Première partie : La Mission
VI
L’Horizon s’assombrit.
◄   Chapitre V Deuxième partie   ►





Un an s’est écoulé depuis le commencement de ce récit, jusqu’aux événements où nous le conduisons en ce moment. Une longue lacune se trouve entre la scène que nous allons ouvrir et celle qui a clos le chapitre précédent. En tems et lieu nous comblerons ce vide, selon le besoin de notre narration. Que le lecteur franchisse donc avec nous, et d’un seul bond, une distance de neuf cent trent milles, les yeux bandés comme dans un conte mystérieux, et qu’il ait confiance en nous qui lui servirons de guide dans ce labyrinthe. Quand il en sera tems, la lumière lui sera rendue, et, comme avec un immense téléscope, il pourra voir, en se retournant, le chemin qu’il aura parcouru sur les ailes de notre hippogriffe.

La grosse cloche de la cathédrale de Mexico vient de jeter, au milieu de la nuit et du silence, les douze coups vibrants de son battant sonore. Il n’y a au ciel ni lune ni étoiles. La capitale du Mexique est silencieuse. On entend seulement parfois les pas cadencés des patrouilles de nuit et les qui vive des sentinelles. Que se passe-t-il dans toutes ces demeures endormies ou du moins silencieuses ? moins curieux qu’Asmodée, nous ne soulèverons pas les toits de toutes ces maisons : il n’y en a qu’une où nous ayons besoin de pénétrer sans bruit. Voyez-vous là-bas cette masse sombre, espèce de monstre endormi ? on ne peut la voir que parce qu’elle est plus noire encore que la nuit qui l’environne…. En approchant peu-à-peu et en habitant nos yeux aux ténèbres, nous apercevons des ouvertures de distance en distance et, dans chacune de ces ouvertures, nous verrons se croiser un réseau de fer…plus bas, presque au ras du sol, voilà des portes lourdes et épaisses, à en juger par le son qu’elles rendent quand nous les frappons de la main : c’est une prison.

Au moyen des yeux de la pensée, voyons ce qui se passe dans le moins hideux des cachots de cette prison :

Et d’abord nous distinguerons tout au fond, dans l’angle le plus obscur, une sorte de bois de lit élevé d’un pied seulement au-dessus du sol briqueté et recouvert d’une couche épaisse de terre apportée là, peu-à-peu, par les pieds des visiteurs, prisonniers ou geôliers. Auprès du lit se tient presque debout une vieille table que la muraille empêche de tomber ; une chaise du même âge mais qui a l’inappréciable avantage d’avoir ses quatre pieds, élève, comme un hérisson mécontent, ses tresses de paille jadis horizontales. Une cruche à eau gît dans un autre coin, attendant patiemment qu’on se désaltère à son goulot. Nous avons omis de dire que, sur l’espèce de bois de lit dont nous avons parlé, s’étend une manière de matelas ; toutefois, cette omission aurait été bien excusable, vu l’état de galette auquel est réduit la production quelconque qui a eu certainement une épaisseur plus ou moins confortable dans son tems ; nous avons baptisé cela : matelas, faute de dimunitif à nous connu. Quant aux draps et aux autres accessoires que le sybarite a la faiblesse d’employer pour ses heures de sommeil, il n’y en a pas vestige dans l’appartement dont nous faisons l’inventaire.

Sur cette chaise hérissée est assis un homme de notre connaissance, le brave et fidèle ani de St-Denis. Quant à ce dernier, il se promène, nous ne dirons pas de long en large, vu que cette expression et l’idée qu’elle représente n’ont pas le sens commun ; il se promène donc, c’est-à-dire qu’il fait quatre pas peu géométriques qu’il recommence à l’infini, au moyen du retour.

— C’est une singulière chose que notre existence, dit-il enfin en s’arrêtant ; il faut avoir une patience végétale pour rester ici entre quatre murs, comme nous y sommes depuis deux mois !

— Parbleu ! répondit son ami Louis Deléry, qui avait voulu partager la captivité de St-Denis ; on y reste parce qu’on veut bien y rester…autrement, avec les chances de succès que nous avons, nous pourrions être bientôt dehors.

— Et quelles sont donc ces chances de succès ?

— Elles sont telles que, si vous voulez fuir cette nuit, nous n’avons qu’à mettre un pied devant l’autre jusqu’à ce que nous jugions à propos de nous arrêter…et foi de moi, vous n’avez qu’à me suivre : tout est préparé !

— Mon brave ami, reprit St-Denis en regardant le digne Canadien avec émotion, je souffre pour vous de cette captivité, pour vous qui la subissez volontairement…. Quant à moi, il y a longtems que je vous aurais volontiers suivi loin de ces ignobles murailles, si mon honneur n’était pas en jeu !

— Votre honneur en jeu ! vraiment voilà qui me passe ! Nous arrivons au Presidio ; le Gouverneur de cette place nous reçoit et nous traite comme des princes…puis le Gouverneur de Caouis nous fait amener auprès de lui et nous garde pendant un siècle sous mille prétextes. Jusque-là, avec de la patience, il n’y a rien d’extraordinaire. Mais un beau jour il prend à ce Gouverneur le caprice de nous envoyer au vice-roi, à Mexico ! Après avoir été escortés par vingt-cinq hommes, du Presidio à Caouis, nous sommes escortés par vingt hommes de Caouis à Mexico…et, pour notre bonne arrivée en cette maudite capitale, après avoir fait cent quatre-vingt milles, Dieu sait comment, on nous jette en prison comme des malfaiteurs !

Le brave canadien s’exaltait à sa propre colère, en énumérant les injustices dont son ami et lui avaient été victimes.

