d’escorte ou de gardiens aux deux autres.

En s’éloignant de cette maison hospitalière où il laissait une partie de son cœur, St-Denis, poète par l’âme et par conséquent faible contre les peines morales, se laissa aller à de tristes pressentiments ; mais la fermeté de son caractère prit ensuite le dessus…il secoua sa tête chargée de pensées sinistres, comme pour les chasser par ce mouvement, et se retourna pour jeter encore un regard vers cette maison, témoin des plus doux bonheurs qu’il eût goûtés. Les battements de son cœur l’oppressèrent un moment, car il vit, flottant à la fenêtre connue, le mouchoir blanc, dernier signe d’adieu, agité par une main chérie. Il se dressa sur ses étriers, éleva, d’un mouvement plein de grâce, son feutre de voyage surmonté d’une longue plume et lui fit décrire trois courbes lentes chargées de mille pensées. Puis la petite troupe continua son voyage au trot de route.






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