— Bombarde du Grand Turc ! dit-il, en se levant avec explosion, nous en avons assez,comme cela…la liberté est une belle chose et nous moisirions ici !…mais patience ; c’est peut-être aujourd’hui le dernier jour…et…

Il achevait à peine ces mots, que des aboiements furieux se firent entendre près de la prison : c’était comme deux dogues voulant s’entre-dévorer, mais séparés par une barrière infranchissable ; puis le bruit diminua peu-à-peu et tout rentra dans le silence.

— C’est le signal, dit Louis Deléry…Ecoutez, Charles, il ne s’agit pas du tout d’attendre ici des siècles, que le bon plaisir d’un homme nous ouvre les portes… Il y a longtems que je ménage des intelligences au dehors et au dedans… Dans un quart d’heure exactement ces portes s’ouvriront ; des chevaux nous attendent avec un guide, et en quatre tems de galop nous serons loin !

— Non, mon brave ami, St-Denis ne fuira pas…. Si je fuis, comment remplirai-je ma mission ?

— Et si vous restez, comment le remplirez-vous ?

— Si je fuis, je l’abandonne volontairement ; si je reste, je l’ajourne forcément : je n’ai pas à balancer. Je reste ; vous, Louis, partez puisqu’il n’y a qu’à le vouloir ; peut-être du dehors serez-vous le bras de ma mission, comme ici vous êtes la consolation de mon malheur…

— Je partirai, répondit Deléry après un moment de réflexion ; mais vous entendrez parler de moi…

— Oui, partez, généreux et fidèle ami…bientôt, je l’espère, nous nous reverrons, et alors, je vous le jure, il n’y aura plus ni gouverneur ni prison pour m’arrêter…car, voyez-vous, j’ai là au cœur autre chose encore que mon devoir de chevalier sans reproche ; j’ai là au cœur une image bien chère qui m’appelle, comme le phare de l’horizon appelle le vaisseau que bat la tourmente ! Oh ! Louis, tenez, il y a trop longtems que je comprime en moi une pensée à user la vie…que, pour notre séparation, courte je l’espère, je vous la dise cette pensée :

Et St-Denis s’asseyant sur l’espèce de grabat et se penchant vers Deléry :

— Je vous ai caché cela jusqu’à présent. Il y a au Presidio del Norte une jeune fille qui a mon cœur comme j’ai le sien ici…. C’est une suave Espagnole dont le portrait est impossible pour moi : Angéla de Villescas, la fille du loyal vieillard qui nous a reçus avec une si chevaleresque hospitalité. Oh ! la revoir ! la revoir ! après tant de fatigues, tant de misères…et soixante jours de cachot…peut-être plus !

— Bombarde du Grand Turc, fit en bondissant le Canadien, avec son juron favori, du diable si je serais resté ici quarante-huit heures avec une telle pensée !

— Il le faut, répondit St-Denis avec fermeté, en prenant la main de son ami, au moins tant que j’aurai la possibilité d’espérer une fin utile au bout de mon voyage. Oh ! sans cela, il y a longtems que je serais en chemin pour aller à ses pieds chercher ma couronne ! Et j’aurais dévoré l’espace, augmentant chaque jour ma force à mesure que le bonheur serait plus près…. Vous souvenez-vous, Louis, de ce mouchoir blanc agité dans l’air à notre départ ? Oh ! moi, je le vois encore malgré ces sales murailles : il semble me dire, ce tissu pressé dans ses doigts et qui peut-être a essuyé une larme de ses yeux : « Pars, mais reviens au plus tôt, toi que j’aime, car je t’attends !

— Entendez-vous, Charles, dans une maison voisine, ce tambour d’enfant qui bat la retraite ? cinq minutes encore et la liberté !…Si vous ne me suivez pas, ou vous serez bientôt hors d’ici d’une autre manière ou j’y serai bientôt rentré !

— Non, Louis : ne me tentez pas, c’est inutile ; seulement écoutez-moi : il y a ici plusieurs officiers français ; que, d’une manière ou d’une autre le vice-roi me fasse sortir puisque c’est par son ordre que je suis enfermé…alors je lui demanderai compte de cette conduite indigne, et quand il verra à qui il a affaire…

St-Denis n’eut pas le tems d’achever sa phrase. La porte tourna doucement sur ses gonds huilés ; une main couverte d’un gant vert s’avança dans l’embrassure en faisant quelque appel convenu.

— Au revoir donc, dit le Canadien d’une voix tremblante d’émotion — St-Denis ne répondit pas, mais il ouvrit ses bras avec effusion, et les deux amis s’embrassèrent comme pour un adieu suprême.

— Bombarde du Grand Turc, dit Deléry suffoqué, nous nous reverrons bientôt ;au revoir, au revoir…

Et la porte se referma sans bruit comme elle s’était ouverte.

Quand les rayons du jour pénétrèrent le matin à travers les barreaux de la prison, St-Denis était seul ; étendu sur l’espèce de lit que nous connaissons, il dormait d’un sommeil aussi tranquille et aussi profond que s’il eût été mollement couché dans sa chambre du Presidio, chez le digne gouverneur. Peut-être même dormait-il plus profondément dans la prison, car, sous le toit de Villescas, bien des insomnies d’amour avaient dû ternir ses yeux ouverts, aux heures de la solitude de la nuit.

Huit jours se sont écoulés depuis le départ du Canadien et St-Denis attend patiemment des nouvelles du dehors, car il sait qu’il peut compter sur l’amitié et le dévouement de son ami autant qu’il compterait sur lui-même. St-Denis ne se trompe pas.

Mais ici nous devons, pour quelque temps, abandonner notre héros à son sort, pour jeter ailleurs nos regards curieux. Que le lecteur nous suive donc dans la seconde partie de ce récit où les évènements nous appellent.






◄   Chapitre V Deuxième partie   ►